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Madame Plaza, Bouchra Ouizguen

Madame O.
Bouchra O en déployant ses gestes – bras s’étire vers l’avant ou vers l’arrière – en repliant son corps, couche au sol une cartographie dans laquelle elle va se plonger. Cherche ce qui du cou à l’épaule, du bassin rotatif à la jambe, ce qui remue et résonne dans sa danse, et d’un geste dessine dans l’air les lignes géographiques et les lignes temporelles qui vont toucher le plus lointain et le plus proche. Elle a parcouru cette carte ponctuée par les aïta, elle a retroussée la scène pour passer dans son hors-champs, et dans ce nomadisme rencontre des volumes de voix et d’existences qui intensifieront la danse et rendront sur scène une géologie de gestes passés et à venir.
«Mes gestes possèdent des racines multitudinaires et profondes. Chacun de mes gestes hérite de millions d’autres gestes et chacun de mes gestes est l’ébauche de gestes à venir. Mes gestes sont les moules approximatifs de geste à venir dont la nécessité est encore invisible. Mes gestes sont les formes de la vie en mouvement qui s’ajustent avec la vie matérielle. Mes gestes sont une agglutination de mouvements effectués, repris, corrigés. Mes gestes sont une éternité active où la pensée cherche sa nourriture. C’est la matière qui est l’éternité passive, la semence morte de mes gestes.» (Tohu, Eric Vuillard)
Pour Bouchra Ouizguen la danse est une traversée, un départ rythmé par des franchissements de lignes, de frontières. Du Maroc à la France puis de la France au Maroc, de la danse orientale à la danse contemporaine, aller-retour, mouvance permanente. Le désir de Bouchra Ouizguen trace une étendue sur laquelle coexiste deux scènes, celle des chikhates et celle de Bouchra.
De madame O. à madame Plaza
Madame O. rencontre madame Fatima, ensemble elles vont constituer un premier volet de la danse à venir. « Aïta », les lumières rasent le sol, les danseuses passent dans ces raies de lumières pour faire et défaire leurs rencontres, les corps s’appellent, s’offrent au touché, se retirent, exercent des fascinations et des rejets. Chaque geste est tantôt ingéré tantôt dérobé. Puis premier récit de ce voyage, madame F., grande chikhate qui êtes-vous? Le bord de la danse, le bord du chant, le bord du monde. Le bord toujours, sur lequel je me tiens et vous enchante.
Madame Plaza
Au centre de la scènes sont disposés trois banquettes au tissu imprimé dont une se dispose face au public, les deux autres sont de chaque coté de la première. Quatre danseuses sont au sein de cet espace, dont deux sur la banquette de face. Une lumière douce et chaude enveloppe le lieu et laisse au reste de la scène une obscurité, un noir épais. Les costumes ont été choisi pour leur aspect quotidien, les couleurs sont vives et éclatantes sous la lumière. Les mouvements viennent étirer la durée, ils donnent une plasticité au temps qui se retrouve articulé au sol de la scène. Un geste prend le temps de sa trajectoire comme ce qui parviendrait du plus lointain, sa venue intensifie le présent. Une danseuse assise lève sa jambe, fait passer sa jambe sur son autre jambe, croisement de jambe, toujours en mode «tempo largo». Sur la banquette mousse frontale, deux danseuses, leurs assises tiennent une distance entre leur deux corps, puis leur deux corps traversent cette distance pour se joindre, s’adosser, s’appuyer et se séparent. Le corps se penche jusqu’à renverser la tête au sol et mettre les pied en l’air, il inverse avec lui le monde et la gravité. Une autre se tient debout et parcoure une ligne, s’arrête, elle lève ses bras en cercle et les fait se rejoindre au-dessus de sa tête, geste du levant, «tempo adagio», geste fluide et précis qui ne prennent plus leur poussée par la force.

Chaque corps augmente la force cinétique contenue dans cet espace de ligne. Chaque corps effectue toutes les trajectoires possibles sur les bords, les lignes de forces, les courbes, les obliques. Les corps sont tantôt repoussés par le centre tantôt attirés, une partition nucléaire de fission et de fusion, ils se déploient et s’emmêlent, s’enjambent s’enroulent et donnent cette forme à plusieurs bras, des formes successives constamment engendrées et défaites. Un chant surgit d’un corps au sol qui roule sur lui-même et offre à sa dimension ce que jamais nos yeux ne peuvent contenir dans son ensemble, la rotation terrestre du point le plus élevé du soleil à son point le plus bas lorsque nous basculons vers la zone de son retrait, la nuit, ce chant aux intonations ascendantes qui se termine sur une chute, chante le lié et le délié. Le centre constitue une zone dans laquelle les vitesses s’accélèrent, un accroissement d’énergies et de rythmes.  Le nu est sous la chair, lorsqu’une danseuse se place à l’arrière d’une autre et avec ses doigts distend le collant chair, c’est la peau qui est soulevé, la chair qui est retirée de l’ossature, par ces doigts curieux du dedans de l’autre, un décollement qui laisse un écart dans lequel l’autre danseuse explore les sensations d’une forme malléable et consentante à ce modelé.
Le récit se dénude, forme brute, lorsqu’une danseuse revêt la veste et le pantalon de l’homme, la boucle du ceinturon enserre fermement la taille de celui qui vient de défaire ce même ceinturon et de le relâcher tout aussi fermement sur le corps de la femme taillé par le cuir qui s’est abattu sur elle. La danse fait passer par tous les corps homme femme végétal animal et par tout les états colère joie langueur excitation, les danseuses invitent les foules à les traverser, construisent des labyrinthes pour les capturer, les observer, jouer avec, elles roulent leur tête sur les murs par dessus lesquelles elles passent leurs yeux. Les banquettes sont des murs qui distendent l’espace et redéploient du temps et du mouvement.
Et les voilà soudain devant nous, si proche…
Texte : Amandine André