Comme il nous a été donné de nous pencher sur la lettre à Chanut, rédigée par René Descartes le 6 juin 1647 – lettre faite pour rassurer la reine de Suède du désordre théologico- philosophique semé par Descartes – nous vous donnons à lire ce que nous y avons trouvé.
L’un des enjeux de la lettre se tient dans l’usage du terme d’indéfini, que Descartes distingue de celui d’infini, employé par des théologiens et docteurs tels que Nicolas de Cues. Ce dernier fut l’un des premiers théologiens à mettre en perspective une cosmologie nouvelle, en rupture avec la Physique – héritée d’Aristote – laquelle fut jusque là prégnante dans l’histoire de la scolastique médiévale. De manière à élucider ce point avec assez de précision, nous nous devons de rappeler la conception aristotélicienne de l’infini qui soulève la question de la borne, posée entre fini et infini, éminemment en question dans la lettre de Descartes.
Selon la conception aristotélicienne de l’univers, toute chose est déterminée par un mouvement qui l’achèvera. Aristote distingue ainsi ce qui est en puissance de ce qui est en acte. Car, de fait, une graine, chose en puissance donc virtuelle, n’est pas encore accomplie, mais sa matière appelle une certaine forme qui déterminera son devenir. La graine se réalise en acte comme arbre, et cet achèvement s’avère être l’accomplissement de sa nature propre. Ainsi, l’arbre, réalisant la nature de la graine et lui donnant forme, est le signe de la fin du mouvement, de son repos. L’univers en sa lecture aristotélicienne est donc mesuré puisque toute chose a une détermination propre. Concernant l’infini, il est, selon les dires du Stagirite, réservé au domaine des mathématiques. L’infini est en puissance, en tant que tout entier naturel peut-être suivi par un autre en un processus prolongé, donc en un mouvement sans telos qui achèverait définitivement cette démarche. De fait, le philosophe rejète l’infini en acte puisqu’il supposerait qu’une entité accomplie soit infinie, ce qu’il refuse.
Avec Nicolas de Cues s’opère un ébranlement considérable quant à la tradition aristotélicienne, car l’infini est désormais considéré comme étant contenu dans le fini. Comme le rappelle Descartes dans sa lettre, le Cusain affirme que le monde est infini. Il l’est, en tant que « Dieu est en tout dans la mesure où tout est en Dieu » 1. À première vue, il semble que cette supposition mène à une conception panthéiste de la nature, et donc problématique pour l’Eglise, bien que le Cusain n’ait pas été condamné par l’Inquisition. Quelle en est donc l’explication ? Nicolas de Cues distingue deux modes d’existence : l’Autre et le Non-Autre. L’Autre se rapporte aux choses, en tant que chaque chose est l’Autre d’une Autre chose. En ce sens, l’Autre est en manque de l’Autre que sont ces innombrables autres choses. Ainsi, tout Autre est en manque de plénitude. La plénitude revient à Dieu seul, le Non-Autre, qui n’est en manque de rien. Cette distinction entre l’Autre et le Non-Autre redouble la distinction entre fini et infini, en ce que l’Autre est fini, tandis que le Non-Autre est éternel. L’ordre des choses semble donc conservé et, quand bien-même le Non-Autre s’infuse en l’Autre – puisque « Dieu est en tout dans la mesure où tout est en Dieu » – l’Autre reste fatalement en manque d’une plénitude non-atteignable, donc fatalement borné. La scission d’avec Aristote, opérée par Cues, est en ce sens limitée. Le geste de Cues n’est pas moindre cependant, en tant qu’il permet de concevoir la manifestation de l’éternel, et donc sa contraction, en une spatio-temporalité finie.
Giordano Bruno, en revanche, sera condamné par l’Eglise pour sa conception de l’univers. Avec Bruno, la borne, sous-tendue dans la distinction opérée par Nicolas de Cues entre Autre et Non-Autre, s’évapore, car le Créateur et sa Création sont compris en un même pied d’égalité. Bruno nous invite à penser une infinité de mondes, mais sa pensée ne nous permet pas de maintenir la dissociation du principe Créateur d’avec sa Création. Giordano Bruno se sera aventuré dans un terrain en lequel Descartes comprend les enjeux, et le danger : défier l’ordre des choses, jusque là soutenu par une séparation entre le fini et l’infini. Son refus de se situer dans le débat du fini et de l’infini permet à Descartes de feindre un « Il faut s’arrêter ». Son geste cependant, n’est absolument pas de l’ordre de la résignation, car, par sa feinte, il ouvre un terrain nouveau qui n’est autre que celui de l’indéfini.
