Les lycéens sont six dans le kiosque, soucieux. Ils ont tenté ce matin le blocus du lycée, blocus partiel, laissant passer les terminales. Ils étaient entre trente et cent. Trente pour la direction, qui les photographiait dissimulée depuis son bureau. Cent pour eux-mêmes. Dix pour les camarades qui sont allés en cours. L’un d’eux a dû jeter un œuf, qui aurait blessé quelqu’un. « Dégagez où je défonce vos petits gueules ! », a dit le CPE (Conseiller Principal d’Education) secouant pèle-mêle la grille et les lycéens accrochés, puis « J’ai pris tous les noms ! », cependant que la direction, soudain moins sûre, farfouillait dans le B.O. (Bulletin Officiel) pour savoir s’il est légal ou non de défoncer des lycéens contestataires. Nous venons aux grilles du kiosque, levons la tête vers eux qui la penchent, non, on ne convoque pas un conseil de discipline pour ça, on n’a jamais convoqué de conseil de discipline pour un mouvement de contestation et l’intersyndicale peut expliquer ça à la direction si besoin. On s’explique l’assez simple attitude du CPE, qui confond le bâtiment avec sa propre personne, la réaction de la direction, totalement paumée dès que quelque chose sort de l’ordinaire. Errants, inquiets, de stage de formation en stage de formation, les personnels de direction tentent d’adopter le comportement managerial, fébriles ou affolés à l’idée de sortir des clous. Idem, les enseignants, sommés à l’autonomie, terrifiés à l’idée de ne plus pouvoir reconnaître les clous desquels il ne faut pas sortir. Idem, les parents, collectionnant année après année les images des clous dans lesquels leurs enfants doivent s’inscrire s’ils ne veulent pas se faire défoncer.
Ces lycéens locaux me rappellent que depuis quelques semaines, nous sommes tous entrés dans l’ère de la défonce. Qui se risquerait à partir en manif sans ses lunettes de ski, son sérum physiologique et son jus de citron, ses protections tibias, cuisses, dos, ses grosses chaussures et son casque ? Si tu sors, tu sais que tu risques de te faire défoncer : cela, 2 géographies l’ont expérimenté pour nous ; d’abord les banlieues qui sont, de mémoire, des lieux défoncés, perpétuellement en chantier ou à exploser, coulissant de là aux habitants des banlieues, perpétuellement défoncés dans l’imaginaire des autres et à exploser. La façon précise et patinante qu’ont les « forces de l’ordre » d’extirper, dans les manifs blanches, les corps un à un qu’ils ont nassés (mot nouveau dans le vocabulaire), vient des opérations menées en extérieur depuis trente ans – dans le quatre-vingt-treize par exemple. Car il faut faire des interpellations (chiffres). La deuxième (mais non la seconde) est la campagne, horrible référence où des jeunes non-autochtones se sont entendus avec les paysans du coin, c’est-à-dire qu’ils se sont mis à se parler sans intermédiaire et à se comprendre sans médiateur, dubitatifs tous à l’idée que ce serait mieux d’avoir un aéroport et des avions plutôt que des champs à cultiver, le travail qu’on aime, et de la nourriture qui ne vous envoie pas au CHU. C’est là, en banlieue et à la campagne, que l’Etat a trouvé la solution miracle : la défonce. Mais nous aussi on sait faire des miracles.
Nathalie Quintane
la défonce
Les lycéens sont six dans le kiosque, soucieux. Ils ont tenté ce matin le blocus du lycée, blocus partiel, laissant passer les terminales. Ils étaient entre trente et cent. Trente pour la direction, qui les photographiait dissimulée depuis son bureau. Cent pour eux-mêmes. Dix pour les camarades qui sont allés en cours. L’un d’eux a dû jeter un œuf, qui aurait blessé quelqu’un. « Dégagez où je défonce vos petits gueules ! », a dit le CPE (Conseiller Principal d’Education) secouant pèle-mêle la grille et les lycéens accrochés, puis « J’ai pris tous les noms ! », cependant que la direction, soudain moins sûre, farfouillait dans le B.O. (Bulletin Officiel) pour savoir s’il est légal ou non de défoncer des lycéens contestataires. Nous venons aux grilles du kiosque, levons la tête vers eux qui la penchent, non, on ne convoque pas un conseil de discipline pour ça, on n’a jamais convoqué de conseil de discipline pour un mouvement de contestation et l’intersyndicale peut expliquer ça à la direction si besoin. On s’explique l’assez simple attitude du CPE, qui confond le bâtiment avec sa propre personne, la réaction de la direction, totalement paumée dès que quelque chose sort de l’ordinaire. Errants, inquiets, de stage de formation en stage de formation, les personnels de direction tentent d’adopter le comportement managerial, fébriles ou affolés à l’idée de sortir des clous. Idem, les enseignants, sommés à l’autonomie, terrifiés à l’idée de ne plus pouvoir reconnaître les clous desquels il ne faut pas sortir. Idem, les parents, collectionnant année après année les images des clous dans lesquels leurs enfants doivent s’inscrire s’ils ne veulent pas se faire défoncer.
Ces lycéens locaux me rappellent que depuis quelques semaines, nous sommes tous entrés dans l’ère de la défonce. Qui se risquerait à partir en manif sans ses lunettes de ski, son sérum physiologique et son jus de citron, ses protections tibias, cuisses, dos, ses grosses chaussures et son casque ? Si tu sors, tu sais que tu risques de te faire défoncer : cela, 2 géographies l’ont expérimenté pour nous ; d’abord les banlieues qui sont, de mémoire, des lieux défoncés, perpétuellement en chantier ou à exploser, coulissant de là aux habitants des banlieues, perpétuellement défoncés dans l’imaginaire des autres et à exploser. La façon précise et patinante qu’ont les « forces de l’ordre » d’extirper, dans les manifs blanches, les corps un à un qu’ils ont nassés (mot nouveau dans le vocabulaire), vient des opérations menées en extérieur depuis trente ans – dans le quatre-vingt-treize par exemple. Car il faut faire des interpellations (chiffres). La deuxième (mais non la seconde) est la campagne, horrible référence où des jeunes non-autochtones se sont entendus avec les paysans du coin, c’est-à-dire qu’ils se sont mis à se parler sans intermédiaire et à se comprendre sans médiateur, dubitatifs tous à l’idée que ce serait mieux d’avoir un aéroport et des avions plutôt que des champs à cultiver, le travail qu’on aime, et de la nourriture qui ne vous envoie pas au CHU. C’est là, en banlieue et à la campagne, que l’Etat a trouvé la solution miracle : la défonce. Mais nous aussi on sait faire des miracles.
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