© Image Nathanaël

Pages enlevées

[ extrait ]
par Nathanaël

« Il y a eu des pages en trop, des pages venues après les Carnets, des annotations, des désistements parfois, une douleur qui se rapprochait déjà ; s’agissait-il de la même douleur. Elle portait déjà un chiffre, il a été nécessaire de remonter les années de refus, non pas pour les compter, mais afin, peut-être, d’en saisir l’ampleur, et la vigueur. Le non m’aura longtemps fait marcher. »

N.

[…]

*

Ce qui m’étonne : lorsque vous me dîtes grive ou bien laisse, c’est que je sens profondément le rattachement de ces mots à des lieux précis, à des vies, alors que moi, lorsque je dis mer ou moineau, les mots sont vides, de sens peut-être – de sang.

*

À présent, lundi. J’arrive de nouveau à avaler ma salive sans avaler ma gorge avec.

*

Tous les jours mon corps prend feu. Aujourd’hui ne fait pas exception. Soleil, pourtant. J’irai marcher dans le cimetière sous un soleil qui crève les yeux.

*

Après que tu es parti, j’ai marché jusqu’au bord de l’eau avec les nombreuses tristesses, et ceci que porte à présent mon corps. Ce n’est pas une frayeur mais une chose tragique, sans doute, comme le tragique peut appartenir au réel (c’est Ionesco, maintenant, qui réfléchit en moi).

*

C’est toi, l’ange. Non plus ?

*

« Je suis parti. » Moi aussi, ami.

*

Il y a eu tant de lettres, depuis la porte 727 jusqu’à celle-ci, la 1448.

*

Lever lent, en cette avant-journée, un thé près d’une fenêtre en face d’un cimetière. La grille est ouverte et les oies se taisent et les personnes passent dans leur journée et je me demande combien d’entre eux viennent de quitter un corps, viennent de quitter un lit, pour faire face ailleurs, autrement.

*

Prolongement loin du toucher, insomnie.

*

Voici ce que j’en pense ce matin, par cette lueur forensique. Par-delà la détermination d’un visage, le présent habité, les arbres qui longent le lac inscrits à ton regard, cinéma déconcertant et détaché du mouvement de la voiture, la facture de la route, j’oublie et l’hôpital et les urgences de minuit, l’esprit perçant, un hurlement, cela se défait au profit d’un instant déployé sur d’autres lieux.

*

Une maison aux murs fragiles, et le cœur. La main sur une peau, le creux d’une clavicule, ma main ensuite le reste de moi.

*

Lorsque tu écris « affirmation », j’y lis « infirmité ».

*

Après avoir versé de l’eau bouillante sur la main gauche l’autre jour sans pour autant l’avoir brûlée, ce matin, en coupant un légume, j’ai réussi à insérer la lame dans l’index de la main gauche, elle est passée sous l’envie et directement vers la jointure, de telle façon à y empreindre une blessure impeccable, profondément contusionnée, et à peine visible.

*

J’écoute auprès de vous. Cette voix d’il y a vingt ans.

*

Hier j’ai marché, nous avons marché, près du lac, pluies et rafales, le cœur léger.

*

Lundi : je m’américanise. Toutes les nuits je rêve la mort de ma sœur, ça doit être à cause de ça, de cette rupture définitive de la frontière.

*

Mais moi aussi comme toi je pourrais dire de ces jours : rien. Rien.

*

Je les ai lues, ces feuilles, dans la lune même, au havre de Belmont, il faisait nuit, la balançoire. J’ai fait des pirouettes sur le gazon. Je me suis assise dans un tout petit bateau enfoncé dans le béton.

*

De quoi est fait votre tempête ?

*

Dans Dobu de Kento Shindo, Nobuko Otowa court très loin. Elle n’arrive pas au bout de son corps. C’est son rire qui la dément. Ensuite sur la place publique. Mais la place publique est le lieu indiscutable de l’échafaud.

*

Je vous attendais sans pour cela pouvoir faire le pas nécessaire. Merci de fermer le secret.

*

Mais le nom ne fonctionne-t-il pas déjà comme une pierre tombale ?

*

Je n’y ai vécu qu’un an et demi, avant de m’en être départie.

*

Sous la douche, j’ai appris à compter en allemand. Il a fallu nettoyer les mots en les disant.

*

Voilà que j’invente cette lettre, parce que j’ai envie de vous entendre, mais je n’ai rien à dire.

*

L’unique anémone : pourpre, déployée, et dont la couleur fait du déchirement une couleur propre, sensuelle, le centre noir, élancée.

*

Le soleil m’efforce. Je vais chercher votre étoile.

*

[…]

 
 

Nathanaël est l’auteure d’une vingtaine de livres écrits en anglais ou en français dont notamment la trilogie de Carnets, Carnet de désaccords (2009), Carnet de délibérations (2011) et Carnet de somme (2012), le livre de séismes, Sisyphus, Outdone. Theatres of the Catastrophal (2012) et l’essai de correspondance, L’absence au lieu (Claude Cahun et le livre inouvert) (2007) dont le versant auto-traduit se dit Absence Where As (2009). Elle vit à Chicago.

 
 

////////////////////////////// Autres documents

image : claude cahunTraduction (soi-)disant : une expropriation d’intimités

par Nathanaël
Le texte que voici a été prononcé le 14 avril 2011, au Centre d’études poétiques, ÉNS-Lyon, lors d’une journée d’études transdisciplinaires organisée par Myriam Suchet.

la base sous marineDieu est un fragment nécessaire

Extraits de Ici dans ça de Mathieu Brosseau

En dehors, je ne les vois pas, ils sont en nombre, je les sens, encore purs, je les sens, encore purs, comme les enfants de ma mémoire et ce que ma naïveté a toujours voulu reconnaître, partout des machines, ce que ma mémoire n’a jamais intégré, partout des machines, plus féroces, plus atroces que n’importe quel être de chair,

DSC_0064bisRenverse (II)

Extrait d’un récit à venir, Renverse.
par Amandine André

la cendre et l’air unifiés, c’est pour cela que je suis venu et que je vais encore venir et te poussant te voilà adossée au mur gris dans lequel reste encore un bleu ancien, le poids des épaules descend dans le bassin et t’abaisse un peu plus vers le sol