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Couvre-feux

Mona Convert
Image : Maya Paules

La terre sableuse, mêlée d’aiguilles de pins, brûle la plante des pieds en août.
Cela nous le savons.

Nous savons que cette terre recouvre un feu chaud,
nous savons que sous nos pieds couve un volcan.

Nous savons qu’il monte comme les pins montent en résine, nous savons qu’il monte à la tête en traversant le corps
par dessous la plante des pieds
les genoux écorchés
les bassins
les cœurs aiguisés
jusqu’aux bouches-entailles, jusqu’aux yeux qui deviennent brûlants,
jusqu’aux mots qui se jettent alors dans l’air comme des braises.

Nous savons que nous sommes arbres ;
nous vivons engourdis avec les feux sinuant dans nos veines.

Les anciens disent
« C’est peut-être la grippe »
cela juste avant qu’ils ne commencent à jeter dans l’air
des mots
comme
des braises.

Nous savons que c’est un sort sans symptômes,
qui brûle sans distinction ni d’âge ni de classe
et que l’on ne devine ni dans les foies de cochon
ni dans les étoiles.

Nous savons que certains brûlent simplement, sans faire d’histoires, le soir avant de s’endormir,
et que le feu de certains autres se propage de manière incontrôlable.
Ils marchent dans la rue
et leurs gestes étincellent sur les gestes des autres
et ils jettent dans l’air des mots comme des braises.

Alors les chiens aboient
et la place se vide
et leurs gestes étincelants leur montent à la tête

de la plante des pieds
      aux genoux écorchés
            des bassins aux cœurs aiguisés
                  des bouches-entailles aux yeux brûlants

et les anciens de dire que ça n’est pas la grippe
et que même eux n’ont pas su lire
les signes dans le foie du cochon
dans les étoiles
à la télévision

Nous savons que certains de ceux qui ont brûlés
avaient les mains abîmées d’avoir trop épluché de patates
et les bouches abîmées de n’avoir mangé que des patates.

Nous savons que le régime strict de pommes de terre ne permet pas l’équilibre physiologique nécessaire pour résister au feu.

Nous savons également que le tissu de feutre ne l’étouffe pas
Que le miel n’apaise pas ses brûlures
Que les hélicoptères bombardiers d’eau ne parviennent
Qu’à noyer celui-là qui brûlait.

Nous savons que souvent
L’aubépine fleurit
Le samedi suivant.

Nous savons qu’en situation d’épidémie
L’état déclare le couvre-feu national.
Cela consiste
En un geste très simple.

Si l’un de vos proches montre des symptômes de feu
Enfouissez-lui
La plante des pieds dans la terre.

Si cela ne suffit pas
Couvrez-le de terre
Des genoux écorchés au bassin.

Si cela ne suffit pas
Continuez à le couvrir
Le cœur aiguisé
Ne doit plus dépasser : remplissez sa bouche
De terre.

Si cela ne suffit pas
Fermez-lui les yeux
Et tassez bien la terre
Sur son front.

Si cela ne suffit pas
Plantez-le.

Il poussera sûrement
Une aubépine
En fleur
Le samedi suivant.