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Non, rien (premier extrait)

Comme si chaque pas, chaque mot te dissolvaient — et tu t’affaisses — ou que tous en même temps t’exhaussent, avec quels rires, quelle préciosité, quelles pauses, — tu t’avances au bord ondulé d’une frontière dont tu es le seul à connaître les anses, les passages ; tu te sens heureux avalant cette poussière grise incomparable, tandis que la légèreté t’oriente, te pousse aux épaules, non plus seul, mais davantage, tandis que s’amoncellent, autour de toi des amas consistants et informes, d’un doigt parcourus et dissous ; tu longes des vitres qui te reflètent, mannequins habillés, déshabillés, chauves ou portant perruque, dans une rue qui jamais n’eut place d’architecture, ni murs, ni maison, et que rien, hors toi, (mais toi ?) ne sillonne, (mais qui parle et respire), au bord de cette page qui n’est ni page, ni papier, ni blancheur, ni réflexion, ni folie, ni sagesse, ni sens, ni livre, pas ta main, pas ta tête, mais commencement éclaté d’une expérience, sorte de présent qui se double sans cesse, sans jamais se pourvoir en suite-avenir, cassation, absence de grâce — déjà tu tombes.

Mais donnez-moi un corps. Ou, réponse, entre tant d’autres, choisie : le silence est un mot qui n’est pas un mot.

Ici nous disposerons ce qui nous reste d’hommes en avant de la mer. Et nous la regarderons, à la plage, abaissée, souveraine, étroitement mesquine hors de notre regard qui l’orne d’un mythe. Corps dit superbe et que je dis, à genoux, de ma langue, adoré. Ici nous disposerons, face à la mer, ce qui nous reste d’hommes, en une ligne-sexe, rouge, dite obscène, tout dressés, le buste nu, fusillade qui aussitôt les assassine et qui reprend, immortelle, tandis qu’un ressort à leurs pieds se détend. Les remet en place. Toi. Nu. Ou nous.

Ici ce que tu vois. Ce qui est. Ce qui parle.

En avant, face à la prémonition, face à l’accomplissement impossible — ici ce que tu vois, effaces, parles — en avant, derrière ce bleu puissant, ce soleil, ces bains, mots du petit déjeuner, des matinées, eau, sommeil, mer, pêcheur, rivière, prairie, forêt, verdure, dessert, poissons, dessert, en avant, en dehors, au plus courts et sublimes, jusqu’à la pluie, la campagne, la ville (jusqu’à ce ricanement précis) jusqu’à ces cailloux ronds, inégaux, palpables (mais fantômes) jusqu’à ce… mais plus rien (ce que tu vois, ce qui est, ce qui parle). Les volets battent. Un instant tu tombes. A similitude de te vouloir et de disparaître.

*

Nous n’avons pas encore passé le mois le plus chaud. Convention qui rend effrayante la mort, puis, aussitôt, à nouveau, l’apprivoise.

Si légers, impossibles les sons se répercutent à l’intérieur de… Il, toi, je, nous : sorte de conque à répétition. (Au sein de ce travail, de cette appréhension, qui ne les quittera, ni avant, ni après). Mais toi visage si je t’ai inventé, si tu bouges, et toi, plus profond, plus sourd, toi, sang, sous les lèvres ouvertes, chemin qui passe, dépasse, dérange, et derrière.

Peut-on appeler vide ce silence ? (mer de glace) — et chaude à brûler la chair.

Il apparaît dès l’abord. Il n’apparaît rien, mais l’abord est là, dans ses paumes, dans ses mains retournées, détroussées, sous ses ongles.

Laissez venir. Laissez tirer le fil, et l’encre, informe, paraître. Je, tu, frissonnent. Laissez-vous, mille, mourir, courir. Symbole du millepertuis. J’ignore.

Voici le repos. La paix. Ou sauvage, l’effroi.

Arrière-pays, sans même un arbre, objet, pour lui donner mesure ou démesure. Le silence est un mot qui n’est pas un mot, et le souffle un objet qui n’est pas un objet.

