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(forme-de-)vie, déviation continuée

Entretien, avec Frédéric Neyrat autour de Clinamen, par Emmanuel Moreira

 

Emmanuel Moreira : Suite à la lecture de Clinamen ma première question porte sur la langue de cet ouvrage. Des figures de style littéraires dont ce livre use telle que la métaphore. Que peut la métaphore pour la philosophie ? Qu’apporte t-elle dans le procédé de description et dans le geste critique ? Pour ta pensée ? Pour Michel Surya « Ecrire ce fut penser dès lors qu’écrire ce ne fut plus ressembler »(1) dès lors que la métaphore et ce qu’elle porte en elle de comparaison n’a plus été possible. Qu’en penses-tu ? Si la métaphore en littérature n’opère plus, si comme le propose Surya, la littérature pense depuis la fin de la métaphore, la métaphore peut-elle encore opérer en philosophie ?

Cette question de la langue philosophique et de son rapport à la littérature, aurait pu être posé à Deleuze et Guattari. En cela je n’ignore pas que c’est une veille question que celle de la langue philosophique et de son rapport à la littérature, – sans doute une fausse question, qu’il n’y aurait pas de langue proprement philosophique ou proprement littéraire – mais l’écriture de Clinamen réactive ce rapport. Précisément, la question pourrait être aussi celle-ci : que peut la littérature dans le geste philosophique ? Si une certaine littérature pense (Bataille, Blanchot, Kafka, Surya pour ne citer qu’eux), que peut faire la philosophie avec la littérature ? Le dernier chapitre de Clinamen « Etranger : verbe Transitif. », construit sous forme d’un dialogue, travaille cette question, de la langue et donc du geste philosophique.

« L’éternel retour » de Michel Surya est un ouvrage dont la réception s’est faite du côté du roman, alors qu’il est de part en part un dialogue philosophique. Aussi, l’hybridation dont tu parles dans ton dernier chapitre, n’engage t-elle pas la philosophie dans sa propre fin ? La fin de la philosophie comme séparée de la littérature, « là où la philosophie serait proche de devenir autre »(2). Une fin qui serait nécessairement l’impossibilité d’une réception qui voudrait identifier d’une part des livres de facture philosophique et d’autre part des livres de facture littéraire.

Frédéric Neyrat : Plutôt que d’hybridation, j’aimerais parler d’un moment de tension où des potentialités, jamais identiques, même dans un temps mythique, s’apprêtent à différer et communiquent au-dessus d’un abyme. Autrement dit, je ne crois pas que littérature et philosophie puissent et doivent être identiques, mais, cette différence, il y a deux façons de la poser : 1/ ou bien par définition a priori : cela engagera toujours une police des frontières, une façon de dire : ceci est ou n’est pas de la philosophie (ceci est ou n’est pas de l’anti-philosophie), ceci est ou n’est pas de la poésie, de la prose, etc. ; 2/ l’autre est d’expérimenter les passages, les ponts, les seuils, afin de voir ce qui arrive (ou n’arrive pas). On engagera ici plus des passeurs – ou des contrebandiers – que des policiers. C’est-à-dire des manières d’exister et non un être, de l’être. L’ontologie n’est qu’un contre-domaine qui doit servir, pas plus, à sculpter une philosophie de l’existence. Si donc, comme je le dis dans ce livre, la philosophie est proche de devenir autre, cette proximité n’est pas un contact, elle maintient une distance qui est parfois indiscernable d’un contact. Qu’on ne sache pas toujours instantanément voir une différence ne signifie pas qu’elle n’existe pas, mais qu’on n’aura peut-être pas su l’accompagner dans ses conséquences.

