par Mehdi Belhaj Kacem
Avant l’événement du langage, de l’appropriation mimétique, il y a le phénomène strictement « physique », aristotélicien, de la main, comme l’a merveilleusement « poématisé » le début de 2001, l’odyssée de l’espace.
Savoir : de la préhension, qui est la proto-forme physique, simienne, de l’appropriation métaphysique. Je n’y irai pas par quatre chemins : le phénomène de la préhension manuelle est immédiatement, comme nous le vérifions encore aujourd’hui avec les singes, notamment les bonobos, ce qui fait que les simiens sont nos plus proches « cousins », -savoir : ancêtres dans l’évolution-, d’être susceptibles de ce que le bon peuple appelle d’un mot fort ajusté la pignole : nommément la masturbation, l’auto-affection.
Quiconque a vu un de nos cousins mammifères, autre que simien, se démener littéralement pour parvenir seul à la jouissance, par exemple un caniche mâle s’exténuer à se masturber contre son doudou pendant des heures, c’est-à-dire fournir une dépense physique qu’il ne fournirait même pas dans un coït proprement dit, comprendra encore mieux où nous voulons en venir, et comment l’exténuation de la répétition anthropologique baroque de l’acte sexuel est à la racine même de son être-à-la-science : le péché originel de la religion. L’homme est l’animal technologique, d’être l’animal de la dés-instinctualisation par la répétition surnuméraire de la jouissance sexuelle.
C’est par cette capacité, probablement, qu’on se prédispose à l’appropriation mimétique, savoir : à la dés-instinctualisation, à la mathématisation répétitive des affects (ainsi dans le SM). Les autres mammifères demeurent parfaitement instinctifs, vifs, en symbiose avec leur milieu, -parce que l’assouvissement du « besoin » sexuel ponctuel ne peut avoir lieu qu’à la condition d’un partenaire-. L’absence d’organe préhensif les empêche de retourner sur soi l’assouvir : d’immiscer ce qui est peut-être la première épiphanie du sujet, savoir l’auto-suffisance (érotique) du corps biologique.
Comme je l’ai dit à Valentin Husson[1], suite aux admirables remarques sur Rousseau par lesquelles il… supplémente le travail de Lacoue-Labarthe sur le même sujet, le « dangereux supplément », entendons la masturbation, que Rousseau se fustige de pratiquer dans les Confessions, pourrait bien ne pas être du tout étranger à l’intuition par laquelle Rousseau a fondé notre origine philosophique : par sa pensée, à point nommé, de l’origine de « l’homme-animal », comme, « comparé aux « Bêtes », absolument inférieur. C’est même précisément parce qu’il est inférieur (c’est en somme un sous-animal) qu’il trouve à satisfaire ses besoins proprement animaux ou vitaux. » (Lacoue-Labarthe). C’est-à-dire (et là c’est Rousseau qui parle –je soulignerai-) : « vivant dispersé parmi les animaux, et se trouvant de bonne heure dans le cas de se mesurer avec eux (…), et sentant qu’il les surpasse plus en adresse, qu’ils ne le surpassent en force, il apprend à ne plus les craindre. »
Lacoue : « Mais notons-le bien : il apprend à ne plus les craindre. (…) La tekhnè, au sens de l’art tropique ou polytropique, est le génie de l’homme, puisqu’il « supplée » au défaut d’instinct. » Parmi la constellation infinie des faunes mammifères qui sont quasiment tous physiquement plus fort que lui (éléphants, grands singes et même petits, tigres, loups et chiens, ours… tout ce qu’on voudra), l’homme prend pourtant, et durablement, le dessus, en contractant la « supplémentation » de « ce qu’il faut bien appeler la sur-vie, c’est-à-dire la vie méta-physique ou, c’est égal, la vie technique » (Lacoue toujours).
