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Du théologique à l’ethnographique : le réalisme ontologique de l’anthropologie.

Entretien radiophonique avec Mohamed Amer Meziane.

Bibliographie :
Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique, éditions vues de l’esprit, 2023
Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, éditions la découverte 2021

condensé des deux ouvrages :

1. Transformer l’affirmation Derridienne d’une mondialatinisation du christianisme en l’énoncé d’une dissémination de l’impérialité romaine, comme telle, irréductible au christianisme
L’impérialité est le concept qui cherche à rendre compte de la métamorphose coloniale de l’idée d’empire. Dans cette métamorphose, l’empire qui revient n’est pas l’empire terminal tourné vers la conversion des infidèles et l’avènement du salut. C’est un autre empire qui est chargé d’universaliser la civilisation en lieu et place du christianisme colonial pour susciter l’émancipation laïque des peuples.

2. Libérer les sciences sociales de leur impérialité et élargir le spectre des « non-humains »
L’anthropologie se doit d’étudier non seulement la pluralité des mondes mais aussi la multiplicité des sur-mondes et de saisir comment ce qui se situe hors du monde agit pourtant sur le monde social en affectant les humains.
Pour ce faire l’anthropologie doit cesser de se penser comme science de l’esprit humain et remettre en cause la « croyance au monde  » comme seul réel. Il lui faut penser une réalité qui a la fois « est » et « n’est pas ». Il lui faut aller par-delà le dualisme être et non être. Tout ce qui est n’est pas de l’être.

Réalisation et entretien : Emmanuel Moreira

Musiques :
Eveil / The Awakening · Hossein Alizadeh, Madjid Khaladj
Soufis d’Algérie – Tariqa Alawiya :: Tariqa Issawiya :: Tariqa Bouabdaliya
par Prophet (Charles Duvelle Collection)
MOHĐD – Rood of Time (Live in Paris)

Des empires sous la terre et Au bord des mondes, deux livres de Mohamed Amer Mezianne que nous avons trouvé passionnants quant aux gestes philosophiques qu’ils proposent. Trois grands gestes qui parcourent ces deux livres et qui font de ces deux livres, deux livres importants pour la pensée.

D’abord un geste qui consiste à interroger les présupposés d’un concept. Un geste que l’auteur revendique comme un emprunt à l’anthropologue Talal Assad. On peut dire qu’on reconnaît un travail philosophique majeur lorsque les concepts, les notions et les méthodologies de l’analyse, ne sont pas réemployées pour les mettre en action, mais ré-interrogées. Il ne s’agit pas là d’un simple exercice de redéfinition mais plutôt de révéler ce qu’une notion ou une méthode présuppose. Quand on fait agir un concept, on charrie toujours un monde avec et souvent on y trouve des réductions qui font obstacle à l’émergence d’une nouvelle façon de penser une question.

Vient alors le second geste, celui de l’irréduction. Par exemple donner à voir comment le concept de mondialatinisation de Derrida porte une réduction du romain et du chrétien. Tout l’enjeu du premier livre, « Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation », aura été de tenir l’irréductibilité du chrétien et du romain, pour nous faire entendre l’impérium, le langage du souverain dans cette histoire. Si le chrétien et le romain parlent tous deux latin, pour Meziane, c’est l’impérialité romaine qui s’est disséminée, et non la chrétienneté. Une dissémination de l’impérialité romaine portant avec elle la question de la translatio imperii, du transfert de la puissance. A savoir comment un empire succède à un autre. La sécularisation aura été tout au long du XIX° le retour de cette question de la succession des empires. Et c’est ce retour qui aura donné corps et consistance au colonial.

Un autre exemple du geste d’irréduction, on le trouve dans le second livre « Au bord des mondes, vers une anthropologie métaphysique. » Geste d’irréduction qui consiste à ne pas réduire le réel à l’être, à penser une réalité qui à la fois est et n’est pas. Cette réduction du réel à l’être est décrit par Meziane comme la matrice de toute l’histoire de l’anthropologie. Ce serait là, le présupposé méthodologique de l’anthropologie, toujours à l’oeuvre aujourd’hui dans la mesure où elle ne se serait jamais véritablement désarrimée de sa prétention à faire science sur le modèle des sciences de la nature. Et cette réduction du réel à l’être engage l’anthropologie dans une autre réduction : celle de réduire la capacité d’agir sur la subjectivité. Une série de réduction qui oblige l’anthropologie à échafauder des arrières mondes – un inconscient anthropologique – en faisant usage du concept de symbole. Puisque la capacité d’agir est réductible à la subjectivité, Dieu n’est alors rien d’autre que le produit d’une pulsion symbolique. Réduction du réel à l’être qui suppose la réduction de la capacité d’agir sur la subjectivité et qui conduit à la détermination d’une pulsion symbolique et d’un inconscient anthropologique. Pulsion symbolique universel que l’anthropologie cherchera jusque dans les neuroscience. La question fait donc retour : Comment ce qui se situe hors du monde agit pourtant sur le monde social et affecte les humains ? C’est à cette question que le livre Au bord des mondes tentera de répondre, par une anthropologie de la fidélité, une fois établi les impasses méthodologiques et conceptuels de l’anthropologie. Comment comprendre cette capacité du sujet a être affecté par des réalités invisible ?

