© 2022 la vie manifeste. All rights reserved.

Désir, Blackness, Clameur

Frédéric Neyrat

« Wélélé Nou (Nos Clameurs) – Monchoachi »
Jacques Coursil, Clameurs

« Et vienne un temps de nuit tacite, où les eaux plus denses descendent : dans les abîmes imperturbés fleuriront les trémies secrètes »
André Gide, Le traité de Narcisse

Positif ou négatif. – « ll nous incombe de faire le négatif » écrivait Frantz Kafka, parce que « le positif nous est déjà donné » [1]. On peut se demander comment Kafka aurait évalué son aphorisme aujourd’hui, où « négatif » est devenu le nom d’un sésame, d’un passe-partout, le signifiant bénéfique de ce qui doit nécessairement nous manquer lorsque nous désirons prendre un train, un café, ou contempler une peinture dans un musée. Car si vous êtes « positif » à un test ayant pour fonction de dépister la présence—ou l’absence—du COVID-19 dans votre corps, votre accès au monde se verra restreint.
Et puisque je convoque les morts, après Frantz Kafka me vient à l’esprit un autre penseur de la négativité, George Bataille, qui n’aurait sans doute pas imaginé une telle « communauté négative » : lui qui parlait de la « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », qu’aurait-il pensé de la communauté de ceux qui n’ont pas eu de test négatif [2] ? Mon intention dans ce texte n’est pourtant pas de refuser la nécessité de tests médicaux, ou de vaccins auxquels tout le monde devrait avoir accès, mais d’interroger ce que ces tests disent de la manière dont aujourd’hui se constitue le rapport à l’altérité ainsi que du sens de l’être-ensemble qui en résulte, ou s’y dissout.
Or ce que ces tests médicaux révèlent, en deçà et au-delà de la situation épidémique, est l’essence même de l’identité : dépister ce qui doit être déclaré absent pour qu’un statut, une capacité d’action, une marge de manœuvre, une identité de bon citoyen, de bon consommateur, ainsi que l’identité de celles et ceux avec qui on partage le même espace et la même activité, soient garanties. Disons-le en une thèse à prétention ontologique (universelle) : une identité n’est pas, d’abord, l’affirmation d’un point stable et commun, une identité se fonde avant tout sur une exclusion, la production originaire d’un non-être.
Dans ce court texte, je vais d’abord développer cette thèse en définissant ce qu’on pourrait nommer le programme identitaire, qui consiste à produire un simulacre d’identité sur fond d’éviction de la différence, avant de la confronter à la question du genre—en opposant désir et identité—et du processus de racialisation tel qu’il est décrit aujourd’hui par les penseurs de l’Afropessimisme. Contre le programme identitaire, je veux faire entendre la clameur d’un désir sombre et sans loi.

Le même, vraiment ? – Si l’on interroge le terme d’identité en son sens étymologique et historique, on le verra provenir du bas latin identitas, « qualité de ce qui est le même », dérivant du latin classique idem, signifiant « le même », et servant à traduire le grec tautotês (tautologie). Reste donc à définir « le même » (le to auto du mot grec tautologie, qui signifie « la même chose »). Or cela n’a rien d’évident : en effet, qu’est-ce qui est « le même » ? Si vous commencez à penser à ce qui vous entoure, vous verrez que tout change, tout le temps. Les choses naissent, et apparaissent, mutent, passent, meurent et disparaissent. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait le philosophe Héraclite il y a plus de deux mille cinq cents ans. Et même ce qui semble ne pas changer, comme une montagne, change malgré tout, mais selon des rythmes moins perceptibles à notre échelle humaine, au temps limité.
Si dès lors on ne peut rien trouver dans le monde de permanent et demeurant toujours le même, il nous faudrait peut-être compter sur les « idéalités » mathématiques, sur la logique et sa capacité à formuler, par exemple,