Dans un monde considéré comme indéfini, l’homme ne saurait affirmer qu’il n’existe d’autres créatures en des terres lointaines, lesquelles seraient elles aussi fin de Dieu. Car dans un monde indéfini, le telos est indéterminé. Descartes, en ce sens, ne nie ni n’affirme qu’il existe d’autres créatures qui aient le même rapport à Dieu. Il pointe simplement que l’homme n’est pas en capacité de se placer comme seule et unique fin de Dieu. L’héritage que l’homme a de la Création – tant la Genèse, que la figure du Christ, évoqués par Descartes – est, soit, un héritage considérable, mais un héritage qui concerne l’homme, seulement. Cet héritage ne peut faire preuve à ses yeux que l’homme est seule fin de Dieu. Mais qu’en est-il, dès lors ? Que puis-je faire ainsi décentré en un monde indéfini ?
Selon Descartes, l’indéfini est en vue d’être défini par l’homme – seulement – dans la mesure où en lui sont contenues des graines séminales de vérité – ce je-ne-sais-quoi de divin – qu’il lui faut cultiver par une méthode, et qui lui permettra d’accéder à la vérité des manifestations phénoménales. C’est par l’homme et sa méthode que l’indéfini devient défini. C’est-à-dire que les choses sont rendues par lui à leur pleine clarté. Mais, ce qui est défini est par nature fini. C’est la graine accomplie par l’arbre, pour reprendre l’exemple d’Aristote. Il appartient à l’homme, de par sa méthode, de faire passer l’indétermination des choses à leur détermination. En reprenant le vocabulaire d’Aristote, nous pouvons dire que le je-ne-sais-quoi de divin de Descartes est en puissance. Tandis que la méthode qu’il met au point est en acte ; elle accomplit le je-ne-sais-quoi de divin. Par la méthode l’homme est en acte ce qu’il est en puissance dans le même mouvement qu’il fait passer l’indéfini au défini. L’indéfini est en puissance ; il est le virtuel d’Aristote. Seulement, il n’est pas encore accompli par l’homme, de même que l’homme ne s’est pas encore lui-même accompli tant que ses graines restent en puissance. En s’accomplissant l’homme accomplit le monde. Ainsi, par l’homme, la volonté de Dieu s’accomplit, en tant que Dieu a disséminé ce je-ne-sais-quoi de divin en l’homme. Mais l’accomplissement n’a pas lieu une fois pour toute, car pour Descartes, Dieu est cause efficiente d’une création continuée, et en ce sens seulement, ne cesse de jeter l’homme au devant de l’indéfini. Ainsi, en allant au devant de l’indéfini, l’homme rencontre Dieu et cette rencontre lui revient comme créature privilégiée parmi les créatures.
Dès lors, on voit se déployer toute la feinte de Descartes concernant la dissociation du principe Créateur d’avec sa Création que n’a su surmonter Giordano Bruno. Si l’homme s’accomplit en même temps qu’il accomplit, c’est par élection. D’autre part, la borne indépassable de Nicolas de Cues, que Bruno aura outrepassé au prix de sa vie, Descartes ne l’outrepasse pas ; il la prend avec lui. Il l’emporte sur son chemin. Ce que Descartes comprend vis-à-vis de la borne qui sépare l’Autre du Non-Autre, c’est qu’elle n’est pas ancrée. Elle est au contraire mobile, et peut se déplacer indéfiniment en un espace plein, euclidien, à trois dimensions : en longueur, en largeur, en profondeur. Car en effet, avec Descartes, toute chose est étendue dans l’espace : res extensa. Et ce qui fait idée dans la matière, c’est son extension spatiale. Il ne peut y avoir d’espace vide. Si le Non-Autre est l’être sans borne qui ne cesse de créer en un espace plein, l’Autre est ainsi l’être qui en mesure l’étendue. Il en est le géomètre ; et la borne en est son instrument.
Ainsi, et contrairement à Bruno, l’ordre en tant que tel n’est pas mis en branle par Descartes. Sa conception du monde n’est pas omise d’arkhè, contrairement à ce que laisse penser à priori le terme d’indéfini. Ce qui constitue le tour de force de Descartes, c’est que la borne – celle qui délimite ce que je peux connaître de ce que je ne peux pas connaître – est désormais interne à l’homme. Elle ne lui est plus extérieure, comme c’était le cas avant lui jusqu’à Aristote. Et c’est bien parce qu’elle est interne, qu’elle est mobile.
