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D’elle, la langue monstrueuse et irréconciliée

Naissance de la gueule d’A-C Hello paru aux éditions Al Dante est un texte hybride, mêlant roman et poésie pour n’être ni roman ni prose ni poème mais machine récitante activant une trame narrative faite de ligne centrifuges et centripètes pour à la toute fin transformer la trame en amas sonore. De cette hybridation née « Ma gueule », une langue devenant et l’objet et le sujet du texte. Une langue monstrueuse et irréconciliée que l’on avait déjà pu lire dans Paradis remis à neuf paru aux éditions fissiles.

 

Irréconciliation…
Irréconciliation ou quelque part en philosophie politique cela a été nommé mésentente.¹

 

L’irréconcilliation comme ce qui porte la langue contre. Contre tout ce qui fait horreur de ce monde, sa bêtise, sa vanité, sa médiocrité, sa lâcheté… Contre tout ce qui exerce une domination. Elle, portée par une rage qui n’est ni posture ni imposture mais l’énergie même qui pulse dans un phrasé fait d’attaques et de convulsions. Le corps exécutant ses salves y aura d’abord mis tout ce qu’il contient de muscles et de nerfs afin d’en charger le texte comme on charge un corps neutre d’électrons. Conduction, passation entre corps physique et corps du texte, jusqu’à faire de la langue le muscle qui portera sa charge, une masse dynamique exerçant ses poussées pour renverser. Corps à corps venant modifier le champs dans lequel cette langue s’exerce.
La langue d’ A-C Hello conspire dans la gorge en travaillant une langue qui porte la trace de l’inarticulé. Titre annonçant ce geste par le mot « gueule » manifestant là ce qui appartient au bas et au vulgaire. Gueule – où la voix s’inscrit et se sonorise – est ce qui est rejeté du logos, ce qui sort de la gueule est inaudible, renvoyant gueule à phôné. Ce partage entre logos et phôné (noble/ignoble, possédant/sans part), explicité dans la mésentente de Rancière, est reconduit dans cette langue qui ne se débarrasse ni de son grognement animal ni du tort qui lui est fait. Une langue pétrissant son défaut. Ainsi la métaphore de l’animal indique dans la première partie le devenir gueule du « je » :

 

« Un animal lourd s’est logé sous mon thorax, en dessous de ma clavicule. Ses incisives lacèrent mon diaphragme et broient mon larynx. »

 

Cette métaphore pour évoquer le trouble du langage commence par la répétition de « quelque chose de grave » qui se répète pour marquer que le système dysfonctionne puis au dysfonctionnement du langage répond une langue altérée marquant que la métamorphose du « je » en « gueule » s’actualise dans la troisième partie qui dans l’expérimentation sonore produit une musicalité noise (bruitiste).

 

Gé cran. Ravagé. Rat vit, rat cou
Rage l’égalité. Ravagé. Ravagé
Rat vit rat vit rat vit en pleine figu
Re, courage ravagé, rat vit, rava
Gé ra vagé ra vagé ravagé ra va
Gé ravagé ra va gé ra vaque ra
Va gé ra rame rat gémit. Ravagé,

 

Le tort du « je » qui sera porter par la gueule (portant aussi bien tout le tort des sans-part) inventera une langue torve répondant à ce qui tout ce qui dans ce monde exclut. Porter le tort et la honte vers un geste-langue révolutionnaire.

