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UltimAtum (10 projectiles pour une revue improbable)

UltimAtum
(10 projectiles pour une revue improbable)

Frédéric Neyrat est philosophe, il est membre du comité de rédaction de la revue Multitudes.
Derniers ouvrages parus : Biopolitique des catastrophes (MF, 2008) ; Le Terrorisme (Larousse, 2009) ; Instructions pour une prise d’âmes. Artaud et l’envoûtement occidental (La Phocide, 2009).

1.
Un ultimatum est lancé à la surface du monde, et c’est le monde lui-même qui se l’est adressé. Mais d’une étrange manière, d’un savoir obscur, sans se l’être distinctement formulé – ou bien à mots couverts, avec des mots proférés si bruyamment qu’ils ont recouvert leur propre sens. L’ultimatum mondial est une question de vie ou de mort. Parce que l’endommagement irréversible des formes de vie est programmé. Nos jours sont comptés ; du moins ceux que nous connaissons actuellement. On ignore encore la nature de ce compte et le nombre de survivants estimé, l’étendue des guerres paniques, néo-nationales, immunologiques qui éclateront bientôt, le temps que prendra la disparition des zones fertiles et l’assèchement des ressources en eau potable, on ne sait pas si le jour transparaîtra encore au travers des nuages nucléaires. Mais ce que nous savons est l’extrémité de la situation.

2.
L’ultimatum est ce qui vient en dernier, étymologiquement c’est le dernier mot. Une ultime requête faisant suite à de nombreuses demandes non satisfaites. Au point de sortir de la dimension de la revendication pour entrer dans celle de l’exigence définitive, ne souffrant nul compromis. Irrévocable. La charge menaçante portée par l’ultimatum provoque cette sortie de la dimension de la demande : la sanction, la mort, la guerre, les représailles sont suspendues à la satisfaction de l’exigence, son refus devant entraîner automatiquement l’exécution de la menace L’ultimatum contient la possibilité de la violence fatale au point précis où les suites de la décision initiale échapperaient à toute maîtrise, toute volte-face. Le délai prescrit par l’ultimatum est démesurément court. Il implique l’urgence d’une réponse qui doit être portée au niveau d’incandescence de l’ultimatum. Car il faudra répondre. La fatalité se communique de part et d’autre du terrain où se dresse la scène des choses dernières. Aucun groupe humain, aucune personne en particulier ne formule cet ultimatum contre une autre partie de la population du globe. Le monde lui-même adresse à tout entendeur éventuel son réquisit, l’humanité est aujourd’hui sommée de répondre à cette exigence non négociable. À tous les sens du terme : sommation, somme et sommet. Sommée vers elle-même au-delà d’elle-même vers les formes de vie non-humaines, parce que le non-humain dépasse l’homme en l’homme et autour de l’homme infiniment ; sommée dans une contraction historique qui la révèle à ses actes passés, à ce qu’elle a pu construire ou laisser en plan. Voilà certes qui peut effrayer – mais la terreur réelle ne vient pas de l’ultimatum, elle n’est pas autre chose que ce que l’humanité a délibérément et patiemment construit au cours des siècles, le matériau imposé dont se composent ces lignes, et non pas notre destination, qui est autre, qui est la recherche de l’affect libre, du mot d’après, du pas suivant. Mais le mot d’après affronte aujourd’hui l’accablante possibilité du dernier mot.

3.
La revue UltimAtum a pour charge première de rendre explicite le sens de ce diktat. Par tous les moyens envisageables, scientifiques, politiques, littéraires, philosophiques. UltimAtum est par conséquent d’abord une affaire de langues – « je vais le leur arranger, leur charabia » (Beckett). Une affaire d’images étincelantes, belles à rendre le souffle que nous avons perdu. Il nous faut retrouver la puissance qui anima les avant-gardes depuis le premier romantisme allemand. La puissance d’une Diction précédant tout programme, capable d’ouvrir le présent, de tracer les rives dont nous avons besoin pour ne pas nous noyer. Debord savait cela, quand il écrivait que l’avant-garde « n’a pas son champ dans l’avenir » mais « commence un présent possible ».

