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Isao

Chorégraphie : Bernardo Montet, Gaby Saranouffi
interprétation : Gaby Saranouffi
Lumière : Laurent Matignon
Musique : Pascal Le gall

« Le secret de l’art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle une vague centrale qui se déploie en vague superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »
Léonard de Vinci

« Cette ligne peut d’ailleurs n’être aucune des lignes visibles de la figure. Elle n’est pas plus ici que là [mais] les lignes visibles de la figure remontent vers un centre virtuel [qui est] le mouvement que l’oeil ne voit pas, [et même] derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore. »
Bergson

La scène est plongée dans le noir, en son centre se trouvent disposés deux tubes fluorescents. Les deux tubes lumineux perforent la nuit du plateau. Un passage qui vient déchirer la nuit. Une béance qui emporte tout du regard et qui au premier toucher de l’oeil ne laisse que la danse des fluides lumineux.

Interruption
Il y a dans cette pièce une interruption, une chorégraphie interrompue. Ce qui décide de cette suspension se trouve dans l’installation scénographique. Il y a la recherche d’une plasticité, de rendre l’espace plus malléable en utilisant des fluorescents dont le principe est une réaction chimique avec un gaz. Ce qui est donné à voir dansant ce n’est pas un corps c’est un fluide, une évanescence. A son contact, le corps lui-même est donné à voir sous son état gazeux comme une courbe mouvante. Cette présence faite de fluide et de volute rend une mobilité fixe et touche à l’image. Une image qui n’est ni photographique, ni cinématographique car elle ne s’inscrit pas sur un film mais une image venue d’ailleurs, projetée. Il y a une projection parce que ce corps passe d’abord par la lumière et sa réflexion, image touchant au mirage. Une image sans lieu. Et c’est aussi cette absence de lieu qui empêchant tout ancrage fait de cette présence une présence diluée et fractale qui se compose et se décompose et recompose suivant l’intensité lumineuse. C’est donc la lumière qui travaille le corps comme une matière ductile et malléable. L’interruption chorégraphique tient de ceci que le corps n’est plus le médium de la danse, le médium c’est la lumière et passant alors par un médium il y a un différé qui provoque l’expérience de la durée.
S’il y a interruption c’est qu’il faut que le corps vienne et qu’il vienne ici dans ce présent. Ce corps n’est pas encore connu, sa forme n’est pas donnée. Il est déjà venu mais rien de notre mémoire ne l’a retenu, semble-t-il. Il faut qu’il vienne de sa nuit et de notre nuit parce que longtemps il fut en reste, il fut là mais ne nous parvenant pas. Sans doute, longtemps, l’histoire du visible s’en est détournée. Ce sera la fin d’une époque puisqu’il va venir, lui qui est encore interrompu au commencement. Et venant encore, il deviendra ce qu’il est…
Cette interruption trouve aussi son effet avec la façon dont se déclenche la musique. Son commencement est lui-même arrêté ; issue de ce qui a été suspendu, la musique ne commence finalement pas, elle se poursuit. Tout ceci met en place la sensation que ce qui commence a commencé il y a longtemps et que ceci a été interrompu. C’est à partir de l’interruption que ce qui a été suspendu, non pas revient mais fait la venue incessante, inaccomplie et avance par accident. Au déclenchement de la musique répond l’absence de corps, toutes les matières sont déjà présentes, sont en pleine expansion sauf le corps. C’est du corps qu’on doute. La musique devient alors la ligne continue faisant contre-point aux fluides discontinus.
C’est aussi le regard qui se suspend à la nuit tout comme il se suspend à cette luminosité. Il oscille entre les deux, à chaque fois ravi par l’un ou l’autre. Cette oscillation provoque une indétermination des formes. Cette image du corps qui se dessine est une figure sans forme passant de la chose à l’animal, de l’animal à l’homme, de l’homme à la femme, à une femme noire puis retire les accentuations pour rendre cette présence inachevée. Chaque geste se poursuit dans l’autre sans jamais s’ajouter mais toujours retirant. Ce qui malgré tout subsiste du corps, sa mémoire.

