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Aaleef, de Taoufiq Izeddiou

Un bruit sourd sort toujours de quelque part. Un bruit sourd gronde, le ventre de la terre s’ouvrirait-il, s’ouvrirait-il de telle manière qu’on y tombe ou qu’on en sorte et qu’on en sorte de telle manière que ce serait une survivance. Qu’il n’y aurait alors pas d’autre survivance que la danse qui se joue devant nous. Et se jouer n’est pas histoire à la légère. Ce qui se met en jeu comme se met en vie comme ce qui risque la vie comme ce qui se met en jeu dans cette danse met en jeu toute une vie, s’y risque.

La scène est partagée ente l’ombre et la lumière. Le devant est plongé dans la pénombre, cela correspond au ¾ de la scène. Le quart restant est sous les feux des projecteurs. Une lumière intense est projetée par une structure visible comprenant au moins une vingtaine de projecteur. Cette structure fonctionne comme un mur troué si bien que nous percevons les déplacements qui se feront dans cette partie. L’effet produit est le suivant, il faut au regard soutenir la pénombre pour suivre les mouvements du danseur. L’effet produit est le suivant, la structure lumineuse est un signe extérieur de puissance, elle tranche avec les pauvres lueurs qui paraissent parfois dans le champ sombre. Elle fonctionne simultanément comme source lumineuse et arme de captation, le feu des projecteurs est aussi bien la lentille d’un viseur d’une arme de destruction que le soleil de midi. Ça mitraille. Ça capture. C’est un corps réduit qui s’y déplace et brûle sous la chaleur intense. Un quart de la scène c’est peu de place et pourtant ce quart là demandait toutes les lumières pour lui, laissant au reste de l’espace son reflet aléatoire et involontaire. Son reste.
C’est de la pénombre que commencent les premiers gestes. Un socle, bloc noir rectangulaire, une longue tour sur laquelle prendre appui pour danser dans les airs. Un minuscule périmètre sur lequel la danse s’ouvre, le danseur sursaute, les bras s’activent et rectifient sans cesse un équilibre perturbé et menacé par les mouvements de pieds et de jambes. Le corps est pris dans un courant de forces avec lesquels il lutte, c’est cet état qui va être traversé. Alors que la zone de pénombre est plus large et spacieuse, c’est d’un lieu réduit que tout commence, c’est en quelque sorte sur un morceau de monde et de ce qu’il en reste que commence Aaleef. Une voix sort d’un empli, maintenant il y a deux blocs noirs extraits de leur milieu, qui s’affrontent et qui portent le danseur, deux blocs, deux champs de force avec lesquels la danse est en prise. La musique porte mais elle est aussi portée. Elle s’adosse au danseur qui se courbe sous son poids. Une deuxième musique se porte alors sur la scène, elle vient d’un gambri tenu par Adil Amimi qui tantôt suit le danseur et tantôt suivi est par lui. Cette ligne de vie se croise, se rompt et se reforme, toujours modifiée, lorsqu’elle part ou revient, le lointain rejoue le proche. C’est dans cette proximité avec le corps du musicien que le corps du danseur pose tout geste comme ce qui tend à s’éloigner et à mettre hors de tout sa réalisation qui jamais n’aboutit ici, qui jamais ne va à son terme. Et c’est parce que le geste, le mouvement du corps répondent au dimension du proche et du lointain, parce qu’ici il vient d’ailleurs et parce que d’ailleurs il vient ici, parce qu’au moment de sa passe le geste ne se réalise pas, que ce parcours avec la musicien est la présentation d’une identité en formation, c’est à dire mobile et indéfini.
Puis le corps passe de la pénombre au plein feu après avoir éprouvé les corps épuisés de l’homme qui descend les marches et d’une femme qui les monte. Une montée et une descente qui ne cessent pas de ne pas finir. Ces descentes et ces montées sur place ne viennent pas tant dire ou mimer la montée ou la descente, ne viennent pas tant faire exister des escaliers, des marches et des pentes que la scène n’aurait pas abrité. Le mouvement n’est pas tant l’espace parcouru que sa capacité de modification et de transformation, c’est ce corps ,cette matière qui proposant les transformations d’un corps alerte à un corps fatigué, d’un corps fatigué à un corps épuisé expose ce que fait le mouvement au corps, ce qui se passe quand il y a mouvement. Ce changement se fera en passant finalement d’un corps à un autre corps, du corps de l’homme au corps de la femme. Le mouvement c’est la transformation de la matière.
La danse poursuit alors ce chemin vers un point culminant qui est un moment d’intensité. Le moment d’un corps galvanisé au sens chimique du terme, c’est à dire corps essentiellement et modifié et recouvert. C’est le processus d’altération. Ce corps, maintenant féminin, exposé dans une robe noire et courte, au tissus fin et satiné se trouve irradié dans la lumière et collé au mur. Le regard est successivement obstrué par des pairs de lunettes posées les unes sur les autres, sans qu’il y ait dans ce geste le souci d’accumulation mais plutôt l’effet d’un débordement, d’une saturation. Un visage et suturé et saturé par une pile de lunette. Ce qui est drôle devient alors terrible. Les lunettes tombent au sol, cela n’emporterait-il pas dans cette chute, un peu de visage. Et si ce n’était que le visage qui ne cessé de tombé, de s’effondrer, de ne plus tenir à sa place, de se casser la gueule.
Aussi de fondre sous les lumières. Aussi cette lèpre qui dévore la chair.
L’image d’une femme cachée et l’image d’une femme ex-peausée converge vers une même impossibilité, vouée à être réduite, d’une réduction telle que menace la destruction. Ce qu’il y a de minime, proche de l’extinction, quand la question de la survivance se pose, le passage pour ce minime jusqu’à nous est tenu, par la musique et le gambri. Pour que le passage ait lieu, le gambri lui-même tient le plus ancien et le plus contemporain dans une résonance électrique.

