Depuis le 29 novembre 2021, chaque lundi, se déploie sur Tumblr, un feuilleton « post-apocalyptique ». Nous publions ici les trois premiers fragments de ce récit et les dessins qui les accompagnent.
i . ce n’est pas l’eau des naissances et des noms
De ce bord où on est, pas plus extrême qu’un autre et qui ne délimite rien, pas plus extrême que le bord suivant du pas suivant, posé toujours à la limite sans jamais arriver à quel bout, on finit par comprendre au moins ça, qu’il faudra continuer et avancer encore et pour toujours, de ce bord-là on a tout de même une vue suffisante, un peu dégagée, pour peu que le vent ne souffle pas trop fort et nous épargne la membrane oculaire, en plissant bien les paupières en se tassant bien au sol, dans les herbes ou les gravats ou dans ce qu’on trouve là de propre à s’aplatir pour moins donner prise, de ce bord-là où on se trouve on peut chercher du regard le chemin parcouru, pour peu qu’en reste la trace ou qu’on arrive à le distinguer, en pleurant et clignant beaucoup à cause du vent, c’est que ça souffle fort mais c’est de là-haut qu’on y voit le mieux a dit Capitaine, regarde il dit, on essaie surtout de savoir où on se trouve vraiment, où on peut bien se trouver, c’est de là qu’on vient, il dit, étant d’abord bien entendu qu’on est parfaitement perdus et sans endroit différent où aller, sans compter que de toute évidence on est déjà passés par là, Séraphin marmonne mais tant pis ça se perd dans le vent.
Tout là-bas un peu loin mais pas tant, c’est l’eau noire jusqu’au bout qui fait notre bord du monde, et va se continuer jusqu’où, on dit jusqu’au bout parce qu’on n’en sait rien de ce qu’il y a au bout, sûrement la même chose, mais il n’y a de cartes nulle part pour cette chose qui n’était pas là avant, cette vaste eau noire là-bas devant, jamais dessinée sur aucun autre support que la croûte du monde grandeur nature, tout ce qui est là désormais n’a ni cartes ni nom ni papiers pour se faire connaître, cette eau noire n’est pas l’eau des baptêmes, ce n’est pas l’eau des naissances et des noms mais celle du silence et de l’oubli, si loin qu’elle aille s’étaler c’est de l’oubli qu’elle part et jusqu’à l’oubli qu’elle va en faisant tout le chemin et de l’autre côté c’est le même rivage blanc des ossements des bêtes mortes, le même ailleurs, pareil qu’ici, finir ou commencer c’est du pareil au même, c’est ce qu’elle nous dit.
Ça a commencé d’avant dit Capitaine, quand il y avait encore un chez-soi, nulle part non plus où aller mais un endroit où revenir chaque fois à quoi on pouvait se tenir encore, et de là partir pour marcher sans rien chercher non plus mais seulement ramasser ce qu’on trouvait en chemin, tourner autour de l’axe de chez soi pour y revenir, ne pas se trouver changé pour autant, et refaire ce chemin encore et encore jusqu’alors se trouver changé vraiment, jusqu’à ce que la question du retour petit à petit se pose refaire encore et encore des boucles et des boucles autour, jusqu’à l’érosion de soi, jusqu’à dégager le noyau là où rien ne bouge et que la question ne se pose plus et de là tourner autour encore, former au centre le noyau de la marche et de la faim et le malaxer du vent de la course, sans rien toucher mais effleurer de mouvement, creuser autour dans le mouvement, finalement se poser dessus, le sentir, s’y appuyer pour remonter comme du fond de l’eau on se pose sur un ballon remonter, sauvés par le vide, de là une fois remontés on s’est mis à marcher vraiment comme on fait aujourd’hui toi et moi Séraphin.