Jouant des bruits jusqu’à ce que, comme des pointes, se désarticule son apparence.

Nous apprîmes à être blonds. A avoir des yeux verts. Des boucles. Des mains peintes. (A fantaisie de resurgir.)

Le silence est un mot qui n’est pas un mot et le souffle un objet qui n’est pas un objet.

A fantaisie de resurgir.

Cette bête qui, toute une nuit, comme une taupe… Ainsi se marie le désir à l’attente. Frappe. J’aime, nous aimons, l’odeur granitée de la terre au bout des doigts, sous les ongles. Pénible image. Rieuse, radieuse image. Soleil. Comme tu (ils) sont loin. Comme je…

Les Vêpres de la Vierge (Beata Virgine) enroulés tout autour. Comme tu, comme je, nous, radieuse image, sommes…

Chambre d’hôtel, traditionnellement sombre, étroite, bruyante. Lavabo, bidet, objets sales. Nous regardons. Asmodée ou le démon du… Culte. Étroit. Nous regardons.

La place est douce, du village, où quelques enfants attendent. Puis se lèvent. Absence. Comme tu, comme je, sommes… Soleil. Il n’est pas laid cet ange.

((Ainsi cérémonieux s’inclinèrent et doux contèrent des histoires, violes en mains, de tous temps désuets, (et cette couleur rose, contemptrice du vert des feuilles, avant-printemps)
        anges agenouillés, raides, frappant d’éloignement, d’orgueil, anges qui nous font face. D’ailleurs qu’importe ce que j’ai vu qui vous ai vus, et pleuré.))

Nouveaux rires.

(Épaisseur promise jusqu’à la damnation et que tu offres, maintenant, rédemptrice. Boîte minuscule, opaque, entre tes mains, que tu caresses, ouvres. Rien ne s’en échappe, mais t’efface, instable, au plus loin, « à presque le suicide ».)

Bulles d’un fleuve tumultueux: marécage. La Nonne Sanglante ou le Roi Lear.

Puis les murs ne ressemblent plus aux murs. Il roule en taxi. Rues traditionnellement sombres, étroites, bruyantes, à l’encontre de la campagne, grande ouverte.

Je conte la rigueur d’un songe qui n’est pas rêvé, d’un labyrinthe sans énigme, je conte la floconneuse densité, le trou de coton hydrophile.

Ici se trace l’itinéraire de n’importe quelle joie, de n’importe quelle peur, rire, souffrance, délation, absence. Laisse venir. Laisse.

(Une maison en pierres de taille. Des coques de polyester. Habitation. Habitacle. Amica mea. Lèvres ouvertes. Malheur à ceux par qui le scandale-silence-suicide arrive).

Infiniment rassurants, ces personnages en cornettes. Mais l’histoire ne s’interrompt pas là : l’autre divague et sent que les mots tracent en lui un chemin qui l’emporte (balbutiant, bavant, doucement coule.)

Ayant tout à fait perdu notion des limites qui font de lui un être défini, doucement coule.

Fleuve tumultueux, marécage : la Nonne ou le Roi.

*

Lacis de plus en plus serré, tandis que, doucement, poussant la porte, tu t’avances, glissant les pieds sur le tapis, trame que tu souhaites enchevêtrer à plaisir, entrant dans cet espace tiède, là où se déploie ton chant : geste de te passer la main dans les cheveux, de renverser la tête, de boire longuement à un verre, gestes ou mettons actes, telles des voluptés solitaires, de toute façon, discrets.

Mais remodelant la chambre, assis dans un fauteuil comme un monsieur en visite, t’attardant, un instant, pour déboutonner ton col, tandis que ton doigt caresse, effleure la nacre, et plus loin la peau un peu rugueuse du cou, t’attardant pour boire encore, t’adresser un sourire (cheveux frisés, costume rayé, ongles que tu ronges) place de somnolence et de mort, dans ta vie jusqu’alors active.

