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LOUKANIKOS

Je n’ai jamais eu de patience avec les mouches. Je chasse les deux importunes d’un coup de queue, m’allonge à l’ombre de l’olivier. La voix d’A. A. qui m’a recueilli en 2004 monte du sentier, une voix si ample que je puis y passer tout entier. La Grèce a beau être à l’heure de la sieste, elle s’affaire dans les hauts-fourneaux de la révolte. Les temples doriens, l’Acropole, les palais mycéniens secouent leurs pierres antiques pour en faire des projectiles. Les deux mouches reviennent en traîtres, vrombissant près de mes oreilles. Je montre les crocs, pousse des grognements aussi puissants que ceux que je réservais aux forces de l’ordre. On nous a surnommés riot dogs, chiens d’émeute. C’est comique, la presse nous a tous mélangés, Kanellos, Thodoris, Loukanikos, cafouillis dans les chiens agitateurs, en 2011, le Time m’a élu dans le top des cent personnalités de l’année. Je n’ai jamais aimé qu’on me surnomme « saucisse », Loukanikos, encore moins Louk, mon maître m’a baptisé Thodoros. Un escadron de trois mouches revient, mes yeux piquent, barbelés oculaires, écoulement lacrymal, ma respiration siffle phtisie, poumons encrassés goudron vert… Les ailes du trio d‘insectes doivent abriter des gaz lacrymogènes. Deux ans après l’arrêt de mes combats de rue, mon corps reconnaît au nano-quart de seconde l’odeur du cocktail chimique qui a brûlé mes entrailles.
Ma mobilisation anti-austérité, mes luttes contre la troïka, pour la délivrance du peuple grec, la mise hors d’état de nuire de ses fossoyeurs, je la continue ici, entre figuiers et oliviers.

Mon maître passe sa main sur mon encolure, passe en revue nos dernières batailles, le formidable vent d’espoir qui se lève sous la bannière de Syriza, ne me cachant rien des dissensions entre les autonomes de la résistance extra-parlementaire et le jeu légal d’Alexis Tsipras, les premiers estimant que la voie électorale laisse tout en place, que la rupture avec les diktats des banques, de l’Europe passe par l’abandon de la forme parti, par l’effervescence de mouvements alternatifs. Les mouches reviennent, mon compagnon A. A. revient d’Exárcheia, le quartier d’Athènes où tout a commencé, une première fois en novembre 1973, précipitant la fin de la Grèce des Colonels, une deuxième fois en décembre 2008. En 1973, partant de l’Université polytechnique, la révolte estudiantine signa le coup d’envoi du soulèvement contre la dictature du colonel Papadopoulos, première lézarde dans un régime de fer, première victoire contre la junte, contre les militaires fantoches à la solde des États-Unis, insurrection étudiante relayée par la crise chypriote qui précipita la Grèce des colonels dans la tombe. En 1967, année du putsch militaire, du coup d’état, le pouvoir politique était exsangue, la corruption mafieuse, politicarde omniprésente, la santé des institutions battait de l’aile.

Le samedi 6 décembre 2008, un adolescent de quinze ans, Alexandros Grigoropoulos est abattu par un policier dans une rue d’Exárcheia, le 6 décembre 2008, bonjour Saint Nicolas pour les adeptes du calendrier grégorien, nous autres orthodoxes nous nous couchons dans les plis du calendrier julien, le 6 décembre 2008, le peuple grec est assassiné, le peuple grec du fond de sa mort livre bataille, se soulève contre un pouvoir à la botte de la troïka, assaisonné de scandales financiers, étranglant le peuple, le spoliant de ses libertés, de ses droits sociaux. Le système social a été démantelé, la Grèce des banques va voler en éclats, des émeutes rouges et or éclatent à Athènes, Thessalonique, Salonique, Ionnina, Patras, Komotini, Corfou, en Crète, les émeutes ne s’arrêteront pas avant que ne tombent les hommes de main de l’austérité, là ces valets de la finance. Le 6 décembre 2008, ombilic d’une longue traînée d’émeutes, j’étais là, battant le pavé pour arracher Alexis Grigoropoulos à la mort, pour le ramener dans le cercle des grands vivants, j’ai échoué à le rapatrier, répétition du scénario Orphée et Eurydice. La Grèce en faillite hurlait, nous nous apprêtons à secouer le singe noir sur notre dos, à secouer le fardeau, la dette qu’on voulait nous faire porter jusqu’à épuisement, une dette en son essence inapurable, dans sa merde, nous devions périr esclaves.

