© Image François Santerre

Je suis dans la chambre d’hôtel

.Je suis dans la chambre d’hôtel
Personne ne sait où je suis

J’ai transformé toutes les chambres d’hôtel
En quartier général secret      c’est moi qui ai la clé
la femme de ménage aussi      elle je l’ai louée avec la chambre
Pour qu’elle fouille juste ce qu’il faut armoire valises poches
Pour que      sans qu’elle le sache elle soit mon témoin

j’ai loué aussi les chauffeur de taxi      ils se succèdent
ils parlent toutes les langues      ils sont moins fiables
mais ils trouvent toujours une affaire à traiter      entre la portière
et le trottoir la furtivité est excitante parfois elle devient mécanique
elle n’a plus sa tête      elle accélère
elle fait passer n’importe quoi
de mains en main      vente express      de lots de montres     de soutiens-gorge
ou de cigarillos transalpins      la furtivité nous repose      parfois

hier      sur le palier la femme de ménage –
nous nous ressemblons beaucoup – m’a dit « j’ai une maladie
mortelle      (tout le monde d’ailleurs mais plus ou moins)
c’est quelque chose dont personne ne veut rien savoir
il est probable que tout le monde va fuir peu à peu ce qui est bien normal
discrètement      en s’éclipsant      un beau jour je ne verrai plus personne
je pourrai dire qu’ils sont morts et que je suis encore vivante »

donc j’ai une femme de ménage qui parle      j’ai des chauffeurs de taxi
et j’ai ma chambre d’hôtel      c’est mon quartier général
j’ai transformé – personne ne le sais sauf moi – toutes les chambres
du monde en chambre d’hôtel      et ma chambre en toutes les chambres
du monde où tout peut arriver      et toutes les personnes rencontrées
dans l’escalier d’une façon ou d’une autre sont à mon service
et toute les voitures sont mes taxis-limousines
j’emploie ainsi à peu près le monde entier
par petites vagues qui se succèdent – personne ne s’en doute
mais au fond ça ne regarde personne – donc      j’ai une femme de ménage
j’ai des chauffeur de taxi      et j’ai ma chambre d’hôtel     c’est mon quartier général
ils ne sont au courant de rien      moi-même je soupçonne que parfois
sans le savoir je suis la femme de ménage de l’étage      ou la secrétaire
du gérant qui lui-même est le chauffeur de taxi qui recueille
les confidences de la femme de ménage et l’embrasse en secret dans le noir
s’en est-il rendu compte ?      Le sait-il ?

donc j’ai ma chambre d’hôtel où entre dès qu’on ouvre
la fenêtre poussés par les grands courants de l’air des messages
de toutes parts      un grand mélange      toute une vie
+ celles des ancêtres avec leurs parfums bien à eux bien mixés
+ les vies rêvées + celles dont je ne sais encore rien
Dans ma chambre d’hôtel entrent impeccablement conduits
l’insaisissable le palpable      le grand manuscrit roulé      l’éventail
des sentiments contradictoires      un papyrus chinois      un odorant
cahier japonais      des feuilles à franges      les grandes marges
pour la trahison pour aucun regret      les prières des apeurés
et l’espoir en petites lettres parfois presque lisibles      un vrai empire
j’y suis bien      il y a les livres qui m’ont accouchée      entre les jambes
de ma mère si chavirée      si intense ce jour-là      chair souple
pneumatique douce élastique

aujourd’hui j’ai une chambre d’hôtel voguant sur les trous d’air
c’est surprenant      c’est une bonne place où se précipitent
les éléments d’une foule      une polyphonie organisée
à décrypter      de la fenêtre de ma chambre j’entends le tumulte
rouge de ce buisson de roses où chaque brin est perceptible ici je retrouve tous
ceux qui sont entre-deux      presque tout le monde
sauf les grands autistes      et les pierres solipsistes
(interrogés les élèves de classe terminale ne savaient pas
ce que voulait dire « tumulte »)

maintenant nous voici dans un avion nous attendons le départ
ivresse des parois      la carlingue vibre      le son monte
un autre avion passe par-dessus le nôtre
je le vois venir de la droite      en s’élevant ingénument
mon voisin me prend la main il la serre      il a peur
je lui dis que nous sommes déjà morts plusieurs fois
que je me suis réveillée plusieurs fois      nous ne sommes pas encore morts
une fois pour toutes      chaque instant est un son que l’on doit décoller
des autres avec des outils efficaces (large base d’une truelle
pelle à gâteau)

il fallait prendre cet avion – je l’ai pris au vol – qui refait du vide
entre les mots c’est reparti      quel bonheur!
(la chaîne des mots parle de nouveau toute seule      s’élance      fait des volutes)
C’est une affaire de confiance dans le déroulement de la bande-son

mon voisin murmure des phrases folles
Je me demande s’il n’est pas AUSSI un brin d’herbe qui ne sait pas
qu’il existe      si je ne suis pas aussi      une forêt qui oscille
doucement dans la nuit – Grande lune – Sans le savoir
si nous ne sommes pas tous les deux ce souffle qui anime l’air

vraiment il va falloir que je vive au-dessus de mes moyens
très largement      sans pitié pour les fréquences insupportables
l’endettement et ses retours rapides je paierai ma dette
sous forme d’intervalles      il faut profiter absolument
de ce moment risqué      de ce superbe-danger où j’ai encore
toute ma tête      tendre les liens      faire provision de musique
ne pas perdre le ton      l’accent      tout ça qui vole en faisant
halte sur la base aéroportée avant de repartir presque aussitôt
les avions arrivent de tous les côtés
là sur la base !      un coup de rein      et hop ! Hop !