La langue philosophique n’est jamais sténogramme de l’Idée, parce qu’une Idée n’est jamais pure mais toujours négative, comme le dit Patocka, elle échappe donc toujours au concept. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de concept, mais que celui-ci n’est jamais le fin mot de l’Idée, ou de la philosophie. Celle-ci, comme l’aura soutenu Simondon, doit s’individuer avec ce qu’il s’agit de penser, et cela exige une langue qui répudie la logique comme discours sur l’étant – cette « satanée logique », aurait dit – à peu près – Samuel Beckett à Charles Juillet. Cela veut dire prendre des risques, accepter que la philosophie, qui est prise depuis son origine dans un vœu de maîtrise, accepte en son sein une non-maîtrise qu’il ne me gênerait pas de nommer un point mystique. Contrairement au fameux énoncé de Wittgenstein, ce point mystique doit être dit, y compris par des mots capables de porter un silence. Foucault dans ses derniers cours, juste avant sa mort, parle de Socrate, et dit de celui-ci qu’il « ne parle pas ». Enoncé bouleversant, pour nous qui avons été habitués à entendre que Socrate n’écrit pas… Ce qui veut dire que dans la langue de Socrate, les mots couvent un silence. Parvenir à le dire implique la métaphore.

Je ne suis pas loin de penser, avec d’autres, que le langage est métaphorique de part en part, comme poème ou prose, ou même « pooésie poor » (J.M. Gleize). Mais il faut s’entendre, si je puis dire, sur ce point. Ceux qui critiquent la métaphore en sont restés à Aristote, c’est-à-dire à l’idée que le concept est premier, et la métaphore seconde, transportant un sens originaire en un sens figuré. Ainsi Emmanuel Hocquard, un poète et traducteur important, considère que la métaphore est de l’ordre de la « représentation » et de la « carte », elle suppose un objet préalable (Un privé à Tanger). Ainsi toute une partie de la pensée du 20ème siècle va jouer la métamorphose contre la métaphore, Deleuze et Guattari par exemple dans leur Kafka. Ainsi le bio-art, Eduardo Kac et d’autres, nous diront qu’ils sont au-delà de la métaphore parce qu’ils réalisent vraiment ce que d’autres avant eux n’avaient fait que rêver. Ce sinistre processus de démétaphorisation et d’abolition du rêve, déjà décrit par Burroughs comme moyen de contrôle, ne peut aboutir qu’à ce que Baudrillard, dans L’Autre par lui-même, avait pronostiqué : après la métaphore, la métastase.

Or ce processus métastatique est l’effet d’une mésinterprétation fondamentale de la métaphore, que Nietzsche pourtant avait tenté de conjurer en renversant le sens de la métaphore, en 1873 dans son Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral : la métaphore est première, et le concept n’est qu’un « résidu de métaphore ». Encore une fois, Nietzsche n’aura pas été entendu… La métaphore ne ressemble pas, elle ne compare pas, pas de « comme », pas de distance, elle est transport originaire sur fond d’abyme. Si je te dis que l’amour est une rose, dis-moi en quoi amour et rose sont comparables… Non, plutôt la formule indique un manque de mots, un manque de signification, un manque de concept, et une tentative pour lancer une sonde fusionnelle dans le territoire de l’énigme. Quand Hugo met un « bonnet rouge au vieux dictionnaire », on dira qu’il compare la révolution française à sa révolution poétique, à sa prise de la bastille, « j’ai pris et démoli la bastille des rimes » ; je dis plutôt que, par la formulation poétique, le bonnet rouge et le dictionnaire changent littéralement de sens et qu’une figure incroyable se lève devant nos yeux – ici, le trésor des signifiants surmonté d’un bonnet de sang.