ii . combien sont entrés dans l’eau noire pour s’y laver de leur viande
Si on avance au couvert des taillis ou dans les tunnels ou sous n’importe quoi qui recouvre ce n’est pas pour se cacher, ce n’est pas par prudence mais pour couler dans le monde sans faire de remous, ne rien troubler, ne pas laisser ni traces ni rien de sorte qu’avancer revient à disparaître encore, ce qui rend difficile à connaître le chemin parcouru mais permet de s’enfoncer sans heurts dans l’avancée, sans que rien ne densifie encore la matière où on va, ne la déforme dans le sens du passage qu’on fait, on replace les ronces pour qui voudra s’y écorcher et nulle étape ne sera à marquer d’une quelconque pierre, nous arpentons le monde sans tenir aucune mesure et sans plus rien mettre au centre, nous ne laisserons pas de cartes derrière nous, c’est toute une géographie qui disparaît à mesure qu’on s’enfonce, pour nous-mêmes, en nous-mêmes, sans rien dire le plus souvent, Séraphin le premier Capitaine derrière.
Du bord où nous sommes nous voyons l’eau noire qui va loin et sur quoi on ne peut pas marcher, il faudra d’abord marcher jusqu’à elle et y entrer si on veut continuer, marcher d’abord sur le rivage blanc des ossements des bêtes de la terre du ciel et de l’eau qui sont venues mourir là, ou que l’eau qui coule et le vent qui souffle ont amenés là en dernier, ou peut-être aussi un instinct nouveau d’aller mourir où tous vont mourir, d’y aller ensemble comme à une fête, on n’en saura rien à supposer même qu’on se demande, ce qu’on ne fait plus beaucoup, ce qui est là y est pour une bonne raison désormais, la dernière raison est toujours la bonne, on ne se demande pas non plus combien sont entrés dans l’eau noire pour s’y laver de leur viande, voilà une question qui ne se pose nulle part mais qui flotte autour pour rien, c’est un écho qui demande combien, combien encore devrait-on compter pour nombrer des absences et les voir comme rien ajouté au nombre des riens, soustraction en langue arithmétique est le nom de l’opération grâce à quoi aucune perte n’est incalculable, mais le nombre est impossible à connaître et le connaîtrait-on il ne pourrait rien dire de plus, laissons les nombres à l’eau noire d’où ils sortiront intacts, eux, ce n’est pas notre cas ni celui des bêtes.
Le ciel était notre miroir, dit Capitaine, le monde était notre miroir, nous étions à nous-mêmes nos miroirs et on se livrait ainsi à l’infini sans fin de la reproduction éternelle qui tournait comme la vis s’enfonce dans le bois ou dans la chair ou dans n’importe quoi, s’enfonce sans fin pour le plaisir d’enfoncer et d’écarter autour et s’enfonçant de rester soi, ainsi le miroir sans fin dit brutalement le monde en s’y enfonçant, et miroir face à miroir c’est une infinité de mondes de trop, un puits qui tombe dans un puits, ainsi nous allions surfaces froides et lisses montrant pour montrer et voir et ne voir que soi-même à l’infini, surfaces réfléchissantes et aveuglantes comme tout ce qui veut couvrir de lumière l’obscurité des taillis, par le feu si besoin : tout avait trop d’éclat, les personnes comme les villes et les mots et les pensées et les voix, on n’y voyait vraiment plus rien, ou plus vraiment rien, sauf – il faut dire sauf – que les miroirs sont ce qui se brise et se réduit le mieux et le plus facilement, ils se sont cassés d’abord et on a continué par là à émietter ce qui restait en premier, aussi parce qu’il y en avait partout des masses, de ces surfaces lisses, pour qu’à chaque instant chacun vienne s’y perdre, c’est tout cassé maintenant on matifie, on donne du grain, on abrase et au besoin on moud, voilà ce qu’on fait si on fait quelque chose, le reste du temps on marche.
iii . on aimait mieux les mots qui ne font aucun mal
Nous marchons courbés sous les arches crevées des ponts, les voûtes béantes, tout ce qui fut construit un jour pour l’éventration on passe dessous en traînant lourds nos pieds qui creusent des sillons parallèles dans la boue comme dans la poussière ou dans le sable, Séraphin le plus souvent fait devant les premiers sillons et Capitaine s’y met derrière et suit, boue poussière ou sable seule change la sensation mais les sillons sont toujours parallèles comme l’écartement des jambes le veut, personne ne les suivra après Capitaine et ils s’effaceront bientôt, comblés par la pluie, lissés par le vent.