Que Rousseau ait été le tout premier à faire état non seulement de la masturbation comme « dangereux supplément » (je renvoie bien sûr au Derrida de la Grammatologie, mais encore aux remarques de Husson), mais qu’il ait été, bien avant Sacher-Masoch, le premier à parler de la pulsion masochiste masculine dans un écrit occidental, fait plus qu’indiquer la voie au final aveuglante : entre la supplémentation érotique dont seul l’animal préhensif est capable par définition (qui n’a pas de main ne peut se masturber à volonté –et la volonté, l’ipséité subjective, ne naît peut-être nulle part ailleurs que là), et la supplémentation technologique qui constitue ensuite l’événement proprement anthropologique, il ne peut y avoir qu’un simple rapport de familiarité. Ce n’est pas un « air de famille » fortuit, mais bien une congénitalité.
Volonté subjective, répétition érotique et préhension seraient inchoatifs : prédisposeraient à l’archi-événement appropriateur, méta-physique et mimétique, comme tel. La supplémentation érotique est, bien entendu, une supplémentation mimético-érotique : répétitive à l’envi. Et la supplémentation technologique est une supplémentation mimétique tout court : par l’évidement que l’animal humain a infligé à ses instincts, il devient par là le plus faible des mammifères physiques pour ensuite « surpasser ses congénères en adresse [en astuce technologique] plus qu’ils ne le surpassent en force ». Or, chacun peut en faire ici et maintenant encore l’expérience : l’auto-affection érotique est, d’évidence, parce qu’elle noue les deux phénomènes qui, élevés au carré « métaphysique » (intelligible), signeront la « sortie » de l’animal humain de son milieu, savoir la préhension et la répétition (érotique), ce qui vide le mammifère simio-anthropologique de ses instincts. Comme le découvrira Freud beaucoup plus tard : c’est par ce vide pré-technologique de la répétition que l’instinct se mue en pulsion. La pulsion est l’instinct mimétiquement évidé. La force affectuelle des pulsions (la « violence des pulsions ») ne dérive à son tour que de ce vide différé par lequel nous modulons, et même « mathématisons », nos affects. Que nos pulsions soient « violentes », c’est parce que le différé technologique est le nom même de la violence aujourd’hui planétaire : les tueurs psychopathes ne sont pas des êtres de la pulsion incontrôlée, mais au contraire des êtres d’une maîtrise et d’une froideur absolument extrêmes sur leurs « poussées » pulsionnelles. Idem pour les grands criminels d’Etat : on ne devient pas dictateur en étant « simplement » un névropathe tremblotant. Hitler ou Staline sont « fous », mais par excès de maîtrise sur leurs affects et non par défaut.
La préhension manuelle (encore « simplement » physique, comme elle semble du reste avoir déjà existé chez les dinosaures) devient appropriation scientifique, et la répétition érotique (au sens strict de l’auto-affection au moins possible), mimèsis.
Mehdi Belhaj Kacem
[1] La poétique de Rousseau, inédit.
En juillet, la vie manifeste s’associe au blog Strass de la philosophie de Jean-Clet Martin pour faire résonner une initiative ouverte l’an dernier : L’été des philosophes.
/////////////// Autres documents
Voir en passant
par Pierre-Damien Huyghe
Le vacancier n’est pas nécessairement photographe mais il l’est souvent. C’est alors qu’il donne le change. Comme il ne cadre ni n’importe quoi ni n’importe comment, comme il soigne sa visée, comme il collectionne ses prises, comme il emmagasine ses vues, on dirait qu’il prend soin de ce qu’il voit, on dirait qu’il regarde.
UltimAtum (10 projectiles pour une revue improbable)
Frédéric Neyrat est philosophe, il est membre du comité de rédaction de la revue Multitudes. Derniers ouvrages parus : Biopolitique des catastrophes (MF, 2008) ; Le Terrorisme (Larousse, 2009) ; Instructions pour une prise d’âmes. Artaud et l’envoûtement occidental (La Phocide, 2009).