Aaleef, photographie My Mhamed Saadi

« Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendu dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasse mamans (…) nous on fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir. (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Padermo, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclat de rire. Jamais leur fougue virile n’apparait aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leurs corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. (…) Ainsi étions nous, cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des vergers et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crête de la colline. » P.P Pasolini, Lettre à Franco Farolfi (Bologne, janvier-février 1941), Correspondance générale, 1940 – 1975.


Mais alors qui
Mais alors quoi
Cet homme dans la nuit, que cherche-t-il? Le corps pris dans une désorientation, une lanterne à la main, éclairant son errance seule, éclairant la nuit qu’il traverse, l’éclairant et le montrant à travers la scène et hors scène. Parmi nous, éclairant et montrant qu’il cherche quelque chose, éclairant et nous faisant voir qu’il ne voit pas, éclairant cela parmi nous et nous montrant que lui ne se sait pas parmi nous, qu’il ne se sait pas ici. Et pourtant nous appelle et pourtant nous cherche et pourtant nous parle. D’où vient alors la sensation, lui à nos côté partageant un même lieu, qu’un même lieu donc puisse faire coexister des espaces à multiples dimensions, imparcourables, que lui comme nous, ne nous rejoindrons pas.

 

Aaleef, photographie My Mhamed Saadi

« L’insensé.- N’avez-vous pas entendu parler de cet insensé qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc était perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? demandait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ?- ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d’eux et les transperça de son regard. « Ou est allé Dieu ? » s’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, – vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons nous pu vider la mer ? Qui nous a donner l’éponge pour effacer l’horizon ? Qu’avons nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? – les Dieux, eux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? » Friedrich Nietzsche, Le gai savoir

Au delà du sens qui est mis dans ce travail, le chorégraphe maintient un enjeu esthétique majeur, la pensée de la modernité. Ce qu’Aaleef porte de modernité, c’est-à-dire une jointure entre l’ancien et le contemporain, s’élabore dans une présence scénique précaire, instable et qui donne à voir sa fragilité et sa fugacité. La structure lumineuse fonctionne armée et désarmée, et son désarmement surgit lorsque éteinte c’est une lampe, simple lampe à l’éclaire rouge qui subsiste dans ce noir. Et cette lampe est donnée à voir bricolée, elle est l’éclairage-même car sa présence est de montrer la fabrication de sa fonction. Elle est en quelque sorte la lumière mineure de la pièce. Ce qui ne se voit pas dans l’éblouissante clarté majeure mais qui pourtant était déjà à l’oeuvre. Qui dans la nuit la plus obscure, une nuit rendu à elle-même, inatteignable, est soudain touchée par ce faible éclairage. Cette lueur touchant la nuit ne la récuse pas, la touchant elle dit que ce qu’elle est, une lueur que seule cette nuit abritait et qu’il fallait à cette nuit cette lueur pour être présente et se dérober vers un point aspirant qui la retire. Dès lors touchée cette nuit nous parvient dans son retrait, mouvement qui est l’instant de la pièce, la plus grande nuit converge avec la plus grande lumière, chacune puissance dévorante de son développement en mode majeur, c’est dans cette faible lueur qui s’en va diminuer jusqu’aux lueurs plus minimes encore, celle d’une pair d’yeux qui touche cette nuit que nous touchons quand ils la touchent.