Itinéraire sans cesse interrompu, nié (construit – détruit) dessiné, parcouru dans un mouvement qui le brouille.

Et toi, prolongement lyrique du parcours, toi, voix qui démarre sur une note haute, se coupe, repart sur un registre distribué au hasard, impossible à prévoir, à justifier, à saisir, voix qui n’ouvre qu’une série d’ombres (ou d’ondes) en cascades se défaisant, rire d’un rire (ou larmes ou chemins) — ne pas prendre le parti de ce qui dure, mais au contraire celui de changements multiples, capricieux, coléreux, vindicatifs — itinéraires, labyrinthe en carrés, pour obliger au volte-face, aux angles brusques, aux courses folles (et toi, spectateur) à l’essoufflement, à la démarche provisoire (lente, rêveuse des somnambules ou rèche, précise…) telle une série d’excitations énergiques ———————————— dans un tintement de machine à sous qui déraille, poussée par quelque adolescent rageur, toi, moi, qu’importe, venait à ton secours toute une suite de lumières, de formes, de couleurs, de représentations multiples, (ici se frangeait de jaune la robe de quelque danseuse ou l’uniforme d’un scaphandre interplanétaire, toi, moi, qu’importe, mettons qu’un fleuve, une suite apparente, jaillisse, brusque facilité d’un courant où glisse la boule de métal, tandis qu’aux déclenchements des plots, le tableau s’éclaire, révèle la danseuse ou le scaphandre, par transparence… Et toi, immobile… mais aussitôt le fleuve change de sens, la boule dérape, ou tombe à angle droit, ou bien gagne le ciel, toi, moi, qu’importe, une sorte de bonheur-respiré-essoufflé s’installe. Peu à peu le mot ange disparaît de notre vocabulaire.)

        surgit une « campagne » peinte, buisson contre buisson, s’ajoutant aux fleuristes, arbres, bosquets, jardins publics, cours, allées, graviers, ponts en dos d’âne, posés ici et là, objets que rien ne justifie, n’explique, à peine dits, mais chantés, mais gémis, je cours, tu cours, le chemin t’accroche au passage…

Dans sa vie jusqu’alors active : merveilleuses bribes.

(Ah loin, si loin, qui prendra ta place ? Éternellement, utile-inutiIe. un double se détache et tu l’observes, qui s’avance.)

Tandis que lentement la voix contourne, s’amenuise, s’étale, entrave, ouvre, s’absente, recommence.

Légère.
Pesante.
Exacte.
Vague.

Déchirure à même le corps. Douceur à même.)

Arrache tous les mots, arrache cette gorge, la tienne, la nôtre, renverse-toi, renverse, ENCULE-MOI, JE T’EN PRIE, ENCULE-MOI. Hurle. Point lumineux (poursuite) qu’à l’infini tu répètes, repères. Enfonce-toi. Enfonce-moi. Rien. Tête et bouche mâchouillent du sable ————————→ violence du sommeil.

Ah !

Ces courants, ces explosions, cette obscurité, ces fulgurances ———————————————————— mais invente, INVENTE, que fais-tu là, immobile ? Tu n’as ni seins, ni taille, ni ventre, ni cul, ni sexe.
BOUGE. BOUGE. BOUGE.
Déplace-toi. RICANE. Monte. Adore.
AVANCE. AVANCE. AVANCE.
Romps. Noue. Touche. Dors. Vacillement, puis à nouveau bien droite la parole : ruissellement dont tu jettes l’encre.
Tout RECOMMENCE. Je ne PEUX PAS.

IL SE PENCHA PAR LA FENÊTRE POUR L’OUVRIR.