Inesthétique et mimésis, Mehdi Belhaj Kacem
Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem, à propos de la publication aux Nouvelles éditions Lignes de l’ouvrage Inesthétique et mimésis. Tout sépare-t-il Alain Badiou et Philippe Lacoue-Labarthe ? Tout ne les sépare pas et eux-mêmes s’en sont expliqués. / Entretien et réalisation : Emmanuel Moreira
La main invisible de l’événement
par Mehdi Belhaj Kacem
Avant l’événement du langage, de l’appropriation mimétique, il y a le phénomène strictement « physique », aristotélicien, de la main, comme l’a merveilleusement « poématisé » le début de 2001, l’odyssée de l’espace.
Savoir : de la préhension, qui est la proto-forme physique, simienne, de l’appropriation métaphysique. Je n’y irai pas par quatre chemins : le phénomène de la préhension manuelle est immédiatement, comme nous le vérifions encore aujourd’hui avec les singes, notamment les bonobos, ce qui fait que les simiens sont nos plus proches « cousins », -savoir : ancêtres dans l’évolution-, d’être susceptibles de ce que le bon peuple appelle d’un mot fort ajusté la pignole : nommément la masturbation, l’auto-affection.
Quiconque a vu un de nos cousins mammifères, autre que simien, se démener littéralement pour parvenir seul à la jouissance, par exemple un caniche mâle s’exténuer à se masturber contre son doudou pendant des heures, c’est-à-dire fournir une dépense physique qu’il ne fournirait même pas dans un coït proprement dit, comprendra encore mieux où nous voulons en venir, et comment l’exténuation de la répétition anthropologique baroque de l’acte sexuel est à la racine même de son être-à-la-science : le péché originel de la religion. L’homme est l’animal technologique, d’être l’animal de la dés-instinctualisation par la répétition surnuméraire de la jouissance sexuelle.
C’est par cette capacité, probablement, qu’on se prédispose à l’appropriation mimétique, savoir : à la dés-instinctualisation, à la mathématisation répétitive des affects (ainsi dans le SM). Les autres mammifères demeurent parfaitement instinctifs, vifs, en symbiose avec leur milieu, -parce que l’assouvissement du « besoin » sexuel ponctuel ne peut avoir lieu qu’à la condition d’un partenaire-. L’absence d’organe préhensif les empêche de retourner sur soi l’assouvir : d’immiscer ce qui est peut-être la première épiphanie du sujet, savoir l’auto-suffisance (érotique) du corps biologique.
Comme je l’ai dit à Valentin Husson[1], suite aux admirables remarques sur Rousseau par lesquelles il… supplémente le travail de Lacoue-Labarthe sur le même sujet, le « dangereux supplément », entendons la masturbation, que Rousseau se fustige de pratiquer dans les Confessions, pourrait bien ne pas être du tout étranger à l’intuition par laquelle Rousseau a fondé notre origine philosophique : par sa pensée, à point nommé, de l’origine de « l’homme-animal », comme, « comparé aux « Bêtes », absolument inférieur. C’est même précisément parce qu’il est inférieur (c’est en somme un sous-animal) qu’il trouve à satisfaire ses besoins proprement animaux ou vitaux. » (Lacoue-Labarthe). C’est-à-dire (et là c’est Rousseau qui parle –je soulignerai-) : « vivant dispersé parmi les animaux, et se trouvant de bonne heure dans le cas de se mesurer avec eux (…), et sentant qu’il les surpasse plus en adresse, qu’ils ne le surpassent en force, il apprend à ne plus les craindre. »
Lacoue : « Mais notons-le bien : il apprend à ne plus les craindre. (…) La tekhnè, au sens de l’art tropique ou polytropique, est le génie de l’homme, puisqu’il « supplée » au défaut d’instinct. » Parmi la constellation infinie des faunes mammifères qui sont quasiment tous physiquement plus fort que lui (éléphants, grands singes et même petits, tigres, loups et chiens, ours… tout ce qu’on voudra), l’homme prend pourtant, et durablement, le dessus, en contractant la « supplémentation » de « ce qu’il faut bien appeler la sur-vie, c’est-à-dire la vie méta-physique ou, c’est égal, la vie technique » (Lacoue toujours).