 

VALE et VEUT, et ma gueule c’est
Un enfant de pute, une anoma
Lie, inarticulée, qui vient du fin
Fond de la honte dans ma gorge,

 

Pour le troisième mouvements la gueule se présente sous la forme d’un ensemble de blocs de textes. Travaillant la matière en tronquant les unités de sens signant là mutilation, perforation, rejet – d’où cette langue rumine. La langue coupée s’incarne dans le visuel comme dans le sonore par un rythme syncopé. Les syncopes ont pour effets de rendre les spasmes du corps, de mettre en crise le flux et d’affecter la parole. Affectations du sens produits par la prolifération d’allitération, l’extraction de phonèmes dont l’itération produit une saturation avec pour tension ce qui du monde rend impossible toute vie. L’utilisation du vers justifié donnant le bloc et la césure alimente cette désorientation du sens, l’unité de sens devient tantôt une ligne de fuite qui dérive vers une autre tantôt ligne brisée interrompant le sens, désorientation accentué par le fait qu’il n’y a plus un sens (direction) mais des sens. Il ne s’agit plus tant de tisser que d’obtenir une matière par pression, mélange, foulage (non plus la toile de Pénélope mais le feutre² des nomades) pour obtenir un sonore haptique.

 

Si bien que naissance n’est ni un commencement ni une fin mais jaillissement par le milieu. À cet impossible répond donc une langue qui se génère d’elle-même (les coupes créant des créatures soit par fission soit par fusion «l’ennemhumilié ») court-circuitant ses géniteurs, fabriquant une langue hybride et défigurée, elle sera sa créature, sera monstrueuse.

 

Cette langue tronquée se matérialise dans la troisième partie de l’ouvrage quand dans la première partie elle se manifestait via la métaphore du poisson indiquant sa présence à l’état latent :

 

« Le poisson ouvre sa bouche énorme, garnie de petites dents pointues, créant un tourbillon à la surface de l’eau. À chaque frémissement de ses ouïes, l’odeur de langue coupée cogne dans ma tête. Son corps de trois mètres de long est surnaturel. Je touche son ventre de ma main. J’ai un goût salé dans la bouche, il me faut de l’eau. »

 

Le membre coupé renvoie la nécessité de la langue, de son travail et de ce qui d’elle sera pétrie. Ce membre mutilé devient l’origine fictive du geste littéraire, renvoyant à ce dont fit l’expérience Elias Canetti quand, enfant, l’amant de sa gouvernante menaça de le lui trancher.

 

Au tort fait au « je », répond une langue torve et contrite qui se marque par une compression du langage. Cette compression fabrique une déformation de la langue qui la rend étrangère. Il ne s’agit pas tant d’un accent que de rendre compte d’une déformation physique, d’un corps touché et marqué par ce tort. Ces mots sont aussi issus des compressions de l’appareil phonatoire et de la cage thoracique provoqué par les coups, la violence qui s’abat, tout ce qui courbe le corps et empêche l’usage de la voix.

 

« MSÉCHMOI ICI ! », «Aiteplu ?», « Isui sanorce, riste, isui anomerb, anometoil, anomlarge, barje, anomcile, anomlair, sanorce, isui pfilld’monde, isui illemonde, isuis anom i puitvoir, i puimrapandre dsinterstices, i puitvoir dtamaison, ié lcor ié la c’science extensible et isui prtou. Ipuistir, ipuistir. Tout. Anomtrist i sentou. Anomuso. E, ei, yi lia ce, CE, lia CE, LIA CE, ICIQISELEV, ICI, ICI ! »

 

Tort et Torsion l’horizon du texte n’en appelle pourtant pas à un redressement, échappant à la culture du debout, l’apnée du livre consiste à se déposséder.

 

Désenvoûtement

 

Naissance de la gueule montre comment « je » est possédé par les forces du monde (les voitures du périphérique, Aude et ses amis, « Il » à la « gueule sinistre et maussade » qui exige de l’argent…).