Cette levée, c’est ce que je nomme le métaphorique, plus que la métaphore. C’est, pour prendre un autre exemple, la « voile » qui se lève sur l’océan immobile du Dit du vieux marin de Coleridge (« A speck, a mist, a shape, I wist ! »), le ship qui n’est autre qu’une shape ; c’est le « ce fût comme une apparition » dans L’éducation sentimentale ; c’est l’impensable qui apparaît là où on ne l’attendait pas ; c’est – pour la philosophie – une percée d’imaginaire dans la conceptualité. Le métaphorique est, en fait, et c’est sur ce point que je travaille en ce moment – comme quoi tes questions touchent justes – une (forme-de-)vie, l’existence étant précisément cette (forme-de-). Si la philosophie est philosophie de l’existence, elle doit non seulement penser mais s’individuer assez pour laisser une place, dans son style, au métaphorique ainsi entendu : aucune ressemblance ici, mais son exact contraire : singularité de chaque existence dans une forme dont elle ne peut se séparer sans tomber dans le néant. Refuser le métaphorique, c’est se condamner à tourner en rond – et encore : il s’agira là d’un processus primaire, de préparation métaphorique !

E : Avec cette proposition (forme-de-), un dialogue semble se préciser avec la pensée de Boyan Manchev. Il existe en effet une proximité complémentaire entre vos travaux.

Dans la fluidité prétendue du capitalisme, tes travaux ont conduit à identifier une inertie. Une inertie sous le mode d’une croyance en un absolu, qui a pris au cours de l’histoire différents noms, comme autant de substituts, et cela pour chaque fois conjurer la négativité. Tu as donné le nom générique d’indemne à l’ensemble de ses substituts. Un envoûtement, c’est-à-dire aussi une production, par lequel s’enracine la croyance que toute chose prise dans la transformation permanente, resterait malgré tout intègre et sortirait sauf de toutes ces modifications. Et tu ajoutes sur la base de cette croyance l’hypothèse d’un crash test, par lequel notre civilisation globale tenterait de vérifier son indemnité en s’auto-détruisant. A cela tu opposes un programme de dés-intégration, une sorte de contre-attaque qui se donnerait pour cible la production de l’indemne.

De son côté Boyan Manchev déploie la notion de persistance. « Persister veut dire à la fois résister et aller toujours plus loin par et dans le changement, ou bien, transformer la transformation. Là où les forces de la nouvelle réaction engloutissent chaque jour davantage la puissance de transformation pour la soumettre aux impératifs de la production et de la croissance, ayant engagé l’altération de notre monde, cette transformation de la transformation est notre tâche : philosophique, politique. »(3)

J’en viens à une proposition que je soumets à ta critique : De tes travaux à ceux de Boyan Manchev se dessine comme un manifeste possible qui rendrait justice à l’être engageant une autre ontologie, une ontologie de l’être qui résiste par sa forme à l’information. Seulement, pour que cette résistance-persistance soit possible un programme de désintégration semble préalablement nécessaire. Le manifeste pourrait alors s’énoncer de la manière suivante: Désintégration des substituts en tant qu’ils nient la forme et affirmation en la persistance de la forme en tant qu’elle est métamorphose permanente.

F : Voilà qui me plaît beaucoup, cette alliance dont tu parles. Et persistance, le terme de Boyan, me convient tout à fait. Cela me permet de revenir sur Clinamen, livre qui est finalement le nom d’une double confrontation, d’une double contrainte, et qui tente de desserrer ce double étau : l’inerte ou le changement permanent. Puisque pour moi ça revient au même, ou plutôt à l’identique. Peut-être que dès qu’on part de l’ontologie, on est piégé, on doit lancer une thèse générale qui est, d’emblée, immunologique, protégée de l’expérience. Si, au contraire, on part de cette dernière, on est tenu à penser ce qui est amené à se transformer et ce qui doit, oui, persister – au sens où l’on dit « je persiste et signe » – à ne pas. J’entends bien que persister-à-ne-pas implique les changements nécessaires pour ne pas changer, et que se « maintenir en forme », comme on dit, implique de se former sans cesse et donc de se transformer. Mais la question est celle-ci : qu’est-ce qui, pour qu’une singularité s’affirme et persiste, doit ne pas s’accomplir, ne pas se produire, ne pas réellement changer de forme ? N’est-ce pas en tant qu’être métaphorique que nous résistons le mieux et à l’inertie, et au transformisme ?