1=1


Nous avons là, semble-t-il, une parfaite identité : « 1 » est toujours « 1 », toujours égal à lui-même. Victoire ! Vraiment ? Ce qui a pourtant été produit là est, véritablement, une tautologie qui ne nous dit rien, ne nous apprend rien, et a plutôt pour essence de définir une sorte de formule immunisée—protégée—contre tout, contre le monde et le temps. Non, une idéalité mathématique, ou philosophique, c’est-à-dire la tentative de formuler quelque chose d’universel, ne peut pas se réduire à cette pauvreté pas même asignifiante, simplement négligeable : l’universel véritable se doit bien plutôt de s’affronter au temps, au négatif, à l’altérité et à l’altération, à l’épreuve du monde. Reprenons : quand vous lisez la formule « 1 = 1 », cela prend du temps, et le second « 1 » n’est pas le même que le premier « 1 », car il a été lu après avoir été rapporté au premier « 1 ». On devrait dès lors écrire :


1≈1


Voici que de la différence est introduite par l’épreuve du temps. Voilà que même un nombre en vient à vaciller. Et c’est bien contre ce vacillement que l’on en vient à croire à l’identité, celle des sexes, des genres, des groupes humains, des nations. L’identité est ce que les êtres humains tentent de construire pour ne plus vaciller, pour ne plus trembler devant l’inconnu. L’identité est ce que les êtres humains effrayés par leur propre abîme intérieur veulent tester à chaque instant, pour se rassurer et croire qu’ils sont bien, toujours, eux-mêmes. Pourtant, le négatif murmure à leur oreille : « même pas vrai ». Que se passe-t-il, si l’on commence à prêter l’oreille à ce murmure ?

Le désir contre l’identité. – Demandez-vous qui vous êtes, faites cette expérience. Vous avez sans doute une image de vous-mêmes, mais—ce qu’une psychanalyse un peu poussée permet de comprendre—cette image est la plupart du temps celle qui a été produite pour être aimable, aimé(e) par un autre / une autre privilégiée : c’est l’image de l’enfant dans le regard supposé des parents ou de celles et ceux qui en assument la fonction, c’est l’« enfant merveilleux » dont a parlé le psychanalyste Serge Leclaire [3]. Cette image toute faite (un ready made en quelque sorte) de ce qu’il faut être pour être comme il faut (pour être aimé, c’est-à-dire, pour l’enfant, pour conjurer la peur d’être abandonné : si je fais ce qu’il faut, alors je ne serai pas laissé tout seul) a un effet bien précis : recouvrir l’énigme du désir. Et c’est cela d’ailleurs que j’ai compris au cours de ma psychanalyse : à chaque fois qu’il était question d’identité, c’était le désir qui passait sous silence. Car correspondre à une image est toujours une manière de boucher la faille du désir.
Or le désir, dans sa puissance sauvage, énigmatique, sans lumière, n’est pas un programme— ça, c’est ce que veut faire croire le « pervers », terme qu’il faut entendre ici, après Jacques Lacan, non pas comme pratique sexuelle (Sigmund Freud—avec toutes les limites d’un penseur du début du 20ème siècle—avait déjà bien compris que tout désir est déviant, au sens où le désir— autonome, et il n’y a peut-être pas d’autre autonomie que celle du désir—cherche par essence à différer, à retarder, à s’écarter de la recherche de la reproduction), mais comme discours cherchant à maîtriser le désir de l’autre, à prétendre savoir ce que l’autre veut. Le désir est bien plutôt ce qui perturbe le programme : un glitch, une déviation dans l’ordre des choses, un clinamen rebelle aux lignes droites de la norme—mais un clinamen originaire : en dernière instance, ce n’est pas aux normes que le désir se mesure, mais à ce que les normes recouvrent à grand peine, à l’abîme du sans-loi. Réduire la question du désir à son rapport aux normes et aux changements possibles des normes est manquer ce qu’il y a d’incommensurable entre les normes et le désir, ce dernier s’exposant au sans-fond de la loi, à son anarchie constitutive [4].
Bien entendu, c’est angoissant de ne plus suivre un programme, de ne plus savoir quel objet peut nous satisfaire ; c’est angoissant de ne plus se raccrocher à un genre ; non pas de brouiller les genres (car alors cela devient un programme, dont la fin est prévisible) mais de voir les genres brouillés (comme une expérience, imprévue, et non pas comme un programme). Mais c’est pourtant la seule manière de reconnaître la liberté, qui n’a rien à voir avec la certitude de savoir quoi faire, et tout avec la nécessité d’improviser sa vie. Comme le rappelle Eve Kosofsky Sedgwick dans Epistemology of the Closet, la sexualité est multiple et renvoie non seulement à des différences sans fin dans les pratiques et les choix d’objet, mais aussi dans le temps : notre sexualité varie en fonction des personnes, des situations, de l’époque de notre vie, de ce qui se découvre et se ferme à nous, de notre intersexualité – d’où la méthode qu’elle propose dans son livre : formuler les questions « de manière à délégitimer le moins possible les différences ressenties et rapportées et à imposer le moins possible de contraintes définitionnelles platoniques » [5]. Le désir est queer, il dépose les genres à chacune de ses expériences : seuls ceux qui ne savent pas qui ils sont, et font tout pour ne pas le savoir, croient qu’être un « homme » ou une « femme » relève de l’application d’un programme, alors que cela ne devrait relever que d’un désir d’en finir avec un genre. Voilà ce qu’il faut rappeler, y compris contre des psychanalystes qui voudraient s’accrocher à un « ordre symbolique » pour remettre de l’ordre dans une sexualité qu’ils ne sont plus équipés, intellectuellement, pour comprendre.