Mais rien finalement n’a brûlé au bout du compte, dit Capitaine, quand les comptes ont été faits et refaits jusqu’à l’écœurement et l’épuisement de toute arithmétique, la fin des chiffres aussi est venue comme le reste, sans le feu, et ce qui devait finir s’est mollement et lentement abattu, ainsi que tombent et tombèrent les corps des plus gros animaux, seuls les oiseaux font vraiment du bruit lorsqu’ils tombent, un petit bruit sec et bien définitif, tout à fait explicite, les baleines et les éléphants s’effondrent lentement et en silence, les baleines à cause de l’eau bien sûr, mais les rhinocéros aussi qui sont si osseux sur la terre, et les girafes font flac à peine, ça ne fait presque aucun bruit autant dire que ça se couche sur l’herbe, cela aussi on aura appris à le savoir et à distinguer les uns des autres les sons précis de ce qui meurt, on aimait mieux le mot « disparaître », on aimait mieux les mots qui ne font aucun mal, comme si quoi que ce soit pouvait s’effacer proprement et qu’il ne reste rien, aussi proprement que sur les tableaux les chiffres, que les listes et les nomenclatures chiffrées de tous les comptes sans bout qu’on croyait tenir, 50 girafes, 49 girafes, reste zéro, une girafe a disparu c’est une soustraction et ça ne laisse rien, ça ne change rien, sauf qu’une girafe morte son reste est là au sol où elle a fait flac la girafe, son reste est là avec ses curieuses petites cornes et ses yeux de verre sombre cernés de longs cils, il va falloir s’en occuper encore, rien ne disparaît de soi-même et il va falloir s’en occuper, quelqu’un va devoir s’en occuper, ça ne laisse aucun vide une girafe qui meurt, le vide est bien ailleurs que dans la matière animale, qui persiste obstinément même désertée du désir de saut et de vol, de reptation, de griffes et de pelage, il reste toujours quelque chose et ce quelque chose est plus gros et plus encombrant encore de ne pas sauter, ramper, marcher courir et voler comme cela faisait avant, et plus cela meurt vite et plus il y a du reste, et cela fait parfois trop même pour des yeux aussi larges et si peu couverts de paupières que les nôtres.
Séraphin s’abouche à Capitaine dos au crépi collé la chair d’une main sur le dos d’une autre passant sans s’arrêter là, ils prennent contact l’un à l’autre, l’un de l’autre, c’est le matin au réveil parce que dehors ça souffle trop, ça se passe sous la bâche ou sur elle c’est selon, ou sur rien comme ça posé de travers sur un angle, tout ça importe peu comme importe peu qui glisse quoi dans qui, ce qui glisse où, ni où tout ça se passe, où ça tombe, il n’en résultera rien en tout cas, c’est un branchement qui ne mène à rien c’est déjà ça, c’est une idée pleine, aussi présente que ce sur quoi se pose la main de Séraphin ou celle de Capitaine, le creux d’un dos et l’intervalle entre les omoplates, ou est-ce le dessous de la tête entre muscles et cheveux, la fibre allongée des bras jusqu’aux coudes, le repli du ventre, peu importe, les sillons des côtes.
Frédéric Neyrat
Positif ou négatif / Le même, vraiment ? / Le désir contre l’identité. / Le secret du programme identitaire. / L’Afropessimisme et le programme identitaire de la modernité / Clameurs (le don originaire de négativité).
Anna Carlier.