Je suis en plein Diderot, Le rêve de d’Alembert, et je me dis : on ne retient de Diderot que sa thèse matérialiste sur le changement permanent, son affirmation d’une sensibilité universelle (même la pierre sent), etc. Pourtant, c’est un rêve dont il s’agit ; oui, dira-t-on, tel était le meilleur moyen pour Diderot pour affirmer sa thèse ! Mais il faut revenir au donné, au rêve au pied de la lettre : seul le rêve permet d’être à ce point matérialiste et de voir de la vie partout. Pour résister à l’information (au « pouvoir »), il est nécessaire de se rêver. Et l’interruption du rêve, comme le savait Freud, n’est que la meilleure façon de continuer à dormir, c’est-à-dire de collaborer au partage prédéfini de l’inerte et du transformable. En ce sens, l’éveil, le seul éveil possible, n’advient qu’aux limites où le rêve touche à l’impossible.

E : C’est dans ce sens, je crois, qu’on peut entendre la formule de Foucault : « l’invention de soi ». La force politique de Foucault, de Deleuze et Guattari c’est qu’ils se sont tenu sur la crête. Clinamen est un livre sur la crête. Un livre qui permet de défaire une lecture malveillante de Foucault ou Deleuze. Une lecture qui a trop vite rangée ces pensées du côté d’une surenchère pour mieux les accuser d’avoir été les avant-gardes du capitalisme postmoderne. Une lecture dans laquelle une large partie de la gauche s’est engouffrée. Au fond, comme tu l’écris dans Clinamen, c’est la crainte de l’errance de la négativité, le dit nihilisme libéré qui motive ces lectures. Seulement, je voudrais revenir sur cette crainte et pour un moment la faire mienne. Tu critiques Badiou parce qu’il cède sur la finitude, mais comment imaginer une politique possible, praticable, à partir de la proposition de la finitude sans que la tête ne fasse immédiatement retour ? Martin Crowley s’est essayé dans un ouvrage publié chez Lignes, L’homme sans(4), à esquisser une politique de la révolte égalitaire à partir de la proposition de la finitude comme affirmation d’une égalité ontologique irréductible. Proposition à laquelle Jean-Luc Nancy a répondu dans la postface par une sorte de mise en garde. :

Il faut que le registre ontologique reste distinct du registre politique. D’une manière générale, une politique doit se refuser à être fondée dans une ontologie. Ou bien en effet il y a un être du commun – une entité, une substance, un sujet commun – et la politique en est l’expression et l’articulation en droit public (…). Ou bien il n’y a pas d’être du commun mais le commun, l’être-en-commun de l’être fini exige qu’on sépare la sphère de la maîtrise des rapports ( un droit public non pas déduit mais inventé et toujours remis en jeu et en chantier au milieu des poussées des forces, des besoins et des représentations) des sphères dans lesquelles l’être-en-commun se révèle comme tel : comme le partage des sens, de tous les sens sensibles, sensuels, sensées. C’est-à-dire les sphères, nécessairement plurielles, de l’art, de la pensée, de l’amour, du savoir, etc.

La politique n’a pas à régir ces sphères. Elle a à les rendre possibles et ouvertes pour tous. L’ontologie ne relève pas seulement de la « solidarité » dont parle ce livre, mais cette solidarité, par laquelle s’affirme l’égalité ontologique, affirme aussi l’exigence d’un accès infini aux sphères du sens. Cet accès, elle doit savoir l’envisager et l’aménager, elle ne le franchit pas.