Le secret du programme identitaire. – Car le monde est hélas aux mains de ceux qui ne veulent rien savoir de l’énigme du désir, ceux et celles qui veulent un programme pour effacer cette énigme par tous les moyens possibles. Ils savent bien que rien n’est identique, et suspectent aussi—sans se l’avouer—que l’identité a pour fonction principale de masquer le rien qui hante le monde et l’attire vers lui inexorablement ; mais au lieu d’avoir le courage de laisser venir le rien, ils l’excluent ; au lieu de laisser parler en elles la différence qui les écarte d’elles-mêmes, elles font taire cette différence. Ayant fait taire le désir, l’ayant intégré dans un surmoi féroce, le programme identitaire dévoile alors son essence : comme il n’y a rien d’identique, on cherchera à exclure la différence, pour s’en protéger, pour créer le monde idéal, mais faux, qui serait enfin, et toujours, le même.
Le programme identitaire semble donc contre-intuitif, au sens où, tel que je le décris, il semble s’opposer à ce que ceux qui revendiquent leur identité passent leur temps à répéter : qu’ils ont une identité, que celle-ci ne change pas, n’a jamais changé et ne changera jamais ; que leur identité est ce qui leur permet de rester le même, ou la même : la même personne, avec le même genre, la même nationalité, la même représentation de ce que c’est qu’être citoyen, etc. En effet, pour ceux qui revendiquent une identité, celle-ci est première, originaire, elle est le fondement—un fondement assuré, stable, indubitable—de tout ce qu’ils croient, de tout ce qu’elles disent. La croyance identitaire, c’est que tout commence par soi—par ce genre, ce sexe, cette race, voire cette espèce. C’est pour cela que la croyance identitaire—ce programme qui domine le monde, et qui n’a jamais cru un seul instant aux élucubrations du néo-libéralisme (« les temps changent, adaptez-vous », etc. »)—est d’abord et avant tout une pensée de droite, c’est- à-dire une pensée réactive, qui commence par soi, par un narcissisme sourd et aveugle—alors que le narcissisme pourrait aussi servir, une fois décentré, revitalisé, à nourrir une position ouverte à l’excès cosmologique du monde [6]. Selon cette croyance, 1) l’identité—le positif—est originaire ; 2) le non-identique—le négatif, le variable, l’indécis, l’autre—est forcément dérivé, second. Pour le programme identitaire, l’altérité est un effet secondaire, comme on le dit d’un médicament. Renverser le programme identitaire qui gouverne la logique dévastatrice du monde veut dire renverser la hiérarchie de l’originaire et du dérivé, du positif et du négatif.