Trop de présence. Impossible de ne pas être : ce couteau que tu traines à travers ce corps. Trop de présence. Être ? Impossible : ces fleurs, ce lit de fleurs, ces ponts, ces entrelacs, ces lacs.
Tu t’acharnes. Tout ce qui crée efface.
          Tu t’acharnes.
          et le cri n’est plus rien que son mouvement, sa modulation, ses phases, ébranlement qui se replie sur lui seul. TU TE METS A COURIR. Disparaît le cri. La vraie vie. La vie fausse. Reste une sorte d’ombre, de tache, ici et là, de rire : transparence absolue de la peur et du corps. ( Douleur – douceur. ) COMME SI.

comme si la pièce était blanche. CATÉCHISME : vivre un pas à côté de ce que tu crois être.

Pas un homme. Pas un saint. Pas un monstre. MAIS un homme, MAIS un saint, MAIS un monstre. Et la lubricité du songe. Intacte.

*

Alors revenait la voix — le silence — la dure alternance des interruptions, leur langage.

Phases rompues. Membres discontinus. Et le vide alentour. Éclats de couleurs, BRUSQUES, dans tout ce noir.

MAIS… Nous mettions en ce mot tous nos espoirs. toute notre force de faire obstacle, et ainsi suspendus, d’arrêter là, un instant, en abîme, temps et espace (et nous, solitaires, muets-parlant, ô notre rire). Et non point tant ici introduire opposition, que dissoudre, ouvrir, MAIS, sorte de neutre, qui mollement chavire, mot concentrique.

Et par cercles s’organise laissant intact le paysage — à la très chère, à la très belle, à la très bonne.

Image très généralement significative : sapins, herbes hautes, zones d’un ciel bleu et très pur (PRUSSE).

A la très chère, à la très belle, à la très bonne.

Comme si, zone ronde et captive, au plus obscur de l’eau — son calme — se levait un tourbillon, des vagues.

Et nous, décomposés par ce mélange, allant, venant, NOUS et fantômes, incapables d’acquérir ce corps nouveau qui pèse cependant, promesse-menace, sous notre corps ancien.

MAIS et fantôme.

Tandis que nous visitons des plaines immenses — enfonçant nos pieds dans des trous brûlants, nous baignant de sable, de pierres, d’épines, (et nos visages marqués, et nos vêtements roux, en loques, révèlent depuis longtemps la faim, la soumission à la faim, sa torture.)

Sans qu’aucune intention précède l’acte, sans même que s’organise la facilité des obstacles, dans cette transparence de l’air nacré — ici ou là, (voyages) — tandis que monte et descend cette poitrine qui respire, soulevant jusqu’à sa bouche un bol où il boit, là, retombe, remonte le geste, clé entre mille autres, et t’entraîne, chute où tu, (nous) nous prenons.

Volupté de la parole. A la très chère, à la belle, à la très bonne.

Rétrécissent les plaines. Doucit le soleil. Et dors, dors encore. Toi. Nous. Tant d’autres. Que ferais-tu, hors la possibilité de louer, de honnir ?

Il était une fois. Il était une fois. Il était.

Il était. Tous ces beaux verbes.

Thomas s’assit et regarda la mer.

Ne cherche pas le repos.

Tandis que se drape d’un grand manteau, la femme, son sourire, te saisit, toi, te saisit nous, oh! ces vertiges.

Si nous n’avions la force de menacer de fable, tout périrait en nous. Où donc situer cette déformation qui nous assaille ? Quelle chambre, lieu, ville, lui assigner, si ce n’est tout entier, impossible ce sang qui nous oriente, nous allège ((lui tumulte, lui douceur, (violence, soleil)). A toi, A nous. Pour toujours. Enfermés et diserts.

*

Il était exposé de tous côtés aux brouillards. Une clairière circulaire. L’oiseau Phoenix dans les broussailles. Une main fait continuellement le signe de croix sur le visage invisible. Éternelle pluie froide, un chant inégal, comme sortant d’une poitrine qui respire.

 
 
 
 

Agnès Rouzier.
Extrait de « Non, rien » d’Agnès Rouzier, éditions Seghers, Paris, 1985.
Ouvrage aujourd’hui introuvable. Il semble impossible de trouver actuellement quoi que ce soit comme informations biographiques.

 
 
 
 

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