par Pierre-Damien Huyghe
Le vacancier n’est pas nécessairement photographe mais il l’est souvent. C’est alors qu’il donne le change. Comme il ne cadre ni n’importe quoi ni n’importe comment, comme il soigne sa visée, comme il collectionne ses prises, comme il emmagasine ses vues, on dirait qu’il prend soin de ce qu’il voit, on dirait qu’il regarde. Pourtant sa qualité majeure n’est pas le regard, mais le coup d’oeil, C’est en effet souvent en jetant sa vue alentour qu’il trouve dans tel ou tel site le photographiable. Or faire ainsi coup d’oeil – pensez à la passante du sonnet de Baudelaire – c’est peu ou prou négliger cela même qui attend d’être vu. L’expression n’est pas fausse qui dit, au lieu de « regarder » : « fusiller du regard ». Savoir mitrailler l’espace de ses vacances, ramener quelques bonnes prises (des images, des clichés) aptes à témoigner de l’intérêt du déplacement (ça valait le coup, ça valait le coup d’oeil), tel est l’art du vacancier. La condition de cet art, c’est une instance bien particulière du voir, celle d’un monde où le visible peut être chassé.
Quoique je paraisse dire ici, je ne crois pas qu’il soit absolument impossible de lier vacances et regard. Mais cela ne dépend pas tant qu’on croit de soi-même, de sa bonne volonté personnelle, bref d’une décision qu’on prendrait de prendre le temps de se refuser à la logique du coup d’oeil. Le regard est moins qu’on croit affaire de personnalité. Les endroits eux-mêmes répondent de leur visibilité. S’il arrive qu’ils soient préparés pour le coup d’oeil, il arrive aussi qu’ils soient véritablement saisissants et qu’ainsi le passant hâtif, inopinément saisi par eux (ce point est important), commence, avec un appareil pourquoi pas, à regarder. Le problème, c’est précisément la raréfaction, dans les lieux éminents des vacances, de ces occasions de saisie (c’est-à-dire de ces mouvements, de ces émotions où la perception et l’attendu se disjoignent). La raison s’en trouve, pour une large part, dans l’état même des espaces ouverts aux joies des vacances, dans les jeux de ces espaces avec l’épreuve de la chasse touristique, dans la pose qu’ils prennent pour paradoxalement, très paradoxalement exister dans cette épreuve.
Prendre la pose, c’est ce qu’on fait lorsque, levant les yeux, on ne rencontre pas de regard en échange mais, au lieu de ce regard attendu, la visée mécanique d’un objectif. Alors, faute de pouvoir se soustraire ou fuir, en guise tout de même de soustraction ou de fuite, comme en sursaut, on se rassemble, on se fige, on se mobilise. Le but, pas même calculé, c’est d’offrir une image de soi aussi avantageuse que possible. En même temps cependant qu’on entre dans cette pose secourable, on se confronte intimement à quelque chose de soi qu’on voudrait bien savoir ou pouvoir ne pas laisser paraître.
Dans tout cela, le jeu d’une facticité. Les espaces que le vacancier photographie, ne pouvant se soustraire réellement au désir d’image lié au tourisme, doivent se mettre en pose. C’est-à-dire s’afficher idéalement, se figer dans un roman d’eux-mêmes, soustraire leur réalité à l’apparaître. Ainsi se cryptent-ils autant qu’ils se montrent, ainsi disparaissent-ils dans l’exacte mesure où ils s’exposent. Comme ils ne sauraient évidemment ni se dérober totalement (comment un espace pourrait-il effectivement fuir ?) ni prendre la pose sur le champ, ils sont affaire d’aménagements préalables. C’est précautionneusement qu’ils sont arrangés et préparés, disposés en idéal à coup d’oeil, mis en pose. Ils sont factices lors même que le vacancier n’est pas encore venu : ils l’attendent dérobés d’avance.
Tout cela bien sûr est voué à l’échec. Si dans les lieux touristiques les façades sont apprêtées, si ces façades tentent désespérément de satisfaire à la légende qui les rend visitables, derrière s’activent dans les conditions d’aujourd’hui des êtres réels, non légendaires ceux-là. Les intérieurs de ces êtres sont acclimatés comme il convient et la cuisine qu’on y fait s’élabore avec tout ce qu’il faut de réfrigérateurs et de congélateurs pour être à la hauteur des moeurs et des goûts d’aujourd’hui. Toute cette intériorité réclame sa part.
Devant moi à l’instant où j’écris ces lignes, la terrasse d’un restaurant où s’affichent, outre une façade aussi rutilante qu’historique (et somme toute oxymorique puisque l’historicité ne saurait réellement briller de l’éclat de l’actuel), un menu promettant une cuisine de tradition. Mais dans le champ de ma vue, se trouve aussi, négligée dans ses enjeux, toute une économie de tables et de chaises en aluminium, de meubles en plastique, une enseigne encore qu’un néon ce soir pourra bien éclairer. En toute cette économie se dément la pose. La photographierai-je jamais ?