Rebecca dit
on m’a cousue on m’a fermée
le diable a mangé dans ma main
sans dire les mots, pas une fois ni sept
le diable a mangé dans ma main
je me suis ouverte
sur les chemins je vois les pas
Rebecca dit, je vois les pas,
eaux noires
Alain Condrieux.
Depuis le 29 novembre 2021, chaque lundi, se déploie sur Tumblr, un feuilleton « post-apocalyptique ». Nous publions ici les trois premiers fragments de ce récit et les dessins qui les accompagnent.
i . ce n’est pas l’eau des naissances et des noms
De ce bord où on est, pas plus extrême qu’un autre et qui ne délimite rien, pas plus extrême que le bord suivant du pas suivant, posé toujours à la limite sans jamais arriver à quel bout, on finit par comprendre au moins ça, qu’il faudra continuer et avancer encore et pour toujours, de ce bord-là on a tout de même une vue suffisante, un peu dégagée, pour peu que le vent ne souffle pas trop fort et nous épargne la membrane oculaire, en plissant bien les paupières en se tassant bien au sol, dans les herbes ou les gravats ou dans ce qu’on trouve là de propre à s’aplatir pour moins donner prise, de ce bord-là où on se trouve on peut chercher du regard le chemin parcouru, pour peu qu’en reste la trace ou qu’on arrive à le distinguer, en pleurant et clignant beaucoup à cause du vent, c’est que ça souffle fort mais c’est de là-haut qu’on y voit le mieux a dit Capitaine, regarde il dit, on essaie surtout de savoir où on se trouve vraiment, où on peut bien se trouver, c’est de là qu’on vient, il dit, étant d’abord bien entendu qu’on est parfaitement perdus et sans endroit différent où aller, sans compter que de toute évidence on est déjà passés par là, Séraphin marmonne mais tant pis ça se perd dans le vent.
Tout là-bas un peu loin mais pas tant, c’est l’eau noire jusqu’au bout qui fait notre bord du monde, et va se continuer jusqu’où, on dit jusqu’au bout parce qu’on n’en sait rien de ce qu’il y a au bout, sûrement la même chose, mais il n’y a de cartes nulle part pour cette chose qui n’était pas là avant, cette vaste eau noire là-bas devant, jamais dessinée sur aucun autre support que la croûte du monde grandeur nature, tout ce qui est là désormais n’a ni cartes ni nom ni papiers pour se faire connaître, cette eau noire n’est pas l’eau des baptêmes, ce n’est pas l’eau des naissances et des noms mais celle du silence et de l’oubli, si loin qu’elle aille s’étaler c’est de l’oubli qu’elle part et jusqu’à l’oubli qu’elle va en faisant tout le chemin et de l’autre côté c’est le même rivage blanc des ossements des bêtes mortes, le même ailleurs, pareil qu’ici, finir ou commencer c’est du pareil au même, c’est ce qu’elle nous dit.
Ça a commencé d’avant dit Capitaine, quand il y avait encore un chez-soi, nulle part non plus où aller mais un endroit où revenir chaque fois à quoi on pouvait se tenir encore, et de là partir pour marcher sans rien chercher non plus mais seulement ramasser ce qu’on trouvait en chemin, tourner autour de l’axe de chez soi pour y revenir, ne pas se trouver changé pour autant, et refaire ce chemin encore et encore jusqu’alors se trouver changé vraiment, jusqu’à ce que la question du retour petit à petit se pose refaire encore et encore des boucles et des boucles autour, jusqu’à l’érosion de soi, jusqu’à dégager le noyau là où rien ne bouge et que la question ne se pose plus et de là tourner autour encore, former au centre le noyau de la marche et de la faim et le malaxer du vent de la course, sans rien toucher mais effleurer de mouvement, creuser autour dans le mouvement, finalement se poser dessus, le sentir, s’y appuyer pour remonter comme du fond de l’eau on se pose sur un ballon remonter, sauvés par le vide, de là une fois remontés on s’est mis à marcher vraiment comme on fait aujourd’hui toi et moi Séraphin.