Encore jeune, ne disposant pas de manuel de guérilla, je pris pour modèle la bravoure de Kanellos qui défilait à mes côtés, en tête des manifestations, sur le front le plus exposé, face au cordon de flicards anti-émeutes dans leurs scaphandres de Martiens égarés.
L’asphalte brûlait, je reçus mes premiers coups de matraque, merci, bouseux, mon pelage blond, mes aboiements aveuglaient les forces de l’ordre. Je n’avais jamais entendu parler de Gavroche, un activiste me mit en garde de ne finir en martyr. Les jours qui suivirent, l’hiver recula à mesure que notre mouvement progressait. Je pris l’habitude de repérer les projectiles de gaz lacrymogène traînant au sol, de les ramasser entre mes crocs afin de les mettre loin de mes camarades. Cette manœuvre devint une de mes spécialités.

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De 2008 à début 2012, je suis de toutes les manifestations, au centre des grèves nationales, des incendies des banques, des magasins, des cerveaux, du Pirée, au milieu des combats de rue avec la flicaille, partant à l’aube, revenant le soir, les poumons asphyxiés par les gaz, les flancs à vif sous les coups des matraques. Le 6 décembre 2008, c’est maintenant, l’arrestation de Nikos Romanos, c’est maintenant, la colère des morts c’est du faux passé, juste un présent étalé, sorti des grilles du calendrier. Les humains ont castré le temps en le rabattant sur l’espace, en le disciplinant le long d’une ligne irréversible, il paraît qu’un philosophe Bergson l’a dit. Pour nous, les chiens, croire à la forme linéaire de la durée, prier un hurluberlu cloué sur une croix, manger des épinards clin d’œil à Popeye c’est la crème des H. A., des habitudes ahurissantes contractées par nos cousins éloignés déquadrupédisés. Les mollets des condés batraciens que je chatouille de mes crocs lors des émeutes contre le premier plan d’austérité en 2010, les tibias des mêmes flics que je menace de mes canines au cours des soulèvements contre le deuxième plan de mort voté en juin 2011, c’est maintenant. L’incendie d’une banque le 5 mai 2010, les magasins mis à sac, les bris de verre qui me mitraillent, le coup de crosse qui me blesse la patte, les flammes des voitures brûlées qui forment un poing levé, la rue qui se révolte, le Parlement assiégé, les cocktails Molotov que je coince dans ma gueule et lance contre les cordons de policiers, c’est maintenant.

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À la chienne qu’Achilleas a baptisée Pasionaria, je lègue une mission : Pasionaria, si la gent humaine en venait à abdiquer, piétinée sous le bruit des bottes, marionnettes avec laisse et muselières, encagées, gavées d’hormones de soumission, lapant l’urine des maîtres, moutons parfaits d’une nouvelle république de Salò, lève une armée de révolutionnaires parmi les chiens, les chats, les chevaux, les animaux de ferme, de laboratoire. Gagne à notre cause les tigres, les éléphants, les rescapés de l’hécatombe animale, les dernières bêtes sauvages, les lions, gorilles, rhinocéros, pandas, jaguars, dauphins, girafes, pumas parqués dans des réserves, des zoos, libère-les de leurs cages, de leur non-vie. Déferlez alors sur ceux qui mènent la Terre à la faillite. Crois-moi, Pasionaria, ce n’est pas du genre humain que viendra le grand soulèvement mais du règne animal et des entrailles de la Terre meurtrie, ravagée par la pollution, vidée de ses ressources. Fleuves en crue, ouragans cerclés de feu, avalanches épileptiques, dérive fractale des glaciers, séismes cubistes, tsunamis thermogalactiques hors théorème… Le déluge ne se répétera pas, Noé ne recueillera plus un exemplaire de chaque espèce animale. Ton arche sauvera les hommes cosmiques, les voltigeurs des forêts de l’esprit. La nature vomira ses poisons, recrachant les flux toxiques dont les hommes l’ont imbibée, déchiquettera confettis les géants de béton, les titans de fer qui ont écorché ses chairs, son noyau, ses viscères.