Pierre-Damien Huyghe
En juillet, la vie manifeste s’associe au blog Strass de la philosophie de Jean-Clet Martin pour faire résonner une initiative ouverte l’an dernier : L’été des philosophes.
Voir en passant
par Pierre-Damien Huyghe
Le vacancier n’est pas nécessairement photographe mais il l’est souvent. C’est alors qu’il donne le change. Comme il ne cadre ni n’importe quoi ni n’importe comment, comme il soigne sa visée, comme il collectionne ses prises, comme il emmagasine ses vues, on dirait qu’il prend soin de ce qu’il voit, on dirait qu’il regarde. Pourtant sa qualité majeure n’est pas le regard, mais le coup d’oeil, C’est en effet souvent en jetant sa vue alentour qu’il trouve dans tel ou tel site le photographiable. Or faire ainsi coup d’oeil – pensez à la passante du sonnet de Baudelaire – c’est peu ou prou négliger cela même qui attend d’être vu. L’expression n’est pas fausse qui dit, au lieu de « regarder » : « fusiller du regard ». Savoir mitrailler l’espace de ses vacances, ramener quelques bonnes prises (des images, des clichés) aptes à témoigner de l’intérêt du déplacement (ça valait le coup, ça valait le coup d’oeil), tel est l’art du vacancier. La condition de cet art, c’est une instance bien particulière du voir, celle d’un monde où le visible peut être chassé.
Quoique je paraisse dire ici, je ne crois pas qu’il soit absolument impossible de lier vacances et regard. Mais cela ne dépend pas tant qu’on croit de soi-même, de sa bonne volonté personnelle, bref d’une décision qu’on prendrait de prendre le temps de se refuser à la logique du coup d’oeil. Le regard est moins qu’on croit affaire de personnalité. Les endroits eux-mêmes répondent de leur visibilité. S’il arrive qu’ils soient préparés pour le coup d’oeil, il arrive aussi qu’ils soient véritablement saisissants et qu’ainsi le passant hâtif, inopinément saisi par eux (ce point est important), commence, avec un appareil pourquoi pas, à regarder. Le problème, c’est précisément la raréfaction, dans les lieux éminents des vacances, de ces occasions de saisie (c’est-à-dire de ces mouvements, de ces émotions où la perception et l’attendu se disjoignent). La raison s’en trouve, pour une large part, dans l’état même des espaces ouverts aux joies des vacances, dans les jeux de ces espaces avec l’épreuve de la chasse touristique, dans la pose qu’ils prennent pour paradoxalement, très paradoxalement exister dans cette épreuve.
Prendre la pose, c’est ce qu’on fait lorsque, levant les yeux, on ne rencontre pas de regard en échange mais, au lieu de ce regard attendu, la visée mécanique d’un objectif. Alors, faute de pouvoir se soustraire ou fuir, en guise tout de même de soustraction ou de fuite, comme en sursaut, on se rassemble, on se fige, on se mobilise. Le but, pas même calculé, c’est d’offrir une image de soi aussi avantageuse que possible. En même temps cependant qu’on entre dans cette pose secourable, on se confronte intimement à quelque chose de soi qu’on voudrait bien savoir ou pouvoir ne pas laisser paraître.
Dans tout cela, le jeu d’une facticité. Les espaces que le vacancier photographie, ne pouvant se soustraire réellement au désir d’image lié au tourisme, doivent se mettre en pose. C’est-à-dire s’afficher idéalement, se figer dans un roman d’eux-mêmes, soustraire leur réalité à l’apparaître. Ainsi se cryptent-ils autant qu’ils se montrent, ainsi disparaissent-ils dans l’exacte mesure où ils s’exposent. Comme ils ne sauraient évidemment ni se dérober totalement (comment un espace pourrait-il effectivement fuir ?) ni prendre la pose sur le champ, ils sont affaire d’aménagements préalables. C’est précautionneusement qu’ils sont arrangés et préparés, disposés en idéal à coup d’oeil, mis en pose. Ils sont factices lors même que le vacancier n’est pas encore venu : ils l’attendent dérobés d’avance.
Tout cela bien sûr est voué à l’échec. Si dans les lieux touristiques les façades sont apprêtées, si ces façades tentent désespérément de satisfaire à la légende qui les rend visitables, derrière s’activent dans les conditions d’aujourd’hui des êtres réels, non légendaires ceux-là. Les intérieurs de ces êtres sont acclimatés comme il convient et la cuisine qu’on y fait s’élabore avec tout ce qu’il faut de réfrigérateurs et de congélateurs pour être à la hauteur des moeurs et des goûts d’aujourd’hui. Toute cette intériorité réclame sa part.
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