ii . combien sont entrés dans l’eau noire pour s’y laver de leur viande
Si on avance au couvert des taillis ou dans les tunnels ou sous n’importe quoi qui recouvre ce n’est pas pour se cacher, ce n’est pas par prudence mais pour couler dans le monde sans faire de remous, ne rien troubler, ne pas laisser ni traces ni rien de sorte qu’avancer revient à disparaître encore, ce qui rend difficile à connaître le chemin parcouru mais permet de s’enfoncer sans heurts dans l’avancée, sans que rien ne densifie encore la matière où on va, ne la déforme dans le sens du passage qu’on fait, on replace les ronces pour qui voudra s’y écorcher et nulle étape ne sera à marquer d’une quelconque pierre, nous arpentons le monde sans tenir aucune mesure et sans plus rien mettre au centre, nous ne laisserons pas de cartes derrière nous, c’est toute une géographie qui disparaît à mesure qu’on s’enfonce, pour nous-mêmes, en nous-mêmes, sans rien dire le plus souvent, Séraphin le premier Capitaine derrière.
Du bord où nous sommes nous voyons l’eau noire qui va loin et sur quoi on ne peut pas marcher, il faudra d’abord marcher jusqu’à elle et y entrer si on veut continuer, marcher d’abord sur le rivage blanc des ossements des bêtes de la terre du ciel et de l’eau qui sont venues mourir là, ou que l’eau qui coule et le vent qui souffle ont amenés là en dernier, ou peut-être aussi un instinct nouveau d’aller mourir où tous vont mourir, d’y aller ensemble comme à une fête, on n’en saura rien à supposer même qu’on se demande, ce qu’on ne fait plus beaucoup, ce qui est là y est pour une bonne raison désormais, la dernière raison est toujours la bonne, on ne se demande pas non plus combien sont entrés dans l’eau noire pour s’y laver de leur viande, voilà une question qui ne se pose nulle part mais qui flotte autour pour rien, c’est un écho qui demande combien, combien encore devrait-on compter pour nombrer des absences et les voir comme rien ajouté au nombre des riens, soustraction en langue arithmétique est le nom de l’opération grâce à quoi aucune perte n’est incalculable, mais le nombre est impossible à connaître et le connaîtrait-on il ne pourrait rien dire de plus, laissons les nombres à l’eau noire d’où ils sortiront intacts, eux, ce n’est pas notre cas ni celui des bêtes.
Le ciel était notre miroir, dit Capitaine, le monde était notre miroir, nous étions à nous-mêmes nos miroirs et on se livrait ainsi à l’infini sans fin de la reproduction éternelle qui tournait comme la vis s’enfonce dans le bois ou dans la chair ou dans n’importe quoi, s’enfonce sans fin pour le plaisir d’enfoncer et d’écarter autour et s’enfonçant de rester soi, ainsi le miroir sans fin dit brutalement le monde en s’y enfonçant, et miroir face à miroir c’est une infinité de mondes de trop, un puits qui tombe dans un puits, ainsi nous allions surfaces froides et lisses montrant pour montrer et voir et ne voir que soi-même à l’infini, surfaces réfléchissantes et aveuglantes comme tout ce qui veut couvrir de lumière l’obscurité des taillis, par le feu si besoin : tout avait trop d’éclat, les personnes comme les villes et les mots et les pensées et les voix, on n’y voyait vraiment plus rien, ou plus vraiment rien, sauf – il faut dire sauf – que les miroirs sont ce qui se brise et se réduit le mieux et le plus facilement, ils se sont cassés d’abord et on a continué par là à émietter ce qui restait en premier, aussi parce qu’il y en avait partout des masses, de ces surfaces lisses, pour qu’à chaque instant chacun vienne s’y perdre, c’est tout cassé maintenant on matifie, on donne du grain, on abrase et au besoin on moud, voilà ce qu’on fait si on fait quelque chose, le reste du temps on marche.