L’Afropessimisme et le programme identitaire de la modernité. – Ce renversement du programme identitaire a lieu dans l’histoire de la pensée de diverses manières. Il était déjà au cœur de la déconstruction, tout du moins ce que Derrida repérait comme phase initiale pour la pensée qui refuse de consolider l’ordre des choses, l’ordre « logocentrique » ; un renversement à l’œuvre dans la pensée féministe et les recherches sur le genre lorsqu’il s’agit de montrer que l’hétérosexualité, « loin de posséder un statut privilégié, doit elle-même être traitée comme un terme dépendant » [7] ; renversement que met en place toute pensée en son moment matérialiste (par exemple : partir, avec Marx, non plus de la classe dirigeante mais du prolétariat qui est en fait le vrai artisan du monde). Il me semble que le récent courant de pensée « Afropessimiste » accomplit ce même type de renversement pour ce qui est de la question raciale.
Lorsqu’on cherche à analyser le processus de racialisation, on pourrait décider de suivre la logique du programme identitaire et a) partir de l’identité Blanche, celle qui se déclare originaire, positive, b) avant de considérer, dans un second temps, ce qui n’est pas elle comme différent— une différence marginalisée, exclue, mise en prison, exterminée, etc. Tout ce qui est autre-que- Blanc sera conçu comme dérivé, manquant d’identité, ou marqué par une sorte d’identité-Prison déclarée incapable de pouvoir se convertir à l’identité-Idéal. A contrario, les auteurs Afropessimistes—je m’appuie ici surtout sur Frank B. Wilderson III et Jared Sexton [8]—soutiennent que le point originaire n’est pas l’identité blanche mais plutôt ce qui est originairement rejeté par l’identité blanche avant même que cette dernière puisse se constituer comme telle. Or ce qui est originairement rejeté est la blackness, que l’on pourrait traduire en français par le-fait-d’être- une-personne-Noire, le fait-d’être-Noir, ou encore noirceur : ce qui est premier est l’anti- blackness, pas le suprématisme blanc. Inversant Kafka, on pourrait dire : ce qui est Noir a été rejeté, nié, dénié, et il incombe aux personnes se définissant par la whiteness de construire leur semblant de positivité identitaire.
On pourra certes être étonné par cette thèse : pourquoi réduire la question de la racialisation à la question de l’anti-blackness ? Le racisme, les pratiques discriminatoires, la production délibérée de mort sociale, n’ont nullement pour seules cibles les personnes Noires. Mais ce qui est l’objectif des penseurs Afropessimistes est de comprendre, pour reprendre les termes de Frank B. Wilderson III, l’ontologie de la modernité : non pas seulement tel ou tel phénomène historique, telle ou telle horreur perpétrée par les pouvoirs en place, mais bien ce qui s’impose, de façon nécessaire et non contingente, comme structuration des identités individuelles et collectives de la modernité. Or pour Wilderson, la personne Noire réduite à l’esclavage, puis à la déportation, a été ontologiquement rejetée de la définition même de l’humanité et produite en tant qu’« anti-Humain » : l’humanité moderne s’est fondée sur le « meurtre » de la personne Noire, un meurtre que l’esclavage a accompli, à la fois réellement et symboliquement, et c’est donc toute personne non-Noire—même exposée au racisme—qui pourra dès lors porter le nom d’Humain. L’esclavage moderne ne devrait dès lors pas être défini comme ce qui peut, de façon contingente, arriver à des sujets non-Noirs, sur le mode d’une terrible expérience personnelle ou collective, mais d’abord comme machine ontologique posant la blackness comme ce qui est dénié avant toute expérience personnelle, collective, historique.
Il y a certes des points discutables dans cette thèse, et l’on se demandera, par exemple, si la blackness est purement rejetée ou aussi et en même temps (comme le soutient Zakiyyah Iman Jackson) intégrée, transformée, « plastifiée » par l’économie subjective de la modernité [9]. Mais que l’on considère la blackness comme purement rejetée ou comme rejetée-intégrée, c’est bien à partir d’elle que se met en place le programme identitaire moderne : comme l’auront dit aussi bien Toni Morrison que C.L.R. James, les sujets Noirs—ou les « sous-sujets (sub-subjects) » Noirs (Stefano Harney et Fred Moten [10])—ont été les premiers sujets modernes, au sens où ce sont elles et eux qui d’abord ont fait l’expérience de la modernité, aussi bien sur le plan de l’instabilité existentielle, psychique, sociale produite par l’esclavage et la déportation, que sur celui de l’économie de la plantation sans laquelle le capitalisme ne serait pas compréhensible [11]. Remettre en cause le programme identitaire qui produit encore le racisme meurtrier qui s’abat sur les personnes Noires impliquerait donc de remettre en cause, de façon révolutionnaire, toute la structure de notre « monde anti-Noir » (Jackson).