4.
La forme impliquée dans UltimAtum est plutôt brève, délestée de notes en bas de page. Chaque numéro se doit d’être court, sélectif, incisif. Idéalement, et dans la même veine, la parution d’UltimAtum ne doit répondre qu’à la nécessité, hors toute régularité, prévisibilité. Combien de revue comblant le vide de leurs rubriques par d’autres vides plus ornés afin de respecter à la lettre leur fréquence de parution… L’imprévisibilité de la publication sera à même de tenir en haleine non pas le lectorat potentiel, mais les forces qui cherchent à se frayer un espace vital vers la lumière ; ou celles qui n’apaisent leurs blessures qu’au contact de la pénombre. UltimAtum n’est donc pas une revue – plutôt une vue aléatoire sur la comète. Qui durera le temps de flamber. Le temps d’aller au charbon.

5.
Incisive, aléatoire, déjà éphémère : la forme d’UltimAtum semble viser l’Acte, quitte à le manquer. Et cette absence d’assurance fait transparaître, derrière la façade de l’Acte sur laquelle se seront dessinées en vain tant d’avant-garde, l’Autre de l’Acte : la destitution souveraine de la souveraineté. Car le monde meurt du Pouvoir souverain, du Capital fixe, du Plein emploi, de l’Assurance éternelle, de l’Enregistrement garanti. UltimAtum est la revue de l’anti-production, et les Indiens du Grand Parler sont avec elle.

6.
Assurant la conversion d’un potentiel d’action en signal, UltimAtum se veut synaptique. Analyses aux extrêmes, mots de passe, formules, exercices conjuratoires, gris-gris. Actes et conversions n’auraient cependant de sens sans en passer par la politique, entendue comme recherche de l’efficacité. Appels aux rassemblements, tracts, modes d’emplois font partie d’UltimAtum. La Diction ne doit certes pas répugner au programme, le mot de passe au mot d’ordre, la poésie à la politique, l’errance à la longue marche, le coup de sonde à l’apparition. Car UltimAtum n’est ni un « laboratoire », où des chercheurs s’efforcent de chercher, ni une « boite à outils » prête-à-l’emploi pour utilisateurs pressés. UltimAtum est le point de saillance qui s’avance pour répondre de lui-même aux silences qui font suite aux désastres d’époque. UltimAtum est le passage actif vers l’Autre de l’Acte. UltimAtum est le point de conversion nécessaire. Une forme en appel d’un fond terrestre démesurément plus large que ce fond.

7.
La revue UltimAtum se veut cosmologique. Et par conséquent cosmopolitique. À la mesure de l’univers. Capable de prendre en charge le discours et les pratiques de l’écologie politique, mais la dépassant. Le discours sur le « dépassement » peut certes être lassant ; il signifie tout simplement que la défense de l’oikos ne sera possible qu’en sollicitant des passions, des images, des rites et des phrasers non réductibles aux événements de la planète Terre. Ces événements sont pour nous des prises de courant susceptibles de nous réveiller de notre sommeil humaniste. La Terre est le point de cristallisation local d’une esthétique des abysses et des feux extrasolaires, des régimes de sensation apaisés ou violents que nos oeuvres d’art ont la charge de présenter ; de même que la défense inconditionnelle de l’égalité se doit d’être effectuée dans chaque situation qui l’exige, au-delà si nécessaire de la sphère humaine. Il nous faut faire pénétrer le cosmos dans la Terre et la Terre dans le cosmos. On aurait presque besoin de mythes pour cela, ou plutôt de ce dont les mythes, puis les tragédies, puis les romans et le cinéma témoignent : la charge obscure du temps infondé C’est pour ce motif que les textes d’UltimAtum seront signés de noms d’emprunt, chargés d’Histoire parfois, d’autres fois chimériques (nous avons d’ores et déjà un texte d’Orrorin, ainsi qu’un inédit de Lénine annonçant le dépassement de la souveraineté et du communisme). Rappelons l’incomplétude de toute réalité, rappelons la Scission de l’être, le non-fond, la déchirure sans laquelle il n’est nulle singularité – mais n’ayons plus peur des totalisations qui seront toujours et définitivement trouées. Faisons face au tout et au trou ! Regardons le négatif droit dans les yeux le temps qu’il faudra pour être capables de supporter le prolongement ultra-humain de notre regard.