(…)
En définitive, la catastrophe dans laquelle nous nous percevons n’est pas une catastrophe politique : ce sont plutôt les catastrophes politiques du xx° siècle qui ont été le résultat de croyances dans une assomption politique du sens en commun.(5)

A cet égard, avec Clinamen, tu restes sur le seuil, juste avant toute politique. De la dés-intégration écris-tu, est attendue une liberté pour. Ou encore : la dés-intégration n’est pas sa propre fin, elle est le moyen d’une recomposition (..) point d’appel favorisant la déliaison pour un autre genre de communauté.(6) La dés-intégration nous conduirait au crépuscule de l’imagination créatrice. Seulement – et l’angoisse d’un nihilisme libéré refait surface – une fois la dés-intégration opérée la question reste posée quant à la difficulté d’une politique à partir de la proposition de la finitude et à laquelle la philosophie semble se soustraire. Car au fond, ne faut-il pas affirmer avec Medhi Belhaj Kacem commentant la pensée de Michel Surya que la philosophie fuit ce qui lui fait honte : être le royaume de canonisation des (rares) vérités positives dont l’humanité soit capable.(7) La crainte d’un nihilisme libéré n’est-il pas le fait d’une fuite de la philosophie devant la question politique de la positivité ?

F : Je ne connais pas ce texte de Medhi Belhaj Kacem, il me faudrait le lire. Réagissant donc simplement sur ces quelques lignes, je dirai ceci : je ne pense pas que la philosophie soit le canon des vérités positives de l’humanité, parce que je ne suis pas persuadé que la philosophie soit le domaine de l’humain (on l’a dite, il y a 2500 ans, domaine des dieux indolents), et parce que la vérité doit être distinguée du savoir. Je suis socratique, et non platonicien. Ce qui veut dire que si, en effet, la philosophie est tenue à la vérité, celle-ci est la conséquence d’une traversée des savoirs. Et ce qui reste alors, de cette traversée, est de la poudre sur les mains, une fumée dans l’espace, une bordure transitoire, une nouvelle entaille – une nouvelle sculpture – de l’Idée. Si la philosophie peut éprouver de la honte, c’est bien à n’avoir pas vu que sa proposition doit nécessairement déroger aux attentes de la Maîtrise ; sauf canaillerie, ou identification fallacieuse à un Platon qui aurait liquidé son Socrate. Cette honte doit être supportée comme moment de subjectivation philosophique : la vérité est an-archique.

Voilà pour la question philosophique de la positivité. Mais tu m’interroges sur la « question politique de la positivité », ce qui est différent, et indiquer que c’est différent est important. Quid de la positivité politique de Clinamen ? Ce n’est pas un manuel de guérillero ! Il tend juste à dresser un territoire conceptuel apte à rendre les seuils plus visibles, plus intenses. Ce livre n’est pas, de part en part, pour une politique – mais une ligne au moins, pour une politique, le traverse. Cette ligne engage le lecteur à considérer que la question de l’écologie politique prime sur les autres. Je le dis d’autant plus qu’en France l’écologie politique, dans sa forme représentative-parlementaire, est morte. Et, sur le plan des idées, n’aura pas pris. La France n’en n’aura pas été capable ; elle en mourra. Cette prise en considération de la fragilité écologique est pour moi à mettre en rapport avec la fugacité ontologique et la finitude existentielle. Tout ce qui ne part pas de là doit être combattu, car cela revient toujours à dénier le monde des relations dans laquelle tout vivant existe. Exister est être en relations, les deux propositions sont pour moi intimement liées : seul un pur dedans qui ne serait pas ek- pourrait être non-relié ; ce qu’on appelle substance – que je déclare, avec Whitehead, concept fallacieux.

