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Ils-Desdichado

A propos de Transfiguration d’Olivier de Sagazan

Le visage est ici un accident de parcours. Il-s’efface, se macule la face à en perdre la tête : « transfiguration ». Une figure est l’amorce d’une transformation : entre protubérance et fulgurance. D’un coup de main, Il-s ouvre à la bouche : os, oris, orifice. Alors, Il-s grommelle, laisse sortir des matières verbales à peine audibles, se met à l’épreuve de la forme et de l’informe, se lance des lambeaux de terre qui se font chairs, cheveux, yeux… Il-s se jette des yeux à la figure, à coup de noir. Il-s va au charbon. Et avec des giclures de rouge, du rouge frais, sanguin, telles des déchirures, Il-s se sidère en deux, en trois, en mille… Il-s horrifie, Il-s s’orifice, Il-s est pris dans la perforation et la persistance d’un corps qui se rebelle à être, à être ceci ou cela : Il-s se traque et se rétracte à l’entre-acte. Par-delà l’action, Il-s est en perpétuelle errance, relance, Il-s est en ébullition. Il-s s’élance, comme un fou, à corps perdu. Et lorsqu’Il-s entre en trans-formation, en dé-mesure, Il-s advient au monde, momentanément là, dans un là outragé, habité par la profusion, la déformation, la transfiguration : Ils-peuple. L’entrée en démesure est le passage d’un seuil critique : il n’y a, il n’est… non plus. Ça advient. Ni être, ni devenir ne se dessine. Mais l’apparition soudaine d’une fêlure, d’une trouée qui laisse advenir l’inimitable, l’incommensurable, la dépossession. Il-possédé par Ils-dividuation, par un mouvement de perdition qui souffle sur le corps, sur ce corps qui a tant de mal à s’en faire un, qui se sent pousser à n’en être plus seulement un mais plusieurs, aussi nombreux que possible, aussi impossible qu’Il-s soit.

Il-s surgit en spectre(s) : un battement incessant de corps qui se meuvent et s’émeuvent, qui se donnent en mondes et en infra-mondes, avec virulence, mais sourdement, discrètement. Car, par où passe le seuil entre l’un et l’autre, de l’un à l’autre, du un aux autres, du Il et de ses hôtes et de ses horlas, du Il et de ces autres, on ne le saura jamais ! Il faut entendre Ils-dividuation comme on écoute « El Desdichado », ce chant épique, tragique du hors-là de l’humain. Du nerf-val, quoi ! Il hume-un et n’en est rien. Il reste là démuni, exposé : à l’Inconnu, Il-s est tenu ! Il-s n’est jamais là où on l’attend : Ils-peuple, fourmille, s’obscurcit à chaque mouvement, se densifie dans la faille pour resurgir ailleurs, quelque part, sous quelques formes que ce soient, comme des feux follets, comme des duendes. Comme des flammes de vie. En mouvement, en battement : en vivance.

La vivance, c’est cette persistance spectrale qui accompagne les mouvements de la vie. Rien ici ne se mobilise : Il n’est ni objet ni sujet. Ils-se-meut : Ils, nous, vous, eux, s’émeuvent. Que se passe-t-il ? Il se passe… Il se passe qu’entre Il et Ils, Il-s touche au commun des mortels… et des immortels, justement. Ou plutôt, Il-s touche juste. Car, il y a nécessité. Nécessité qu’un passage s’immisce, qu’une jetée ouvre l’horizon. Qu’un monde voit le jour. Et que nous en voyons sa nuit. Car si le monde se fait jour, une nuit, spectrale, l’accompagne jour et nuit. Nous ne sommes plus alors devant des visages, des figures, mais devant leur nuit, où les contours s’effacent. Alors l’atmosphère s’épaissit, l’ambiance envoûte : quelque chose contamine les corps, les fait sortir de leur gond, quelque chose advient en corps, en sécrétions. Ils se déploie en spectre(s), de couleurs variables, de textures changeantes, de sensations démultipliées, de ferveurs sourdes mais intenses. Ils-spectre(s) à tout bout de champ. O(de)S à la vie et à ses tourments. Car ce qui advient entre lui et lui, entre lui et nous, entre eux et nous et vous et… c’est un espacement sans fin qui se prête à une habitation illimitée. Il-s’infinit, à l’entre, au seuil des êtres, des choses et des spectres. Au seuil.

Ils-dividuation fait battre les seuils de consistance. Il-s ouvre un espacement, une béance. Du Dehors sourd, en sous-jacence, dans l’espacement de toute apparition. Cet espacement, qui bat entre les corps, toujours en mouvement, sur le qui vive, exaltés, et depuis lequel s’exhalent et s’exercent les sécrétions, cet espacement se densifie d’autant plus qu’elle est chargée d’une ambiance folle, faite de charmes et de rebuts à la fois. C’est pourquoi, Il-s ne se donne pas en performance, surtout pas. Ça le tuerait sur place, ça produirait du sur place, du c’est là, un point c’est tout. Là, Il-s s’agite en hors-là, en sauvage. Il-s se diffracte, se troue, s’abolit et resurgit, en vivance et en survivance : Il-s fracasse l’instant pour le faire miroiter, pour le faire tournoyer, pour provoquer une inquiétude, une magie : de l’inouï. Et pour cela, Il-s’adonne à la perforance : Il-s provoque des trouées, des nuées, des passages incertains, tâtonnants. Pourvu qu’Ils-faille ! Qu’Ils-défaille ! Des corps-à-l’œuvre qui se désœuvrent, des sécrétions sauvages qui poudroient Tout alentour : des corps en sécrétions qui piquent au vif ou qui font le mort, à corps et à cri, silanxieusement. Il y a là du corps à corps. Il y a des flammèches qui désossent, dévorent, déchiquettent la surface d’expression : il y a le dernier Titien ou le Rembrandt de la carcasse. Nudité du désir qui prend les corps.