Les temps changent. Depuis quelques mois, le nihilisme progresse dans le rang de mes frères, un vent de défaitisme et d’exaltation face à l’apocalypse. La griserie de qui attend le chaos comme une délivrance. Que l’homme, de sa faute, sous le coup de son mépris de la nature, en vienne à disparaître de la Terre, tant pis chuchotent certains, tant mieux claironnent d’autres. Les sectateurs d’un eugénisme anti-anthropologique gagnent du terrain, ce n’est qu’au prix de la mort de l’homme que la planète aura chance de survivre, la sélection naturelle cosmique exige son éradication, la fable du chasseur chassé, du prédateur devenu proie porte ses fruits. L’élément qui a rompu l’équilibre des écosystèmes doit être sacrifié afin d’assurer la perpétuation de l’écosphère clabaude un nouveau venu qui, militant pour la stérilisation forcée des femelles homo sapiens, étend tous azimuts le plan d’extermination réservée par les nazis aux Juifs, aux Tsiganes.
Sans relâche, je donne tort à ces contempteurs du genre humain, à leur extrémisme génocidaire. La nuit, quand la maisonnée dort, j’arpente le jardin, inspection du feng shui zoohorticole, de la biodiversité des grenouilles, des oiseaux, des insectes et, au milieu du désert qui s’avance, des hannetons décimés, des plantes crevées, un tremblement de colère agite mes poumons malades. Une partie de Loukanikos se rallie aux abolitionnistes jetant l’homme, ses cruautés, ses folies, par-dessus bord. Face à la débâcle de la faune et de la flore, je me range à l’ultime solution. Les dictons populaires crachouillent la vérité, une pomme pourrie contamine l’ensemble des fruits du panier. À contre-cœur, j’accorde mes violons à la charte humanicide, au nom de la perpétuation de l’univers, le perturbateur de l’homéostasie, le saccageur de la nature doit périr. Au lever du jour, ma fièvre destructrice s’évapore, tous doivent être sauvés ou aucun, l’homo sapiens n’est pas une exception aussi glorieuse que néfaste à l’écart de la niche écologique.

Dans la fraîcheur de la matinée, je transmets nos luttes à Miss Pasionaria. Pasionaria, au plus l’État grec devient obèse, boursouflé par les pots-de-vin, la rapacité des gouvernants et des banques, le blanchiment d’argent, l’étranglement du peuple, la paupérisation programmée de la population, au plus nous fourbissons nos armes afin de renverser cet anti-monde qui n’est pas le nôtre. Achilleas nous fait la lecture des derniers tracts des squats assiégés, démantelés par les forces de l’ordre, les squats de la Villa Amalias, de Skaramaga.

La Vie manifeste. Loukanikos.docx

Chaque fois que vous nous attaquez, nous devons frapper en retour. Vous expulsez nos bâtiments, vous emprisonnez nos compagnons et vous attaquez nos manifestations. Nous brûlons vos bureaux, vos banques et vos services. Vous réprimez les subversifs, le mouvement radical, afin de “vendre” la paix, l’ordre et la sécurité. Vous condamnez la violence tandis que vous jetez des populations entières dans la pauvreté. Nous prévoyons la fin de votre monde. Nous avons déjà jeté les fondations de notre civilisation et nous nous élargissons continuellement.

Devant Pasionaria, je mime l’affrontement entre nous et les hommes de Samaras, laquais de la finance. Devant un parterre de fourmis, j’expose les lignes de la guerre qui ne dit pas son nom, nos actions directes, les nuits que nous incendions rouge sur noir, le ciel consumé de flammes. Dans la terre sèche, j’esquisse de mes pattes avant des poings levés, le visage d’un pouvoir à crocs-faucilles qui travaille à la mise à mort des lieux autogérés, à la destruction des espaces sociaux occupés où s’invente une autre vie, sans les collets, les longes, les muselières de la troïka.