Donc la finitude, c’est la relation – la relation, c’est la finitude. Tel est le positif. Je ne plaisante pas. C’est parce qu’il y a déni de finitude, de précarité, de fugacité, que l’on détruit tout. C’est quelque chose qu’on ne comprend pas si l’on refuse l’hypothèse de l’inconscient, si l’on en reste à un concept de vérité pré-freudien (ou pré-socratique) : il se trouve que l’être humain est divisé entre une croyance en son indemnité (je suis une substance intouchable, coupée de toute animalité, etc.) et le constat de sa passagèreté (qui est pourtant le lieu même de sa vivacité). Tout le problème est de remétaboliser ces deux versants de la psychè. Ce qui veut dire aussi remétaboliser le rapport politique/ontologie. Le positif, c’est le fait d’être, l’existence dans sa singularité ; celle-ci n’existe qu’avec, en relations, parmi ; ces relations sont d’affects et de sens, expressions de vivants, (formes-de-)vie. Le fantasme, c’est de croire qu’on peut symboliser, faire sens, hors de tout vivant. Pourtant, « thought is weightless but is stopped by a bullet, what ? » (Louis Zukofsky). En ce sens, je le répète, la négativité, l’annihilation, sont d’autant plus destructrices qu’elles s’arriment au fantasme de l’intact, du substantiel. Le positif, ce n’est pas la position de l’intact, mais sa déposition préalable. Habiter cette déposition signifie éprouver que l’on est en relation, que l’on existe.

Il faut tirer les conséquences politiques de cette déposition. Cela ne signifie pas se laisser aller, laisser-faire, mais avoir des pratiques étayées sur cette déposition. La politique du laisser-être, ais-je nommé cela. Concrètement, refuser les technologies autistes, fantasmatiquement substantielles (le nucléaire), et favoriser les technologies relationnelles (le solaire, l’éolien). Concrètement, inscrire la destitution de la souveraineté à même l’Etat, idée que je développe dans un article intitulé « Disarchie », à paraître dans la prochaine livraison de la revue Entropia. Concrètement, proposer une nouvelle éducation esthétique de l’être humain : apprendre à voir ce qui passe. A chaque fois, symboliser non pas au-dessus de l’humain, du vivant, mais à même l’existence des vivants.

Et l’infini, alors ? Pour moi, l’infini est ce que j’ai nommé le point mystique. C’est le point à partir duquel une forme-de-vie se forme dans sa singularité, qui est le point même à partir duquel cette forme peut changer – c’est, si tu veux, le pré-individuel de Simondon, autrement dit l’apeiron, autrement l’un des noms de la nature. La finitude s’infinitise en son point de formation, son point de bouclage autopoiétique – pour reprendre les termes de Maturana et Varela. En ce sens, et pour détourner une formule de Céline – l’amour comme infini à la portée des caniches – l’infini est en effet à la portée des caniches : ils portent l’infini. La démesure n’est pas l’infini transcendant, le ciel des Idées éternelles, l’immortel, mais ce qui arrive avec chaque existence. Hypostasier cette démesure est une erreur. Pour le coup, on pourrait croire que l’ontologie peut informer une pensée politique, car c’est bien une proposition ontologique que de dire que le commun est asubstantiel. Mais, point crucial, ce n’est pas entre l’ontologie et la politique que se joue la partie la plus importante, c’est au niveau de l’existence, où la tension entre l’Idée, négative, et la politique, dans ses conséquences tenues (et sur ce point il faut lire Bernard Aspe) se fait décisive.

Soyons plus clair : il ne s’agit pas de savoir si l’ontologie et la politique sont ou bien séparées, ou bien homogènes, mais de constituer ce problème au niveau où il se pose vraiment, dans l’existence. Là est l’épreuve de vérité : qu’est-ce qui passe, de l’Idée aux actes ; qu’est-ce qui ne passe pas, et n’aura lieu que comme politique ou que comme élaboration métaphysique. Encore une fois ici, c’est le seuil qui doit se faire sentir, comme abyme ou comme transition. C’est une affaire de cas, et non pas de règle générale. A cet égard, la seule déclaration préalable doit être celle de notre ignorance délibérée, qui ouvre à l’espace de la politique.