Clameurs (le don originaire de négativité). – En analysant au cours de ce texte le programme identitaire, qui est un programme ontologique ayant pour vocation de refuser de l’être à certaines personnes pour assurer à d’autres leur point d’être imaginaire, un imaginaire originairement meurtrier, il doit être bien clair que ce que j’ai voulu aider à démonter est le programme identitaire qui domine le monde. En aucun cas je ne voudrais appliquer telle quelle l’analyse que je propose ici sur celles et ceux qui, au cours d’une lutte de libération, qu’elle concerne la sexualité, la race, ou le cadre national dans laquelle elle prend place, peuvent avoir recours à une manière de se (re)présenter à partir d’une identité mineure—subalterne, méprisée, persécutée—contre une identité majoritaire. Il n’y en effet aucun principe de symétrie applicable en matière politique.
Comme l’a montré Éric Fassin, il existe aujourd’hui un discours qui, en France, débordant largement le cadre des droites extrêmes et infiltrant les restes exsangues de la social-démocratie, tend aujourd’hui à inverser la charge du racisme en parlant d’un « racisme anti-blanc » [12], accusant les communautés musulmanes de « séparatisme » alors que ce sont bien plutôt les classes sociales au pouvoir qui tendent à se séparer réellement des populations à coups de privilèges financiers, de passe-droits, et de villas-forteresses. On sait pourtant que, des pratiques féministes aux luttes de libérations anticoloniales en passant par la stratégie des Black Panthers, sont essentiels les moments, les phases de vie au cours desquelles les personnes minoritaires se réunissent non pas au nom d’une identité mais pour partager leurs expériences de discrimination et aussi—et parfois surtout—leurs désirs de renversements politiques. C’est par rapport aux objectifs politiques que doit s’évaluer le recours stratégique aux identités : toute identité qui ne veut pas finir par renier l’excès-de-monde doit fondre au feu du désir de liberté.
Et j’entends liberté non pas comme expression d’un droit individuel, quelque chose que j’aurais à ma disposition pour suivre et justifier mes impulsions, mais comme ce qui précède et dépasse mon individualité—cet abîme qui pulse dans mes veines et que nous savons parfois sentir, entendre en commun. Voilà le don originaire de négativité, celui que le désir expérimente hors toute assignation de genre, celui qu’aucun programme identitaire ne saurait refouler entièrement, celui que la blackness tient en réserve contre l’ontologie de la modernité. C’est d’ailleurs pour cela qu’il nous faut suivre le penseur Fred Moten qui, se distinguant de l’Afropessimisme sans en rejeter l’apport théorique, refuse de considérer la blackness comme ce qui a été purement et simplement créé par les Blancs afin de constituer leur propre identité. Car la blackness, soutient Moten, est une puissance chromatique infinie que le jazz improvisé peut nous faire entendre ; elle est en ce sens—seconde caractéristique—le mode d’existence par excellence de la fugitivité ; et elle est enfin non réductible aux personnes Noires : « Tous ceux que la blackness revendique (claim)—c’est-à-dire n’importe qui—peuvent revendiquer la blackness » [13].
Une clameur monte ; elle est là, vous pouvez l’entendre, et vous pouvez y répondre, en répondre ; cela n’est pas une contrainte mais une obligation—ça nous réclame. La clameur vient de la nuit, du silence qui précède et infiltre le son ou s’obtient au sommet de la saturation musicale ; elle vient des forêts mais aussi des villes ; en elle se mêle les voix sacrifiées, le cri des esclaves, et des communards fusillés ; au cœur de ces voix se tient, persistante, l’exigence de bonheur, la demande de justice qui se communique de voix en voix. Si la clameur nous réclame, nous voici son audience, et sa radio-transmission, à la recherche d’un Front commun, le Front du Son Diffus Cosmologique, le son diffugitif de Narcisse sourd aux mots d’ordre, retourné en soi pour qu’un Éros sans loi puisse détourner le cours du monde.

[1] Frantz Kafka, Cahiers in-octavo (1916-1918), Paris, Payot – « Rivages Poche », 2012, p.185.