À cette feinte de Descartes, nous pouvons confronter deux questions émises par Pascal dans sa Pensée 230 2, « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? », puis « qu’est-ce que l’homme dans la nature ? » dont le retentissement rend l’homme incapable de connaître tant l’infini que la nature qui se déploie à ses côtés. Pascal nous dit ceci qu’il est impossible de connaître sans connaître le tout. Les principes premiers, fondateurs, se fondent ainsi en un abîme qui retient l’homme à la présomption du connaître. L’homme, cependant, en tant qu’il a un esprit, pense. Sa dignité propre se tient donc en la pensée. Son devoir moral en est son déploiement, sans prétention aucune de donner un ordre à la détermination du monde. La perspective pyrrhonienne, sceptique de Pascal tient en effet l’homme comme incapable de juger les choses du monde. Car, quand bien même il juge et prétend connaître, le Jugement véritable, le seul qui soit infiniment juste ne pourrait qu’être celui de Dieu, celui du Jugement dernier. Comme le rappelle Léon Chestov à plusieurs reprises dans son ouvrage La nuit de Gethsémani 3, consacré à Pascal : « Ad tuum, domine Jesu, tribunal appello » 4. Car en tant que les apôtres du Christ se seront endormis au moment où il leur fallait veiller sur le Christ, les hommes, de tout temps, doivent lutter contre le sommeil que suppose leur nature corruptible. Ainsi, la foi seule permet à l’homme le salut. Et quelle foi, au juste ? En quoi diffère-t-elle de la volonté sans bornes par laquelle, suivant Descartes, je loue « l’immensité des oeuvres » de Dieu ? En fait, le Dieu vanté par Descartes n’est aucunement celui qui répond de la foi. Avec Descartes, il est question d’un Dieu de la raison, compris par l’homme comme fonction. A contrario, le Dieu promu par Pascal, se fond en un abîme en lequel l’homme ne saurait poursuivre les choses du monde par la raison.
« Il faut s’arrêter »
Mercier, Camier & Isidore
1 – DE CUSA Nicolas, De la docte ignorance, Paris, éd. de la Maisnie, P.U.F., 1930 Livre I. p.45.
2 – PASCAL Blaise, Pensées, Paris, éd. Le livre de poche, 2000. p.161.
3 – CHESTOV Léon, La nuit de Gethsémani, Paris, éd. de l’éclat, 2012. 112p.
4 – « à ton tribunal, Seigneur Jésus, j’en appelle »
« Il faut s’arrêter »
Comme il nous a été donné de nous pencher sur la lettre à Chanut, rédigée par René Descartes le 6 juin 1647 – lettre faite pour rassurer la reine de Suède du désordre théologico- philosophique semé par Descartes – nous vous donnons à lire ce que nous y avons trouvé.
L’un des enjeux de la lettre se tient dans l’usage du terme d’indéfini, que Descartes distingue de celui d’infini, employé par des théologiens et docteurs tels que Nicolas de Cues. Ce dernier fut l’un des premiers théologiens à mettre en perspective une cosmologie nouvelle, en rupture avec la Physique – héritée d’Aristote – laquelle fut jusque là prégnante dans l’histoire de la scolastique médiévale. De manière à élucider ce point avec assez de précision, nous nous devons de rappeler la conception aristotélicienne de l’infini qui soulève la question de la borne, posée entre fini et infini, éminemment en question dans la lettre de Descartes.
Selon la conception aristotélicienne de l’univers, toute chose est déterminée par un mouvement qui l’achèvera. Aristote distingue ainsi ce qui est en puissance de ce qui est en acte. Car, de fait, une graine, chose en puissance donc virtuelle, n’est pas encore accomplie, mais sa matière appelle une certaine forme qui déterminera son devenir. La graine se réalise en acte comme arbre, et cet achèvement s’avère être l’accomplissement de sa nature propre. Ainsi, l’arbre, réalisant la nature de la graine et lui donnant forme, est le signe de la fin du mouvement, de son repos. L’univers en sa lecture aristotélicienne est donc mesuré puisque toute chose a une détermination propre. Concernant l’infini, il est, selon les dires du Stagirite, réservé au domaine des mathématiques. L’infini est en puissance, en tant que tout entier naturel peut-être suivi par un autre en un processus prolongé, donc en un mouvement sans telos qui achèverait définitivement cette démarche. De fait, le philosophe rejète l’infini en acte puisqu’il supposerait qu’une entité accomplie soit infinie, ce qu’il refuse.