La Vie manifeste.02 Loukanikos.docx

Achilleas lit la déclaration des nonante-trois personnes expulsées de la Villa Amalias et arrêtées.

Nous recommencerons autant de fois qu’il le faudra. Ils ne réussiront jamais à nous battre, parce que nous ne sommes pas cent, nous sommes des milliers. Nous faisons partie du monde qui lutte contre la barbarie capitaliste, le terrorisme étatique et le tournant fasciste. Nous faisons partie des travailleurs locaux et immigrés, chômeurs, étudiants, de ceux qui résistent dans les quartiers, des personnes en lutte poursuivies et arrêtés, qui ne baissent pas la tête. À leur côté, nous levons en l’air un poing de résistance comme au moment de notre arrestation.
À l’heure du mémorandum, renforcement et appauvrissement de la société sont le futur décrété par l’État et le capitalisme ; à ce moment là, quand la violence du système s’intensifie et que l’état d’exception permanent installe le totalitarisme, la révolution sociale est le seul chemin vers l’avant. Dans ces circonstances, nous nous tenons consciemment debout de manière ferme, mobilisant l’autogestion, la résistance et la solidarité – et tentant de faire ce grand pas en avant… organiser la contre-attaque sociale et de classe. Au moment où la condition dominante dit “nous allons tout perdre”, nous luttons pour son inversion : “gagnons tout !”.
Si nous ne changeons pas les choses, personne ne le fera. Tout continue…
Face à l’ouragan de la répression, opposons la tempête de la solidarité !
Tout le monde dans la rue, là où tout se détermine.
Bas les pattes des squats Villa Amalias, Skaramaga, du steki autogéré d’ASOEE, du steki Xanadu, du squat Delta, de tous les squats, lieux autogérés et luttes sociales.
Les 93 arrêtés de Villa Amalias.

*

Ce qui reste de mes poumons crache des décibels de haute résistance. Entends-tu, Pasionaria, comme la sono fasciste grésille, comme nous rongeons les câbles de la terreur ? Entends-tu le bruit des dents que l’État lime, les doigts coupés de Victor Jara qui continuent à faire danser sa guitare, les millions de sans-emploi, de sans-abri, de dépossédés, de sacrifiés enterrés vivants sous notre devise nationale « La liberté ou la mort » qui n’en peut plus d’être piétinée ? Entends-tu le colosse de Rhodes, les temples de Delphes, les piliers du palais de Knossos, les forêts de Macédoine, de Thrace marcher sur Athènes, sur le Parlement, fouler la place Syntagma ? La prédiction faite à MacBeth par un fantôme va se réaliser ici, signant la fin de nos sanguinaires MacBeth de pacotille. « Jamais Macbeth ne sera vaincu, avant que la grande forêt de Birnam marche contre lui jusqu’à la haute colline de Dunsinane », chuchote l’apparition à Macbeth rassuré par une si folle prophétie. En ce printemps 2014, les forêts de Grèce sont en marche, dans chaque arbre, sur chaque branche, dansent les forces du peuple, les militants de Syriza.

Tu assisteras à leur triomphe électoral, Pasionaria, à l’hostilité, l’écrasement que tentera la troïka qui fera tout pour mettre à mort Syriza, Podemos, qui ne reculera devant rien pour détruire l’avènement d’une autre manière de vivre, la promesse d’une autre société… Une lutte sans merci devra être engagée contre l’Union européenne, la BCE, le FMI qui veulent la peau des partis émancipateurs du front de la gauche radicale. Pasionaria, pour sauver nos libertés, soustraire nos vies aux dictatures faussement molles qui s’installent en Europe, les arracher à la terreur financière édictée par le cartel mafieux d’une Union européenne ogresse, il n’est pas sûr qu’on doive miser sur les élections, sur la voie parlementaire trop fragile car respectueuse du jeu légal… Le champ extraparlementaire, l’action directe, la rupture avec les fantoches est peut-être la seule issue. La sortie de la crise, de la servitude, de l’emprise des institutions étatiques, du système ne passe pas par les urnes. Des amendements périphériques au capitalisme, des freins apposés à ses excès, des contrôles, un vernis de moralisation pour limiter ses emballements ne font que le renforcer, lui permettre d’accélérer sa propagation virale. Il faut le mettre à bas, il n’est pas amendable par des mesures de régulation, de tempérance.