 

Autant de figures agissant sur ce « je » comme les parasites dans le corps d’Artaud le Mômo³, « Un gros vers gris s’approche de moi. — BONJOUR-EXCUSEZ-MOI ? Un gros vers gris dont l’abominable désir persistant de plaire me bourre la peau. Je fixe mes yeux sur la méduse. ». Le « je » est donc colonisé, exploité, pompé par la grande machine sociale, tous ces autres qui vont jusqu’à spolier les compositions poétiques, exploiter la chair laborieuse, asservir pour plus de hauteur. Il ne leur suffit pas d’être dans la bouche et de jouir de ce lieu, ils doivent privatiser cette langue en faire leur propriété et pour cela exproprier, chasser afin de rendre invisible ce corps, de le liquider s’assurant par là de l’invisibilité du crime. Texte terrible parce que mettant en scène un « je » empêché et suicidé par les impuissants créatifs qui ne peuvent vivre et maintenir une place qu’en suçant l’énergie et en pompant les langues. Naissance de la gueule exécute un rite de dépossession qui s’actualise dans la troisième partie. Ce désenvoûtement ne va pas rendre au « je » son intégrité, son lieu-moi mais va le déposséder (du monde et de lui) afin que viennent de multiples figures, des tout-autre, inattendus. Opérant une désintégration du je, celui-ci se disperse dans la langue. Désintégré, disséminé il échappe alors à la magie néfaste, chasse de son corps les pompeurs en sollicitant des figures se tenant aux marges de la grande machine sociale. Le bidonville n’est plus un espace de misère et d’abandon mais une terre secrète d’où les voix peuvent jeter des sorts, où un nous imprévisible peut sortir pour renverser ce monde.

 

S’emplir du rebut, bourrer son corps, agencer/éparpiller des voix, faire vriller la syntaxe est le dispositif de cette magie faste. Geste incantatoire, la gueule est le lieu ouvert des peuplades.

 

Nous nous échapperons
De vos ventres ouverts, mâchant
Vos dents brisées sur le bord du
Fumier. Nous galoperons sur vos
Yeux gras et vos vieilles bouches
Tricolores. L’œil rejoint l’œil, le
Nez rejoint le nez, la bouche re
Joint la bouche, la main rejoint la
Main dans mon épais pays grillé,
Des grappes de mots font revi
Vre la bouche du monde maigre,
Demain du sang noir sèchera au
Grand soleil, ça respire, ça respi
Re et ça colle à la bouche, je
Veux vivre, je veux vivre. 

 

Incantation et désenvoûtement explique donc comment le corps d’A-C Hello s’expose lors des performances et avec quoi ce corps est en prise et déprise. Un corps se laissant traverser par toutes les puissances en place dans le texte, se branchant directement sur les énergies du dehors, corps agité par elles jusqu’à catatonie, convulsion et consummation.

 

Amandine André

 

———————

1. « Mais, en partageant aussi clairement les fonctions ordinaires de la voix et les privilèges de la parole, Aristote peut-il oublier la fureur des accusations par son maître Platon contre le « gros animal » populaire ? Le livre VI de l république se complaît en effet à nous montrer le gros animal répondant aux paroles qui le caressent par le tumulte de ses acclamations et à celles qui l’irritent par le vacarme de ses réprobations. […] La métaphore du gros animal n’est pas une simple métaphore. Elle sert rigoureusement à rejeter du côté de l’animalité ces êtres parlant sans qualité qui introduisent le trouble dans le logos et dans sa réalisation politique comme analogia, des parties de la communauté. », La mésentente, Jacques Rancière, éditions Galilée, 1995, p43.

2. « Mais, parmi les produits solides souples, il y a le feutre qui procède tout autrement, comme un anti-tissu. Il n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement des fibres, obtenu par foulage (…). Ce sont les micro-écailles des fibres qui s’enchevêtrent. Un tel ensemble d’intrication n’est nullement homogène : il est pourtant lisse, et s’oppose point par point à l’espace du tissu (il est infini en droit, ouvert ou illimité dans toutes les directions… » p594, Mille plateaux, Gilles Deleuze & Félix Guattari

3. « Le corps d’Artaud est parasité par des êtres qui sont occupés à le « déguster », le « sucer », le « pomper » […] pomper c’est empêcher. Van Gogh est empêché parce que pompé ». p28, Instruction pour une prise d’âmes. Artaud et l’envoûtement occidental, Frédéric Neyrat.

 

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