Avec Nicolas de Cues s’opère un ébranlement considérable quant à la tradition aristotélicienne, car l’infini est désormais considéré comme étant contenu dans le fini. Comme le rappelle Descartes dans sa lettre, le Cusain affirme que le monde est infini. Il l’est, en tant que « Dieu est en tout dans la mesure où tout est en Dieu » 1. À première vue, il semble que cette supposition mène à une conception panthéiste de la nature, et donc problématique pour l’Eglise, bien que le Cusain n’ait pas été condamné par l’Inquisition. Quelle en est donc l’explication ? Nicolas de Cues distingue deux modes d’existence : l’Autre et le Non-Autre. L’Autre se rapporte aux choses, en tant que chaque chose est l’Autre d’une Autre chose. En ce sens, l’Autre est en manque de l’Autre que sont ces innombrables autres choses. Ainsi, tout Autre est en manque de plénitude. La plénitude revient à Dieu seul, le Non-Autre, qui n’est en manque de rien. Cette distinction entre l’Autre et le Non-Autre redouble la distinction entre fini et infini, en ce que l’Autre est fini, tandis que le Non-Autre est éternel. L’ordre des choses semble donc conservé et, quand bien-même le Non-Autre s’infuse en l’Autre – puisque « Dieu est en tout dans la mesure où tout est en Dieu » – l’Autre reste fatalement en manque d’une plénitude non-atteignable, donc fatalement borné. La scission d’avec Aristote, opérée par Cues, est en ce sens limitée. Le geste de Cues n’est pas moindre cependant, en tant qu’il permet de concevoir la manifestation de l’éternel, et donc sa contraction, en une spatio-temporalité finie.
Giordano Bruno, en revanche, sera condamné par l’Eglise pour sa conception de l’univers. Avec Bruno, la borne, sous-tendue dans la distinction opérée par Nicolas de Cues entre Autre et Non-Autre, s’évapore, car le Créateur et sa Création sont compris en un même pied d’égalité. Bruno nous invite à penser une infinité de mondes, mais sa pensée ne nous permet pas de maintenir la dissociation du principe Créateur d’avec sa Création. Giordano Bruno se sera aventuré dans un terrain en lequel Descartes comprend les enjeux, et le danger : défier l’ordre des choses, jusque là soutenu par une séparation entre le fini et l’infini. Son refus de se situer dans le débat du fini et de l’infini permet à Descartes de feindre un « Il faut s’arrêter ». Son geste cependant, n’est absolument pas de l’ordre de la résignation, car, par sa feinte, il ouvre un terrain nouveau qui n’est autre que celui de l’indéfini.
Dans un monde considéré comme indéfini, l’homme ne saurait affirmer qu’il n’existe d’autres créatures en des terres lointaines, lesquelles seraient elles aussi fin de Dieu. Car dans un monde indéfini, le telos est indéterminé. Descartes, en ce sens, ne nie ni n’affirme qu’il existe d’autres créatures qui aient le même rapport à Dieu. Il pointe simplement que l’homme n’est pas en capacité de se placer comme seule et unique fin de Dieu. L’héritage que l’homme a de la Création – tant la Genèse, que la figure du Christ, évoqués par Descartes – est, soit, un héritage considérable, mais un héritage qui concerne l’homme, seulement. Cet héritage ne peut faire preuve à ses yeux que l’homme est seule fin de Dieu. Mais qu’en est-il, dès lors ? Que puis-je faire ainsi décentré en un monde indéfini ?
Selon Descartes, l’indéfini est en vue d’être défini par l’homme – seulement – dans la mesure où en lui sont contenues des graines séminales de vérité – ce je-ne-sais-quoi de divin – qu’il lui faut cultiver par une méthode, et qui lui permettra d’accéder à la vérité des manifestations phénoménales. C’est par l’homme et sa méthode que l’indéfini devient défini. C’est-à-dire que les choses sont rendues par lui à leur pleine clarté. Mais, ce qui est défini est par nature fini. C’est la graine accomplie par l’arbre, pour reprendre l’exemple d’Aristote. Il appartient à l’homme, de par sa méthode, de faire passer l’indétermination des choses à leur détermination. En reprenant le vocabulaire d’Aristote, nous pouvons dire que le je-ne-sais-quoi de divin de Descartes est en puissance. Tandis que la méthode qu’il met au point est en acte ; elle accomplit le je-ne-sais-quoi de divin. Par la méthode l’homme est en acte ce qu’il est en puissance dans le même mouvement qu’il fait passer l’indéfini au défini. L’indéfini est en puissance ; il est le virtuel d’Aristote. Seulement, il n’est pas encore accompli par l’homme, de même que l’homme ne s’est pas encore lui-même accompli tant que ses graines restent en puissance. En s’accomplissant l’homme accomplit le monde. Ainsi, par l’homme, la volonté de Dieu s’accomplit, en tant que Dieu a disséminé ce je-ne-sais-quoi de divin en l’homme. Mais l’accomplissement n’a pas lieu une fois pour toute, car pour Descartes, Dieu est cause efficiente d’une création continuée, et en ce sens seulement, ne cesse de jeter l’homme au devant de l’indéfini. Ainsi, en allant au devant de l’indéfini, l’homme rencontre Dieu et cette rencontre lui revient comme créature privilégiée parmi les créatures.