*

Le vent joue avec les feuilles, un nouveau venu, un jeune dalmatien atteint du syndrome dit I. H., de l’imitation des humains, joue avec ma queue. Je n’aime pas les traîtres mal dans leur pelage qui récusent leur clan, leurs origines pour se grimer en bipèdes. Je n’aime pas le prosélytisme de ce félon qui exhorte ses congénères à tourner casaque, à renier leur appartenance au règne des quatre pattes. Ses efforts pour parler hominidien lui déforment la mâchoire, sa soupe de grec ancien et d’anglais de bazar oriental me hérisse le poil. Hé, l’ami, tu t’es trompé de quelques millénaires, tu baragouines praline le grec d’Alexandre le Grand. Ce clown de dalmatien est un daltonien visuel, auditif et langagier. Les phrases rouges que je lui balance, il les reçoit vert chlorophylle, vert kaki de la grande armée, la pomme verte que Pasionaria pousse du museau, il la voit rouge grisâtre. Son cerveau doit être dyschromatique. Petite groupie, il emprunte ses idées royales canines à ses dieux, Milou, Rantanplan, Pluto, Rintintin, Idéfix, Cubitus et Snoopy.

Le vent joue avec les feuilles, je joue avec les ronds de fumée qu’un feu de broussailles déporte, mes bronches se mettent à trembler. Lesté de poison, le nuage de carbone réveille les gaz qui tapissent mes bronchioles et alvéoles. Pour nous mettre à genoux, l’État a concocté des générateurs chimiques de crises d’asthme, étendu à la population extra-canine les réflexes de Pavlov, le carrousel du conditionnement stimuli-réflexe salivaire implanté dans l’encéphale. Le trans-dalmatien rêve de se greffer les oreilles de Napoléon pour entendre le bruit des batailles à venir. Je lui tartine une mise en plis de railleries peu amènes. Tant que le vent décoiffe les arbres, nettoie mes voies respiratoires, je suis éternel, comme les éléments primordiaux, venu pour ne jamais repartir, venu avec la révolution pour la voir triompher, le sang des opprimés battant dans mes veines, à l’affût du souffle de liberté qui videra mon corps, les corps des Grecs des gaz thanatogènes de la novlangue au TNT service après-vente garanti jusqu’à la morgue.

La lumière déclinante rase les collines, les barricades poussent dans les têtes, le glas ne sonnera pas pour nous, les grands cimetières sous la lune libèrent leurs morts en hordes serrées qui monteront à l’assaut, mettant en déroute les phalanges noires d’Aube dorée. Mourir à Athènes n’aura pas lieu. Dans les yeux d’Achilleas je lis la victoire, Vénus sortant des eaux pour noyer les néonazis, les technocrates dans sa chevelure. Dans les doigts d’Achilleas tapotant mon encolure, je sens l’ébranlement des troupes de Spartacus convulsant l’Europe, invincibles dans leurs amures végétales, hommes-loups, hommes-cerfs aguerris par la pauvreté, par la colère des anonymes. Dans les écailles des princes mutants, des despotes en col blanc jaspé svastika, nous déposerons nos bombes, nos chants de pierres et de fleurs sauvages.

Les jours où les tanks envahiront les rues d’Athènes, de Thessalonique, déferleront chenilles tueuses en Attique, en Macédoine, en Thessalie, en Crète, dans le Péloponnèse, je serai là, en première ligne, une fleur pétales en Z à la boutonnière, avec mes frères de combat, notre guérilla grondant vagues de sirtaki, aveuglant de nos fustanelles, de nos jupes plissées les taureaux d’acier, au sommet de nos techniques de camouflage, derrière chaque arbre, chaque bosquet, chaque poteau, un combattant. Du haut du Parthénon, de l’Érechthéion, le siècle de Périclès fait plus que nous contempler. Il nous transmet la force de Zeus.