À la charge, meugle-t-Il-s, Il-s me faut repartir à la charge, me départir avec cette masse à peine dégrossie, pesante, mal foutue. Il-s repart, se méforme, nous méprend, apprend à ne plus regarder de face, ni du dessus ou par en dessous. Il-s invoque la pré-face, avant tout faciès, Il-s convoque la variation infinie, la bigarrure chatoyante, la saloperie onctueuse des corps en sécrétions, des corps en excès, des corps excavés. Il-s indique que c’est dans le profil, dans cet intervalle inframince où les corps dansent le martyr ou le Marsyas, l’écorché, le mutilé : des corps qui dansent la crainte et les tremblements. Voir donc dans le profil du monde, entre les corps, dans le Dehors des corps, à même les corps ou dans le « juste là, à côté », là où imperceptiblement ils déclinent ou acceptent l’invitation, là où ils se touchent, se caressent ou se tordent, à l’abri des regards. À ce moment seulement, la surprise est totale. Où le vivant revient dans toute son ampleur, dans toute sa fureur, où le vivant redevient sur-prenant. C’est dans ce hors-champ, entre les corps, figurés ou défigurés, que se meut l’image toujours insolente de la vie : du vivant à fleur de peau.

Cette peinture du corps vivant, instable, farouche, qui s’anime sous nos yeux, par nos yeux ébahis, ouvre les charmes inassouvis du fétiche comme aire de l’image, comme espacement par où passe de la vivance et de la survivance, par où battent les paupières du monde, par où surgit le clignement des mondes à venir. Entre la stupeur et le stupre, entre la charnière et le charnier : le spectre des corps. Ils-dividuation : en-deçà des subjectivations, par-delà les individuations.

Ici, nulle interface, nulle relation intersubjective, nul accord entre acteur et actant (regardeur ou spectateur), mais des jets de toute part, débordants. Ils-semble… : perdre la face pour outre-passer la figure et la figuration. Ils ouvre l’entre et l’outre-face, Ils outre la face et sa fascination du même pour altérer sans cesse ce qui arrive. Si l’entre-face tient du prosopon, du masque grec qui ouvre le voir et l’être-vu, mettant en scène les forces obscures qui altèrent l’humain, forces dionysiaques qui entament le regard, le lacèrent, l’enivrent dans une folle dansité, il y aurait aussi l’outre-face, celle qui tient de l’inadressé. Quelque chose déborde les limites de l’humanité, hors du face-à-face que s’impose l’humain quand il tente de s’y retrouver, de se mirer par psyché interposée : ce quelque chose n’est pas fait pour nous atteindre directement, pour nous jeter à la gueule une quelconque vérité. Ce quelque chose ouvre au Dehors. Ce quelque chose qui outre-face est jeté, non vers nous, nous les humains, les regardeurs, les voyeurs, mais vers ailleurs, loin de là et tout près à la fois, juste derrière la scène des choses visibles. Cet ailleurs : la décomposition. Mouvement infini et subtil de la dégradation, du spectre des corps, et de la volution, ce spiralé qui envoûte, charme et atteint les corps : une imperceptible désappropriation.

Tous ces éclats, de chairs et de spectres, sont là pour témoigner de la violence de ces instants de transfiguration. Ils-témoigne-du-trépas. Du passage. Ils-tombe-et-outre-tombe. Chaque éclat tombe au monde et s’insinue dans l’outre-tombe : ça sue, ça suinte, ça chuinte, en vivance et en survivance. Ils-trépasse par l’humain pour ouvrir les corps à leur débord : aux mondes, aux corps-mémoires, stratifiés et mouvants, fous et fugaces, et aux infra-mondes, aux corps-immémoriaux, spectraux et surgissants de nulle part. Là et hors-là à la fois. Ces corps : sidérants par leur aisance à ne pas figurer, émouvants par leurs éclats intempestifs, virevoltants entre passion spectrale et apparitions charnelles. Corps en trans-, monstreux et beaux à la fois. Il était peut-être là, ce soir là… maintenant, Ils-peuple nos nuits, Ils-peuple la nuit de tous les instants. Olivier (de) Sagazan : un spectre de chairs et d’O.S !

David gé Bartoli

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Entretien avec Olivier de Sagazan à propos de deux performances :
L’enfermoi et Transfiguration.
Enregistrement à Tours, au Volapuk, en janvier 2012,
avec la participation de Sophie Gosselin et David gé Bartoli.


Entretien avec Olivier de Sagazan
Durée : 58 min
Musique : Ash Ra Tempel « Quasarsphere », Chinawoman – Montreal Love Theme, Toru Takemitsu – Vocalism Ai
Archive : Extrait de Vivre sa vie de Jean Luc Godard

Site internet d’Olivier de Sagazan

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Exposition : « Olivier de Sagazan, Transfiguration »
photographie
du 6 au 28 octobre 2012
Musée Denys-Puech
Place Clemenceau
12000 Rodez