Dès lors, on voit se déployer toute la feinte de Descartes concernant la dissociation du principe Créateur d’avec sa Création que n’a su surmonter Giordano Bruno. Si l’homme s’accomplit en même temps qu’il accomplit, c’est par élection. D’autre part, la borne indépassable de Nicolas de Cues, que Bruno aura outrepassé au prix de sa vie, Descartes ne l’outrepasse pas ; il la prend avec lui. Il l’emporte sur son chemin. Ce que Descartes comprend vis-à-vis de la borne qui sépare l’Autre du Non-Autre, c’est qu’elle n’est pas ancrée. Elle est au contraire mobile, et peut se déplacer indéfiniment en un espace plein, euclidien, à trois dimensions : en longueur, en largeur, en profondeur. Car en effet, avec Descartes, toute chose est étendue dans l’espace : res extensa. Et ce qui fait idée dans la matière, c’est son extension spatiale. Il ne peut y avoir d’espace vide. Si le Non-Autre est l’être sans borne qui ne cesse de créer en un espace plein, l’Autre est ainsi l’être qui en mesure l’étendue. Il en est le géomètre ; et la borne en est son instrument.
Ainsi, et contrairement à Bruno, l’ordre en tant que tel n’est pas mis en branle par Descartes. Sa conception du monde n’est pas omise d’arkhè, contrairement à ce que laisse penser à priori le terme d’indéfini. Ce qui constitue le tour de force de Descartes, c’est que la borne – celle qui délimite ce que je peux connaître de ce que je ne peux pas connaître – est désormais interne à l’homme. Elle ne lui est plus extérieure, comme c’était le cas avant lui jusqu’à Aristote. Et c’est bien parce qu’elle est interne, qu’elle est mobile.
À cette feinte de Descartes, nous pouvons confronter deux questions émises par Pascal dans sa Pensée 230 2, « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? », puis « qu’est-ce que l’homme dans la nature ? » dont le retentissement rend l’homme incapable de connaître tant l’infini que la nature qui se déploie à ses côtés. Pascal nous dit ceci qu’il est impossible de connaître sans connaître le tout. Les principes premiers, fondateurs, se fondent ainsi en un abîme qui retient l’homme à la présomption du connaître. L’homme, cependant, en tant qu’il a un esprit, pense. Sa dignité propre se tient donc en la pensée. Son devoir moral en est son déploiement, sans prétention aucune de donner un ordre à la détermination du monde. La perspective pyrrhonienne, sceptique de Pascal tient en effet l’homme comme incapable de juger les choses du monde. Car, quand bien même il juge et prétend connaître, le Jugement véritable, le seul qui soit infiniment juste ne pourrait qu’être celui de Dieu, celui du Jugement dernier. Comme le rappelle Léon Chestov à plusieurs reprises dans son ouvrage La nuit de Gethsémani 3, consacré à Pascal : « Ad tuum, domine Jesu, tribunal appello » 4. Car en tant que les apôtres du Christ se seront endormis au moment où il leur fallait veiller sur le Christ, les hommes, de tout temps, doivent lutter contre le sommeil que suppose leur nature corruptible. Ainsi, la foi seule permet à l’homme le salut. Et quelle foi, au juste ? En quoi diffère-t-elle de la volonté sans bornes par laquelle, suivant Descartes, je loue « l’immensité des oeuvres » de Dieu ? En fait, le Dieu vanté par Descartes n’est aucunement celui qui répond de la foi. Avec Descartes, il est question d’un Dieu de la raison, compris par l’homme comme fonction. A contrario, le Dieu promu par Pascal, se fond en un abîme en lequel l’homme ne saurait poursuivre les choses du monde par la raison.
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1 – DE CUSA Nicolas, De la docte ignorance, Paris, éd. de la Maisnie, P.U.F., 1930 Livre I. p.45.
2 – PASCAL Blaise, Pensées, Paris, éd. Le livre de poche, 2000. p.161.
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