[2] Georges Bataille, Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, 1973, p.483

[3] Serge Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975.

[4] Je renvoie ici au puissant livre de Catherine Malabou : Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022.

[5] Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the Closet, Berkeley × Los Angeles, University of Chicago Press, pp.22-27.

[6] C’est ce qu’une lecture attentive du texte de Freud Pour introduire le narcissisme pourrait permettre de penser. Je crois que l’avenir de la gauche d’opposition—et donc, dans un second temps, peut-être, de la gauche parlementaire (même si le terme de gauche est mal approprié par rapport à ce que j’ai en vue)— résidera dans sa capacité à réorienter le narcissisme (ce que Marcuse explique clairement dans Éros et civilisation, livre crucial).

[7] Harold Beaver, cité par Sedgwick, Epistemology of the Closet, op. cit., p.20.

[8] Cf. Jared Sexton, « Afro-Pessimism : The Unclear Word » in Rhizomes : Cultural Studies in Emerging Knowledge n°29 (2016); Frank B. Wilderson III, Red, White & Black : Cinema and the Structure of U. S. Antagonisms, Durham, Duke University Press, 2010, et surtout Afropessimism, New York, Liveright, 2020.

[9] Zakiyyah Iman Jackson, Becoming Human : Matter and Meaning in an Antiblack World (New York, New York University Press, 2020).

[10] Stefano Harney et Fred Moten, All Incomplete, Minor Compositions, 2021, p.15. cf. mon analyse de ce livre : « Exo-Communications » (en français : https://journalinextremis.com/2021/09/05/notre- communisme-est-indecent/ et en anglais : https://illwill.com/exo-communications).

[11] Cf. Toni Morrison, « Living memory : a meeting with Toni Morrison » in Paul Gilroy, Small Acts : Thoughts on the Politics of Black Culture, London, Serpent’s Tail, 1993, p.178, et C.L.R. James (qui parle des peoples antillais), « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » in Les Jacobins noirs, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p.432.

[12] Voir par exemple Éric Fassin, « Les coupables, ce sont les victimes » (L’Obs, avril 2021).

[13] Fred Moten, Stolen Life, Durham, Duke University Press, 2018, p.159.

//////////// Autres documents

L’Éon de la noirceur est le temps du paradigme de l’esclave qui ne s’est toujours pas refermé.

Émission radiophonique avec Norman Ajari.
A propos de l’ouvrage Noirceur et pessimisme dans la pensée Africaine-Américaine au XXI° siècle, publié aux éditions Divergences.
Avec la voix de James Baldwin et Frédéric Neyrat.

Le discours de l’araignée

Un flux radiophonique. Réalisation : Emmanuel Moreira.
Textes & Voix : Amandine André / Anna Carlier / Angela Davis / Michel Foucault / Jean Genet / Jean-Luc Godard / Pierre Guyotat / Angélique Humbert / Claire Longuet / Martin Luther King / Emmanuel Moreira / Frédéric Neyrat / Sun Ra / Michel Surya / Tiqqun « Une métaphysique critique pourrait naître comme science des dispositifs… » / Malcom X

Fire !! Contre la police du genre

Fire !! est une revue de la Renaissance d’Harlem, publiée en 1926 est traduite en France par les éditions Ypsilon, en 2017.
Une revue de facture littéraire, comme réponse et contre-feu aux propositions d’intégration de la communauté africaine américaine, reposant sur le modèle de l’homme blanc, hétérosexuel, petit propriétaire.

Frédéric Neyrat, Pour une écologie de la séparation

Entretien avec Frédéric Neyrat Philosophe, auteur d’une écologie de la séparation dans son ouvrage La part inconstructible de la Terre aux éditions du seuil.

Météore Inclément

Rendre le monde alien pour faire en sorte que la Terre révèle toute sa dimension étrangère réprimée : dans la poésie d’Alexander, l’image ne réunifie pas, mais acère l’aventure du passage. Passage freiné à mort, obstrué par la « surveillance d’État » et « l’engloutissement des Fédérations alien ».

(forme-de-)vie, déviation continuée

Entretien, avec Frédéric Neyrat autour de Clinamen, par Emmanuel Moreira