Léchant les coussinets de mes pattes avant, je revois le visage de la jeune fille qui me retire les bouts de verre qui s’y étaient fichés, je revois les émeutes de juin 2011, les barricades de flammes, le parlement assiégé, piège à rats, rôtissoire de brochettes de députés saigneurs ayant voté un second plan de rigueur, je revois les combats de rue serrés, les assauts contre le Ministère des Finances, mon pelage blond couvert de sang, les policiers tomber les quatre fers en l’air, ensevelis sous leurs boucliers. Les sirènes qui hurlaient couvraient le crépitement des flammes, nous boutions le feu à la tyrannie, à la barbe des oligarques, nous jetions à la mer le plan de notre asservissement, le chantage orchestré par l’union européenne, l’adoption d’un plan d’austérité mortel pour la population en échange d’une manne de 100 milliards d’euros, argent de poche pour aider les banques.

Sales Grecs paresseux, embrouilleurs et corrompus, vous allez vous aligner dans l’axe de Arbeit macht frei, vous allez vous incliner devant les bottes de l’Allemagne, sacrifier vos vies misérables pour la sauvegarde du marché mondial, goûter l’enfer du labeur forcé, comprendre qu’il n’y a pas d’autre solution que travailler toujours plus pour gagner toujours moins. On vous l’assène en intraveineuse forcée : le farniente, l’économie parallèle du Sud, c’est fini, la rigueur du protestantisme, le puritanisme militaire, austère du Nord, la culture de la grisaille sévère, on va vous l’injecter manu militari. Vous n’avez pas le choix. Sans nous, vous crevez, avec nous, vous agonisez, votre sang pompé pour que tourne le carrousel de la basse finance. L’axe protestant du Nord va dompter la douce anarchie des Méditerranéens. Entendez-vous, Portugal, Espagne, Italie, Grèce, le cordeau des méridionaux, votre insouciance joyeuse doit être mise au pas, passée dans le crible du post-fordisme. Vous êtes endettés jusqu’au cou car vous avez péché, dilapidé notre bel argent, fraudé, vous devez être châtiés, subir sanctions et punitions. L’Europe n’a plus besoin d’être gouvernée par des politiques, c’est une grande entreprise domestique, une grande famille dont on saigne les populations afin d’être dans le peloton de tête, premiers de classe. Ceux qui doivent bénéficier de cours de rattrapage, on leur coupe les vivres, les ailes, on les jette dans un laboratoire de vivisection à grande échelle, on coud leurs langues à leurs talons. La Victoire de Samothrace, les Propylées, on va vous les faire bouffer en purée assaisonnée d’hormones de la soumission, administration forcée d’ocytocine améliorée pour tout nourrisson grec. L’Europe veut des brebis aux bêlements dociles, nous sommes vos pâtres, vos geôliers tenus en laisse par la finance.

 

Véronique Bergen
Extrait d’un roman en cours

 

/////////////////////////// Autres documents

Le Dieu de l’Olympe
par Véronique Bergen.
Extrait d’Edie. La danse d’Icare, qui sort aux Editions Al Dante en septembre 2013.
Je m’appelle Edie Superstar. Je prononce très vite “Edie” car dans mon prénom il y a “die”, “mourir”. Je m’appelle Edith Minturn Sedgwick mais on me surnomme “girl on fire”. Devant le miroir, je vois se lever l’Edie de l’année 1955, mes douze ans me sauter au visage. Mais la voix que recueille un magnétophone prêt jour et nuit à enregistrer mes délires est celle de mes six ans.

Moi, Unica Zürn, La Poupée
par Véronique Bergen.
Extrait d’un roman inédit, Le Cri de la poupée.
Je ne vais pas bien car il n’y a que deux sexes, plus une pincée d’hermaphrodites. S’il en avait eu sept, j’en aurais goûté un chaque jour de la semaine.