iii . on aimait mieux les mots qui ne font aucun mal
Nous marchons courbés sous les arches crevées des ponts, les voûtes béantes, tout ce qui fut construit un jour pour l’éventration on passe dessous en traînant lourds nos pieds qui creusent des sillons parallèles dans la boue comme dans la poussière ou dans le sable, Séraphin le plus souvent fait devant les premiers sillons et Capitaine s’y met derrière et suit, boue poussière ou sable seule change la sensation mais les sillons sont toujours parallèles comme l’écartement des jambes le veut, personne ne les suivra après Capitaine et ils s’effaceront bientôt, comblés par la pluie, lissés par le vent.
Mais rien finalement n’a brûlé au bout du compte, dit Capitaine, quand les comptes ont été faits et refaits jusqu’à l’écœurement et l’épuisement de toute arithmétique, la fin des chiffres aussi est venue comme le reste, sans le feu, et ce qui devait finir s’est mollement et lentement abattu, ainsi que tombent et tombèrent les corps des plus gros animaux, seuls les oiseaux font vraiment du bruit lorsqu’ils tombent, un petit bruit sec et bien définitif, tout à fait explicite, les baleines et les éléphants s’effondrent lentement et en silence, les baleines à cause de l’eau bien sûr, mais les rhinocéros aussi qui sont si osseux sur la terre, et les girafes font flac à peine, ça ne fait presque aucun bruit autant dire que ça se couche sur l’herbe, cela aussi on aura appris à le savoir et à distinguer les uns des autres les sons précis de ce qui meurt, on aimait mieux le mot « disparaître », on aimait mieux les mots qui ne font aucun mal, comme si quoi que ce soit pouvait s’effacer proprement et qu’il ne reste rien, aussi proprement que sur les tableaux les chiffres, que les listes et les nomenclatures chiffrées de tous les comptes sans bout qu’on croyait tenir, 50 girafes, 49 girafes, reste zéro, une girafe a disparu c’est une soustraction et ça ne laisse rien, ça ne change rien, sauf qu’une girafe morte son reste est là au sol où elle a fait flac la girafe, son reste est là avec ses curieuses petites cornes et ses yeux de verre sombre cernés de longs cils, il va falloir s’en occuper encore, rien ne disparaît de soi-même et il va falloir s’en occuper, quelqu’un va devoir s’en occuper, ça ne laisse aucun vide une girafe qui meurt, le vide est bien ailleurs que dans la matière animale, qui persiste obstinément même désertée du désir de saut et de vol, de reptation, de griffes et de pelage, il reste toujours quelque chose et ce quelque chose est plus gros et plus encombrant encore de ne pas sauter, ramper, marcher courir et voler comme cela faisait avant, et plus cela meurt vite et plus il y a du reste, et cela fait parfois trop même pour des yeux aussi larges et si peu couverts de paupières que les nôtres.
Séraphin s’abouche à Capitaine dos au crépi collé la chair d’une main sur le dos d’une autre passant sans s’arrêter là, ils prennent contact l’un à l’autre, l’un de l’autre, c’est le matin au réveil parce que dehors ça souffle trop, ça se passe sous la bâche ou sur elle c’est selon, ou sur rien comme ça posé de travers sur un angle, tout ça importe peu comme importe peu qui glisse quoi dans qui, ce qui glisse où, ni où tout ça se passe, où ça tombe, il n’en résultera rien en tout cas, c’est un branchement qui ne mène à rien c’est déjà ça, c’est une idée pleine, aussi présente que ce sur quoi se pose la main de Séraphin ou celle de Capitaine, le creux d’un dos et l’intervalle entre les omoplates, ou est-ce le dessous de la tête entre muscles et cheveux, la fibre allongée des bras jusqu’aux coudes, le repli du ventre, peu importe, les sillons des côtes.
Alain Condrieux – eaux noires, tumblr
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B
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