durée / mémoire
Le plus lointain. C’est ici alors qu’il faut citer ces quelques mots qui sont pour le chorégraphe ce qui vient penser et peser sa manière de toucher au corps et de l’écrire « le corps c’est du temps ». C’est cette pensée qu’il met en forme et en mouvement dans Isao. Et il la met en forme après avoir éprouvé un certain rapport à l’espace dans les précédentes pièces comme Coupédécalé, Les batraciens s’en vont, Apertae… Une spatialité qui posait la question des trajectoires, des lignes poreuses et des frontières, de l’inscription, des espaces croisés et enchevêtrés, du multidimensionnel… Pièces hantées, dans cette spatialité toujours indéfinissable, fixe et explosive, par ce qu’être ensemble veut dire. Le seul-ensemble avec ses possibles et impossibles, avec des corps se jouxtant, se touchant et se déjetant. C’était poser la question de la communauté et elle fut souvent posée à travers la communauté des amants. Alors que Les batraciens s’en vont était une pièce qui se tournait vers un avenir indéterminé quand à la terre et au vivant, à l’inverse, Batracien, l’après-midi s’oriente vers la mémoire. Après ce long questionnement sur l’espace qui s’achève avec le sentiment d’une précarité et d’une disparition possible et imminente, Batracien l’après-midi est une pièce sur ce que le corps a reçu en héritage. Comme si l’espace était épuisé et qu’il fallait alors face à cette impasse injecter de la durée (faire durer, c’est aussi faire durer la terre comme espace. La maintenir.). L’orientation vers la mémoire de Batracien, l’après-midi pose ceci qu’il ne s’agit pas d’une mémoire individuelle mais d’une mémoire collective enfouie que la pièce va restituer à tous et pour tous. Cette mémoire, parce qu’elle est une mémoire de partage, elle n’est pas une mémoire de fait. C’est une mémoire sans reconnaissance. C’est pourquoi c’est une pièce qui se doit et qui par devoir prend le droit, le droit d’une mémoire en partage, tout comme elle prend comme principe une communauté entre toute chose et entre toutes les choses, la bête, le reptile, la plante, le microbe, le foie… On appelle cela communauté de descendance. Cette pièce donc c’était dire que toutes les choses du monde avaient une incidence et une trace dans le corps de l’homme. De ce corps qui fut définitivement séparé du monde des choses, des bêtes, de la vie rampante, des petits êtres. Batracien, l’après-midi prenait une mémoire en droit et balayait la séparation, la hiérarchie. De même que jamais ne s’opposait le visage à la gueule, la jambe à la patte. Tout était une expansion de l’autre dans l’autre et aucun ne l’emportait sur l’autre.
Isao offre le mouvement de la mémoire, la poussée de « l’image souvenir » qui n’a de cesse d’infecter le présent. Ce que nous voyons à l’oeuvre c’est ce mouvement constant entre le présent et le passé. Suivant les manières d’apparaître du corps, de se donner et de se retirer, l’image-corps est tantôt étendue, tantôt contractée, à sa manière de paraître nous passons dans différentes régions du passé, tentant de saisir de lui ce qui est. La première partie de la pièce est donc une présence vibratile, un présent en train de se constituer avec le passé. C’est un temps d’incertitude car le passé ne s’est pas encore totalement effectué dans le présent.

« L’image en effet retient quelque chose des régions où nous avons été chercher le souvenir qu’elle actualise ou qu’elle incarne ; mais ce souvenir, précisément, elle ne l’actualise pas sans l’adapter aux exigences du présent, elle en fait quelque chose de présent »
Gilles Deleuze, Le bergsonisme

La deuxième partie sorte d’îlot rotatif est ancrée dans l’espace et le temps présent. Les lumière redescendent vers le sol, le sol est un lieu (une discothèque peut-être, un lieu qui nous est familier). Il y a toute la matérialité du corps qui surgit à travers une danse. Le corps devient alors une forme qui siège dans un lieu, il quitte l’image, il redevient le médium. Il se présente dans sa chair, chaque mouvement est la mobilisation de la masse corporelle et musculaire, ça chauffe, ça travaille, ça électrise. La danse est donnée, le corps extrait du passé agit dans ce présent. Ilot rotatif ou encore jonction, ce moment inclut l’espace, la matière du corps. Le corps s’articule et articule avec lui sa part concrète. Cet endroit de la pièce serait la rotation axiale qui traverserait la tête de Janus, le lieu invisible de son crâne par lequel le présent est engendré par le passé et déjà touche à son devenir.

« …le présent qui dure se divise à chaque « instant » en deux directions, l’une orientée et dilatée vers le passé, l’autre contractée, se contractant vers l’avenir. »
Gilles Deleuze, Le bergsonisme

Le troisième temps vers le jaillissement, reprise de la nuit et de son déchirement. Ce qui est venu et ne cesse de venir nous parle. Cette voix accorde à la durée un espacement. Cet espace n’est pas celui du deuxième temps, l’espace du deuxième temps se définissait par le mouvement parcouru. Cet espace là qui dans le premier temps était sans lieu s’éprouve par l’espacement entre les corps. Et parce que la voix touche, elle devient alors le signe d’une présence charnelle. Et si la voix s’entend c’est que l’espace le permet, c’est que nous nous trouvons dans des distances possibles pour qu’elle se porte jusqu’à son auditoire. Ici l’espace est ce qui fait qu’on se tient ensemble.
La voix se tournera vers le cris et vers la parole, joignant la figure de la bête et de l’humanité. Le cris par lequel c’est tout le corps qui s’évide dans un spasme très lent, ne laissant qu’une bouche ouverte. Lui même venu d’un endroit du corps dans lequel il lui aura fallu faire un saut. C’est le corps souvenir qui se détache comme un pan de roche et qui remonte jusqu’au visage et défigure. Et montre la défiguration qui a été. C’est une parole qui n’a pas plus de figure que le cris et c’est un cris qui n’a pas moins de figure que la parole. Ils s’accompagnent l’un l’autre, ne venant ni du même lieu ni du même corps mais se trouvant ici dans cette voix inachevée qui n’a de cesse de demander justice et d’en appeler à une humanité (mais il faudrait dire humanimalité) qui n’est pas encore venue et à la quelle il ne peut y avoir d’autre position que de la vouloir et de l’appeler.

Amandine André.

Extrait Isao. Vidéo : Maud Martin

Entretien avec Bernardo Montet, à propos de la pièce Isao. (durée : 30mn)
Entretien : Amandine André & Emmanuel Moreira
Réalisation : Emmanuel Moreira


Bernardo Montet, Isao

Il faut parler du fantôme, au fantôme et avec lui, dès lors qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants, qu’ils soient déjà morts ou qu’ils ne soient pas encore nés.
(…)
Aucune justice ne paraît pensable, possible, sans le principe de responsabilité au-delà de tout présent vivant, devant les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres, des exterminations nationalistes, racistes, colonialistes, sexistes ou autres, des oppressions de l’impérialisme capitaliste ou de toutes les formes du totalitarisme.
Jacques Derrida, Spectres de Marx