Amandine André

Quinze heures du matin

 

il est quinze heures du matin, c’est un théâtre
 
cela pourrait s’appeler de noms beaux comme l’aurore
cela pourrait s’appeler Alep
 
il y a des images de liesse, filmées par la télévision officielle syrienne
des armes pour la joie, des langues pour la haine
des photographies géantes de Bachar Al-Assad
il y a des sapins scintillants, des messes dites
il y a des corps à terre, parfois ce ne sont même plus des corps
des gens qui fuient, après la faim, les bombes, qui ne savent où fuir, comment, et si, comment après les tracts largués durant des semaines par l’aviation syrienne et russe : « Vous savez que tout le monde vous a abandonnés. Ils vous ont laissés seuls face à votre destin et personne ne vous aidera. »
 
il y a des enfants qui ne pleurent même plus
 
cela s’appelle Alep, c’est le nom des pertes, le nom d’un monde à sa perte qui, de longue date, se reproduit
un des noms des pertes, un nom de siècles, de millénaires, de faits, de preuves, de discours, de pièces qui mentent
ce n’est pas la fin d’un monde, ça a de loin commencé, Alep, un des noms des hommes à bout, cela s’appelera toujours Alep, de dessous les décombres d’échanges millénaires, de décisions pourrissant
 
il y a le courage, la ténacité
 
cela s’appelle Alep
le nom de notre indifférence, de nos feintes, de notre lâcheté, un peu de riz, de l’eau dans des bidons, des enfants qui ont faim, des blessés sur des charrettes tirées à bras d’hommes ou par des ânes, la peur des ânes à Alep, des morts déchiquetés dans la poussière, un nom à fragmentation comme une bombe désormais dans nos têtes, ployées
 
tic-tac, tic-tac
 
je ne veux pas quitter Alep, je ne veux pas, je ne veux pas
cela pourrait s’appeler d’un autre nom
cela ne s’appelle pas toujours Alep, toujours, toujours
je dois quitter Alep, rapailler mes mémoires, quitter Alep, cela s’appelle Sanaa, ou d’un autre nom, Alep, ce n’est pas qu’un nom, happés, des enfants dans la guerre
 
 
&
 
 

à creuser je recueille des monstres
 
_s’agite la barque flanche_et je me souviens que c’est en 1816 que sombra la frégate Méduse et tous les barbares ne sont pas vêtus de peaux de bêtes

 
 
&
 
 

il y a des mots, pléthore de mots, des flots, flux de mots, et des indignations
et puis les fêtes
les mots du pire
le pire déjà digéré, il y a des chiffres, des morts qui sont des chiffres, des morts qu’on ne compte plus, cela s’appelle Alep, et c’est le nom du temps compté, et c’est le nom d’aujourd’hui, des atermoiements
 
des mots à chair de poule, des mots de corps intacts, de chairs douces, entières, des mots à sonne-creux, à langue rongée, indignée, des mots d’antienne, des mots d’entre les dents, caisses vides, quand le sang coule des bouches à Alep, coule dans la tête, tête qui tombe, pan, t’es mort
 
il est quinze heure et c’est le temps des fêtes, on n’y croit pas, on croit qu’on n’y croit plus, on est nombreux, on frémit, on n’a rien vu à Hiroshima, et meilleurs vœux
 
et à portée de mains, toujours, les anxiolitiques
 
 
&
 
 

je recueille des monstres
 
_je me souviens de Kaled al-Assad directeur des Antiquités syriennes décapité par l’état islamique à Palmyre à 82 ans_et en la fin d’un glacial décembre_extrême notre contemporain_ il n’y a pas d’âge pour mourir n’est-ce pas Ossip_Mandelstam en fièvre qui reconnut la couleur de la barque de Charon et peut-être en ses lèvres pensa et dit les mots de Villon pour Villon

 
 
&
 
 

cela pourrait s’appeler l’histoire, de longue date, cela pourrait s’appeler l’espoir, meilleurs vœux, le temps passe, on s’offre des souhaits, le temps passe, des souhaits pas des faits, la vie passe, déjà des morts, des blessés, un attentat à Istambul, un attentat à Mossoul, à Mogadiscio, bonne année, bonne année
 
on regarde les images intenables, on tient
on les revoit, hallucinantes, la vie continue, il faut bien
on entend, on sait, on regarde à nouveau les images, déchirantes, parfois même on se documente
on pense à autre chose
 
il neige sur Alep
 
cela pourrait s’appeler la vie
 
ne me laisse-pas tomber
ne me laisse pas tomber avec mon sang qui de toi coule
avec ton sang en lettres de haine
avec les images intenables, hallucinantes
 
il pleut sur Alep, des bombes barils et des regrets, on aurait dû, aurait fallu
on a des mots pansements et des anxiolitiques et on mâche, suce, radote
cela s’appelle la mort
 
 
&
 
 

tout se fit ombre et aquarium ardent
 
_je me souviens de Géricault d’ahan à la morgue_observer les chairs des cadavres la rigidité jusqu’à la décomposition_pour peindre inventer la suite

 
 
&
 
 

cela s’appelle la mort
et c’est irrémédiable
à partir de là
ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas, Alep
 
Alep, le nom de la panique de l’homme à penser à autre chose, autre chose, délirer bouche tordue, autre chose, avant le prochain interrogatoire
 
ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas
 
à partir de là
un nouveau mode d’articulation
tic-tac, tic-tac
une autre fin du monde possible
 
cela s’appelle libération d’Alep ou tombe
il y a des mots
 
il y aura des routes, il y aura des trains
 
je n’ai rien vu à hiroshima
 
cela s’appelle Alep, cela n’appelle pas les mots
rejette les mots, les couronnes de mots écrits avec grâce
les mots fascinants dans des bouches fascinantes, Alep crache nos mots avec son sang, il n’y a plus de rêves
 
parfois à la rescousse, à certaines heures du désespoir, Alep appelle encore l’amour, parfois appelle à la rescousse, appelle ses anges intérieurs
 
ne me laisse pas tomber, en finir, tomber ne me laisse pas, pas tomber, tomber
 
il y a des mots, il y aura des trains
 
laisse-moi, laisse-moi tombe
tombe Alep, à chacun de nos mots, chacun de nos mots creuse la tombe d’Alep
tombe Alep, Alep qui tombe, grain de rage dans nos gorges, de honte, la mort par nous
tombe Alep, la tombe de nos derniers espoirs, y aura-t-il retours d’espoir
tombe Alep, tombe, le nom d’un sacrifice, d’anathèmes, d’épidémies
laisse moi, laisse-moi tomber, laisse-moi tomber
laisse-moi tomber, laisse-moi
commencer

 
 
Claude Favre
 
 
 

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