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Notes
(1). Michel Surya, Ecrire & penser, in Contre-attaques, perspective 1, ed Al Dante, 2010, pp. 53-54
(2). Frédéric Neyrat, Clinamen, ed ère, 2011, p 207
(3). L’image intense, entretien de Frédéric Neyrat avec Boyan Manchev, la vie manifeste
(4). Pour en savoir plus sur l’ouvrage, entretien radiophonique avec Martin Crowley, la vie manifeste
(5). Postface de Jean-Luc Nancy, L’homme sans de Martin Crowley, ed Lignes, 2009, pp 182-184
(6). Frédéric Neyrat, Clinamen, ed ère, 2011, p 127
(7). Mehdi Belhaj Kacem, L’antiphilosophie de Michel Surya, in Contre-attaques, perspective 1, ed Al Dante, 2010, p 139

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CL/NAMEN
Flux, absolu et loi spirale

0-2. Estran – 0-1. « … une vie intertidale » – 0. In a state of flux – L’hydroglobe et la critique des flux – Flux et absolu – Substance de substitution – Désintégrer (retenir, devenir, revenir) – Métaphorique, rétrophorique et symbolisations – 1. Le marché de l’absolu – Dentifrice ou barbarie – Capital méta(-)stable – Streamed capitalism – circulation de circulation – Recombinant – Fleuve gelé – Liquidités financières – Nature du gel – Liquidités – « Paradoxe de la liquidité » – Principe de continuité et durée – Autonomisation partielle – Panta Rhei – 2. Bienvenue dans l’hydroglobe – « … l’eau n’est pas un concept » – La vie liquide et le temps qui s’écoule– Liquidation du temps – Elle est retrouvée ? – Impératif surmobile pour individus laminaires – indivi/duel – Surmoi postmoderne – Up or out – Devenir flexible – Courte réflexion politique sur la flexibilité – Le capitalisme est un humanisme – off-shore – L’autre take-off – Amorphe – Leurre – Totalité et infini – Mobilisation infinie – Mobiliser – « Nihilisme cinétique » – Avalanche – 3.Tendance inertielle – Inertie polaire – Espace et vitesse – Corps inertes – Corps zéro – « Archi-foyer » – L’ego ne se meut pas – Inertie absolue et inertie relative – Persister dans le même état – « Comme s’il n’étais pas »… – Point d’inertie ? – La croûte terrestre de l’archi-foyer – 4. La désintégration– L’abolition vitale de la substance spirituelle – « … métaquaphysique » – Soyez maudits – Négativité sans compromis – « Réalité intégrale » – Désintégration automatique – Substances réactionnelles – Le Même par nous-même – Désintégrer. Une opération philosophique – Opération philosophique – Flux intégral et substitut – L’intégrité – Philosophie et désintégration – Antiproduction – 5. Logique du substitut– La religion du substitut – Métaphysique de l’absence – Ab- & Ex- – Ab- – Ex- – Machination de l’indemne – « … l’antinomie du jugement écopolitique »- La solution de rechange – Créationnisme et nihilisme – L’époque du créationnisme – Les deux assurances – 6. L’absolu-du-milieu– Trois nouvelles hypothèses sur la structure de l’hydroglobe – Points de vue et images du globe – L’hypothèse topique – L’hypothèse moléculaire ou disséminante – L’hypothèse intégrale – Sophianalyse – L’absolu-du-milieu – Sub – T = X – Transfusion – 7. Chaos et spirales – Deux genres de fluences – Nous, lucériens – Loi spirale – Plutôt que rien – Tourbillons et chaos – Toupie-Monde – En flammes – Dissipation structurante – Intégralité – Hypermnésie, oubli et isolation – Sur le point de rompre – Comment ça tient ? – Fragile alliance – Survenir – (pause) – 8. Cosmocratie – « … guerre de l’eau » – Volta do mar – D’autres solutions – Natalité – Pas encore, assez, encore – Tournant – Dis- – Le non et le oui – Dis – Au jardin – Décélération – Expropriation cinétique – Hermès et Hestia – Constellations nomades – Disarchie – Stratégie des insularités – Versants – Ocean without a shore – Liquidation et submersion – 9. Transports – A l’arrivée – Pactes, impacts, compacts – Métaphysique (critiquer, sauver, promettre) – Métaphorique et rétrophorique – Pulsion phorique (encore une aube) – 0-3. Etranger : verbe transitif