Le troisième geste philosophique, c’est celui de la double critique. Geste de la double critique à l’oeuvre dans les deux ouvrages, il vient une fois le concept interrogé dans ses présupposés et après le geste d’irréduction. Il habite l’écart, ou l’entre. La double critique consiste à opérer une critique du religieux doublé d’une critique du séculier. C’est par cette double critique qu’il nous est possible d’accéder aux mécanismes qui codifient le terrestre en le définissant comme séculier. Dans ses ouvrages Meziane trace l’histoire des concepts pour rendre compte de la manière dont les concepts théologique deviennent ethnographique. Cette mutation des concepts téhologiques en concepts anthropologique constitue alors la codification du terrestre en monde séculier. Ce qui se produit c’est à la fois la racialisation des religion, la possibilité de l’extractivisme et le partage entre religion et science. Si l’on veut alors dé-théologiser le savoir et dé-codifier le terrestre, il nous faut tenir la double critique du religieux et du séculier.

Prenons un exemple pour rendre compte dans le champ de la critique des enjeux du travail de Meziane : L’usage du mot ontologie en anthropologie – Le tournant ontologique de l’anthropologie – apparaît au fil de la lecture des deux livres de Meziane directement lié à la question du gouvernement indirect des empires coloniaux. Déchiffrement des cultures & codification des pratiques, traduction des principes révolutionnaire en chaque religion. L’ontologie sera le support des questions de compatibilité ou d’incompatibilité des peuples indigène à la modernité, de leur convertibilité ou inconvertibilité à la civilisation. Le régime de l’indigénat repose directement sur une approche ontologique de l’anthropologie. En régime colonial, c’est en vue de l’imperium, c’est-à-dire d’un gouvernement, que les sciences sociales auront cherchées à restituer le sens ultime des pratiques. Cette quête du sens ultime aura donné lieu à deux grandes traditions :

  • la méthode herméneutique qui s’est attaché à déchiffrer les mondes et où le sens ultime se donne dans la culture, comme un texte qu’il s’agirait de lire.
  • la méthode fonctionaliste qui s’est elle attachée à expliquer les pratiques par leur fonctions sociales supposées dans un système total.

A chaque fois la pratique est le symbole de quelque chose d’autres qu’il s’agit soit de comprendre, soit d’expliquer. Un texte à comprendre, des lois à expliquer. Un peuple à gouverner. C’est ce que nous pouvons appeler le réalisme ontologique de l’anthropologie qui s’est développé en vue de gouverner et comme politique contre-insurrectionnelle. Ici se trouve un nœud entre la théorie des religions de Hegel, la théorie du symbole de Creuzer et l’ontologie pragmatique des saint-simoniens.

Comme pas de côté de ce réalisme ontologique de l’anthropologie, il y a eu nous dit Meziane l’anthropologie de Talal Asad. Une anthropologie qui a fait le choix de ne plus s’intéresser aux systèmes de croyances, mais uniquement aux pratiques, sans chercher à les rapporter à un sens ultime. C’est ce que l’auteur nomme le tournant éthique de l’anthropologie. Mais, aussi riche que fut ce tournant, nous dit Meziane, celui-ci est resté pris au piège des coordonnés de la sécularisation dans la mesure où le partage religion / sciences qui est le partage de la sécularisation, suppose le partage pratique / croyance que le tournant éthique de l’anthropologie n’a pas su défaire.

Pour échapper à ce partage entre la pratique et la croyance, dans l’ouvrage Au bord du monde, Meziane nous propose les pistes d’une nouvelle anthropologie, une anthropologie de la fidélité.

A la pratique comme technologie du corps et gouvernement de soi Meziane propose de substituer la pratique comme apprentissage d’une faculté à avoir accès à une part invisible du réel et fidélité à cet part invisible. Non plus la pratique comme attitude critique vis-à-vis d’un pouvoir – comme vertu – mais pouvoir de se faire un corps en vue de l’esprit. Une disposition qui se cultive par une répétition d’actes en vues de l’accomplissement d’une volonté autre qu’humaine. Une aptitude qui, nous dit Meziane, s’acquiert par l’instruction à l’intérieure d’une tradition. C’est là que la double critique intervient. Car il s’agit de manier une critique interne aux traditions – critique du pouvoir de l’orthodoxie. Critique de là où l’orthodoxie rend impossible les conflits d’interprétation de l’essence de sa propre tradition. Là où l’orthodoxie se fait corrections, respects et exclusions. Là où il n’y a plus de dissonances sur fond d’unité. Là où la tradition se nie elle-même. Critique doublé d’une autre critique, critique de l’imperium, externe aux traditions, critique du pouvoir séculier qui se pose comme réforme de la tradition en vue de gouverner.

Critique du théologique, critique de l’impérium, critique de la manière dont l’impérium interfère dans une tradition. Concurrence et entrelacs de deux pouvoirs.

Double pouvoir qui s’enchevêtre. Au terme de la lecture des deux livres de Mohamed Amer Meziane, l’enjeu sera désormais de mener une critique à l’intersection de la tradition et du séculier comme critique renouvelé de l’Etat et du pouvoir. Il s’agit alors de penser le gouvernement des conduites comme le produit d’un aller-retour entre une Europe qui se définit comme sécularisé et une population indigène définit comme inconvertible. C’est en intervenant dans le champs de la tradition défini alors comme religion à partir d’un présupposé séculier que l’impérium assujetti dans un même mouvement les corps coloniaux et ses propres sujets. Le code civil est indissociable de la codification du coran en texte de lois. De sorte que la sécularisation, fait l’inverse de ce qu’elle prétend dire, au lieu de séparer le politique du religieux, elle fait proliférer le religieux.

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