nous ne savons pas vraiment pas ce qui va se passer
parfois on le sait un peu plus
que la plupart      tenir jusqu’au bout l’artifice des formes
la syntaxe      la place des mots      le poids des sons
le gracieux passage des avions      le souffle léger

je n’ai jamais cherché      c’est vrai
et avec plus ou moins de bonheur – que le point où le langage
s’ouvre à pic sur le choix de la différence absolue
le moment est venu           le moment est venu           le moment
est venu           le moment est venu           le moment est venu

tout ça      c’est mon capital      je n’ai
pas les clés de la banque      mais le coffre-fort a des fuites
et le gardien dort souvent      il a de la moralité
il y a un trou dans le tissage des mots      un labyrinthe
c’est par là qu’on se sauve et qu’on est sauvé      je suis incorrigible
c’est sûr je mourrai en croyant à la vertu des phrases ouvertes
surtout quand elles nous manquent      le moment est venu      le moment
est venu      je les mets en banderoles et je les accroche
à la balustrade des ponts splendides      elles s’installent vibrantes
dans l’air      en fait je viens faire fonctionner la grande machine
soufflante absolument gratuite du vent      parfois je pose les phrases
sur les statues      comme une étole      je l’ai accroche aux arbres
je les jette – le pari du semeur – sur les arbustes légers
pour avancer sur le souffle continuer la phrase où chacun doit choisir
forcément même si le bulletin blanc      même si la fuite

ne pas perdre le ton      ne pas perdre la base      la boîte à rythmes
ne pas perdre le battement      ne pas le perdre      ne pas perdre le ton
ne pas perdre le souffle

mon cher laurent      je suis dans la chambre d’hôtel
personne ne sait où je suis
un tigre s’est endormi sur le lit      je marche doucement
un ange m’a offert un cours de stratégie
j’ai du mal à lire      le texte change tout le temps
enfin il n’y a pas de temps à perdre      il paraît que ce sera plus dur
je ne suis pas sûre de pouvoir travailler
peut-être      est-ce une chance il me faudra quitter beaucoup de choses

c’est un chemin miné      parler de soi en période
excessivement basse      risque de disparition sous la tente
à oxygène      risque d’ivresse incontrôlable      et il y a
les assassins ne les oublions pas      c’est tellement excitant
le pouvoir sur les autres
il faut lire Hobbes

au fond il suffit que ça reste ouvert      on prend la route
on prend la route dans ses bras      on embrasse l’aube d’été
lui on dirait tous les matins qu’il par chasser dans la forêt
d’abord il prend sa femme      puis il prend la porte      il prend
les rues      il monte aux arbres      il est parfumé comme un bouquet
de branches de pin      les commerçants l’aime beaucoup
il éclaire les vitrines il s’installe et ça clignote      il croit un peu
trop à demain mais il n’a pas tort      pas du tout
car c’est un beau bandit      il ment      souvent ne peut rien
faire d’autre      car il improvise à vue      tellement de valises
oubliées qui reviennent comme ça en travers du chemin
mais c’est comme ça qu’il vit      n’arrête pas de s’alléger
et d’être lourd      il a un accord avec le système
des marées      moi      je perds la mémoire      c’est effrayant      je fais
de nouvelles fautes d’orthographe      mais ça revient souvent

le femme de ménage est derrière la porte      j’entends son chant
elle a une voix claire      traversante      d’est en ouest
elle dort maintenant avec le garçon d’étage et après elle rejoint
le gérant pour la nuit      moi je suis dans la chambre d’hôtel
personne ne sais où je suis

 

 

Josée Lapeyrère

Je suis dans la chambre d’hôtel, extrait d’un texte eponyme inédit,
est paru une première fois dans le journal La Res Poetica en septembre 2007.
Remerciement : Laurent Cauwet

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durasNuit du 17 août

par Hélène Bordes
Je mourrais de boire ou de cette envie de boire, j’en mourrai, je pense. De ces liquides et de ces nuits à boire et au matin bus. Je bois je le sais, depuis longtemps. Quelque chose de l’alcool m’a raflé une jeunesse promise. Peut-être. Ce que je sais c’est que je bois jeune encore. Le visage que je peux voir en subit encore une transformation secrète. Je suis seule à assister à cette métamorphose non achevée. Bientôt il sera défait, définitivement.