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Portrait de l’Homme de lettres en Femmes à barbe

I LA GRAMMAIRIENNE

L’homme de lettres en femme à barbe devient philologue. La philologue s’attache à découvrir. Elle découvre. Elle découvre dans la masse des variantes et des gloses une forme authentique. Apprenant que le latin avait traduit philologos par grammaticus elle se déclare grammairienne.
C’est sous ce titre qu’un cabaret l’engage. Durant la saison (ici dite balnéaire car la philologue vit en bordure de mer) elle se montre. Elle chevauche, nue, un cygne de plastic blanc, figure détournée d’un vieux pédalo. Chevauchant, la grammairienne pédale haut, découvrant son entre jambes (les spectateurs du premier rang font Oh !).
Chaque ouverture de ses cuisses signale la présence de parenthèses dans le texte. Le spectacle tient de la performance. Certains parlent d’Action Wittig.
Dans le couloir qui mène à la petite salle où se déroule ce qu’elle appelle son « numéro » une série d’informations sont consultables (vitrines et panneaux). On y apprend son nom et sa date de naissance. Une série de photos légendées donnent quelques repères biographiques :
La grammairienne à cinq ans (elle porte une robe à pois rouges)
La grammairienne à douze ans (en communiante)
La grammairienne en bikini (aucune date, mais on voit une très jeune fille un peu hagarde sous un soleil de plomb)
La grammairienne à Milano Poesia (le cliché la montre debout, jambes écartées, urinant dans la bouche d’un poète ayant revendiqué son appartenance au groupe « poésie blanche »)
La grammairienne reçue Professeur Honoris Causa à l’université de Reykjavik.
Le prix Raoul Haussmann refusé par la grammairienne (elle lit un manifeste en l’honneur d’Hannah Hoch)
La grammairienne et Guy Debord en Italie (ils boivent du valpoliccello)
La grammairienne et Edouard Levé à Mexico (elle ignore que le manuscrit auquel il travaille programme son suicide)
Le banquet oulipien pour les cinquante ans de la grammairienne (elle leur impose le port d’un piercing sur la langue. Les plus vieux, c’est-à-dire la majorité renâcle)
La grammairienne à Soho.
La grammairienne à Kaboul (sur 24 heures, elle y fait se dérouler en boucle « Le désert rouge » d’Antonioni. L’écran est géant, gardé par des hommes armés de kalachnikovs.)
Le premier saut à l’élastique de la grammairienne (elle porte une voilette et un bibi)
L’enterrement fictif de l’homme de lettres en femme à barbe grammairienne (tous ses amis boivent du champagne, on brûle en effigie son corps peinturluré).

II L’ ARCHEOLOGUE

L’homme de lettres en femme à barbe devient archéologue. Elle devient archéologue à partir du jour où sur une place elle découvre les fragments d’un archéoptéryx c’est-à-dire un oiseau fossile associant les caractères d’oiseau et de reptile…
Elle n’en croit pas ses yeux. Toute sa vie en est changée.
Elle couche avec un orthinologue (il a une queue très longue).
Elle fouille non seulement dans la terre mais dans son sac. Elle porte un sac assez grand (sorte de besace conçue par un de ses amis libraire).
Elle fouille dans les livres. Surtout les livres de poésie (personne n’en veut, le libraire s’en débarrasse).
Elle dit que tous les accidents de la surface d’un poème ne rendent pas compte des accidents du dessous.
Ce qui l’intéresse ce sont les dessous du poème. Les dessous sont les tessons. Il lui arrive de cracher sur les tessons du poème pour en raviver les couleurs. D’autres fois elle les dépose dans sa bouche et les suce. Reconstituer la fresque du poème n’est pas ce qui l’occupe. Plutôt cerner l’objet faisant défaut.
Violence objectale ou annulation chromatique, tous les poèmes étudiés sont par elle jugés photogéniques.
Elle dit que le poème est à l’intérieur de son support, qu’il en est la partie absolument intégrante mais refoulée. C’est l’inconscient optique qui en barre la vision. Au mieux on ne balaie que la surface. Au pire, l’histoire qu’on imagine que les tessons raconte. Chaque tesson a un sens étymologique.
Les valeurs de réalité et d’irréalité du récit que le poème invente sont l’affaire de l’archéologue.
La découverte de l’archéoptéryx jurassique a directement à voir avec la phonétique du poème.
Etudier le spectre de la voix du poème, en restituer les morceaux épars fait partie du travail de l’homme de lettres en femme à barbe archéologue.

III LA DETECTISTE

L’homme de lettres en femme à barbe devient détectiste.
La détectiste n’est pas une version loufoque du privé.
Elle a pourtant quelque chose à voir avec le sexe de Conan Doyle.
Sur ses cartes de visite on peut lire « détectiste » et lorsqu’elle se présente c’est encore ce mot qu’elle utilise. Elle prend soin de préciser :
« Détectiste » et non « Détective ».
Mais l’usage là encore l’emporte et personne ne tient compte ni du sexe ni de l’appellation précise de l’homme de lettres en femme à barbe détectiste.
Ce qui en premier lieu obsède la détectiste c’est la série des nœuds indiciels tressés par le coupable. Ici le coupable est un assassin. La victime est le poème. Les assassins assassinent du poème. Mais tous les assassins du poème ne sont pas coupables car le poème doit être assassiné. C’est l’une de ses fonctions.
La détectiste doit démêler les bons assassins des mauvais assassins.
Seuls les mauvais sont coupables. Les coupables sont véritablement mauvais (ventriloques, techniciens de surface, restaurateurs). Intensivement ils restaurent. Passés maîtres es restauration ils restaurent et cooptent. La cooptation est la force des mauvais. Ils forment ainsi une série de petits clubs appelés clubs criminels. Fascinée par la singularité de l’ensemble de ces clubs que toujours l’institution officialise (car l’institution est l’alliée du crime) la détectiste ne cesse de multiplier sur chacun d’eux une série de descriptifs, variant les points de vue à l’infini, les érigeant en constellations. Ainsi l’analyse de l’unique rayon de lumière dans une chambre artificiellement obscurcie peut donner accès à l’essentiel d’une véritable motivation criminelle.
Si chaque détail ne trouve son sens qu’à partir de la vue panoramique de l’ensemble, un relevé précis du terrain doit être sans cesse établi. Pour avoir accès à l’hétérogénéité des objets sédimentés dans l’expérience passé du coupable la détectiste doit en éclairer les résidus et revivre en expérience privée le trajet secrètement accompli par le suspect.
Le procédé relève de la technique de l’effeuillage.
Chaque détail est comme la feuille d’une branche séparée, isolée, mise à sécher et méticuleusement observée. Les outils ou lieux de publication font office de branches.
En tout crime se trouve incrusté ce que la détectiste appelle une hallucination historique. Elle concerne le corps nu confisqué par les assassins du poème qui sont aussi ceux de la mémoire.
A ce jour, aucune encyclopédie (toutes les encyclopédies sont policières) n’a encore recensé les travaux de l’homme de lettres en femme à barbe détectiste.

Liliane Giraudon
(2001)

 
 

 

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