Que Rousseau ait été le tout premier à faire état non seulement de la masturbation comme « dangereux supplément » (je renvoie bien sûr au Derrida de la Grammatologie, mais encore aux remarques de Husson), mais qu’il ait été, bien avant Sacher-Masoch, le premier à parler de la pulsion masochiste masculine dans un écrit occidental, fait plus qu’indiquer la voie au final aveuglante : entre la supplémentation érotique dont seul l’animal préhensif est capable par définition (qui n’a pas de main ne peut se masturber à volonté –et la volonté, l’ipséité subjective, ne naît peut-être nulle part ailleurs que là), et la supplémentation technologique qui constitue ensuite l’événement proprement anthropologique, il ne peut y avoir qu’un simple rapport de familiarité. Ce n’est pas un « air de famille » fortuit, mais bien une congénitalité.
Volonté subjective, répétition érotique et préhension seraient inchoatifs : prédisposeraient à l’archi-événement appropriateur, méta-physique et mimétique, comme tel. La supplémentation érotique est, bien entendu, une supplémentation mimético-érotique : répétitive à l’envi. Et la supplémentation technologique est une supplémentation mimétique tout court : par l’évidement que l’animal humain a infligé à ses instincts, il devient par là le plus faible des mammifères physiques pour ensuite « surpasser ses congénères en adresse [en astuce technologique] plus qu’ils ne le surpassent en force ». Or, chacun peut en faire ici et maintenant encore l’expérience : l’auto-affection érotique est, d’évidence, parce qu’elle noue les deux phénomènes qui, élevés au carré « métaphysique » (intelligible), signeront la « sortie » de l’animal humain de son milieu, savoir la préhension et la répétition (érotique), ce qui vide le mammifère simio-anthropologique de ses instincts. Comme le découvrira Freud beaucoup plus tard : c’est par ce vide pré-technologique de la répétition que l’instinct se mue en pulsion. La pulsion est l’instinct mimétiquement évidé. La force affectuelle des pulsions (la « violence des pulsions ») ne dérive à son tour que de ce vide différé par lequel nous modulons, et même « mathématisons », nos affects. Que nos pulsions soient « violentes », c’est parce que le différé technologique est le nom même de la violence aujourd’hui planétaire : les tueurs psychopathes ne sont pas des êtres de la pulsion incontrôlée, mais au contraire des êtres d’une maîtrise et d’une froideur absolument extrêmes sur leurs « poussées » pulsionnelles. Idem pour les grands criminels d’Etat : on ne devient pas dictateur en étant « simplement » un névropathe tremblotant. Hitler ou Staline sont « fous », mais par excès de maîtrise sur leurs affects et non par défaut.
La préhension manuelle (encore « simplement » physique, comme elle semble du reste avoir déjà existé chez les dinosaures) devient appropriation scientifique, et la répétition érotique (au sens strict de l’auto-affection au moins possible), mimèsis.
Mehdi Belhaj Kacem
[1] La poétique de Rousseau, inédit.
En juillet, la vie manifeste s’associe au blog Strass de la philosophie de Jean-Clet Martin pour faire résonner une initiative ouverte l’an dernier : L’été des philosophes.
/////////////// Autres documents
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par Pierre-Damien Huyghe
Le vacancier n’est pas nécessairement photographe mais il l’est souvent. C’est alors qu’il donne le change. Comme il ne cadre ni n’importe quoi ni n’importe comment, comme il soigne sa visée, comme il collectionne ses prises, comme il emmagasine ses vues, on dirait qu’il prend soin de ce qu’il voit, on dirait qu’il regarde.
UltimAtum (10 projectiles pour une revue improbable)
Frédéric Neyrat est philosophe, il est membre du comité de rédaction de la revue Multitudes. Derniers ouvrages parus : Biopolitique des catastrophes (MF, 2008) ; Le Terrorisme (Larousse, 2009) ; Instructions pour une prise d’âmes. Artaud et l’envoûtement occidental (La Phocide, 2009).
Inesthétique et mimésis, Mehdi Belhaj Kacem
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