8.
Cosmopolitique veut donc dire ceci : favorisant l’émergence d’une Grande Conjuration. Seule une politique au-delà de toute polis, de toute assignation citoyenne peut répondre à la mise en demeure mondiale. Tant mieux si UltimAtum parvient à favoriser la « convergence des luttes ». Mais soyons clairs :
1/ notre Diction ne signifie en rien la possibilité même imaginaire de prendre la tête d’un mouvement, simplement la fabrication de certaines avances pour nourrir un présent qui nous fait cruellement défaut ;
2/ la « convergence des luttes » se fera par la force de la nécessité ou ne se fera pas ;
3/ de fait, plutôt que de chercher la « convergence », nous affirmons une sorte de hiérarchie dans le temps, et les divergences qu’elle implique. Car on ne peut pas penser, écrire, enseigner, faire de la politique, aimer, faire venir au monde des enfants, etc., de la même façon aujourd’hui qu’avant. Sur un temps infini, toutes les luttes sont égales ; mais pas sur un temps qui se rebrousse, se dévore et se risque à s’interrompre. Le festin anticipé de Chronos fait forcément sortir la politique d’elle-même. La hiérarchie dans le temps ne signifie en rien l’annulation des demandes de justice quelles qu’elles soient – sociales, économiques, sexuelles, de genres, identitaires, communautaires, etc. – mais implique leur redéfinition interne, leur redéploiement vers des corps qui leur reviennent de l’extérieur. Il ne s’agira pas, comme le préconisent les nouveaux prêtres ou les anciens, de faire taire le soi mais de le chanter – « Oh, song of myself ! » (Walt Whitman) – mais le moi et le soi à la mesure incalculable du monde. Car

« Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous-mêmes
Est l’univers »
(Malcom de Chazal).

C’est ainsi par exemple que nous ne pouvons aujourd’hui défendre les identités que sur fond d’une critique des politiques d’extermination globales – néo-impérialistes, ou plus précisément éco-impéralistes – car les changements climatiques sont génocidaires. Pour reprendre en la réajustant une phrase d’Aimé Césaire, nous devons faire l’apologie systématiques des collectifs détruits par les politiques de dévastations globales. Les questions politiques les plus importantes se fondent aujourd’hui sur l’existence des singularités autochtones, natives, indigènes, qui auront su réinventer leurs cultures dès que les marchandises arrivèrent sur leurs rivages. Nous devons réapprendre à dire, comme l’Empereur Céleste en septembre 1793 à l’envoyé de George III, le souverain barbare de l’océan de l’Ouest : « Nous n’avons jamais accordé la moindre valeur aux articles ingénieux, ni n’avons le moindre besoin des produits de l’industrie de votre pays ». La grande rencontre à laquelle doit contribuer UltimAtum est celle de l’écologie politique et des pensées post-coloniales, lorsqu’elles sont farouchement opposées à la biopolitique du Capital ; cosmopolitique est un nom d’accueil pour cette rencontre. Un nom d’accueil impliquant la traversée des langues – UltimAtum sera polylingue, accessible en espagnol, en arabe, en chinois, en français, en anglais…

9.
UltimAtum refuse l’ultime Atome. Ce que le titre de la revue ne cesse de faire vibrer. Le système militaro-industriel de l’énergie nucléaire est la menace pure. La fausse solution par excellence, qui poursuit la dépendance économique globale, autrement dit les formes capitalistes de l’impérialisme. Fausse solution aux problèmes éco-politiques des changements climatiques. Le nucléaire généralisé nous promet ce qu’il y a de pire en termes de catastrophes annoncées, l’accident programmé au coeur même de sa constitution, il est la maintenance mensongère de la croissance du Capital et la ruine assurée des nations, il est le barrage contre toute autre vision du monde. Dans la cadre d’un « mouvement des mouvements » qui cherche à se constituer pour répondre aux bouleversements climatiques, le refus du nucléaire se doit d’être un foyer irradiant. Car tout porte à croire qu’entre la matière et l’information, l’énergie soit encore l’impensé.

10.
UltimAtum serait une revue alternative si l’alternative pouvait être autre chose que le simple négatif de ce qui est. Or l’Autre n’est pas l’Autre de ce qui est, mais de ce qui n’est pas. Seule l’imagination créatrice s’affronte à l’être du non-être. Ainsi, le problème ultime ne consiste pas à nous confronter au choix de la croissance ou de la décroissance, car cette dernière s’imposera. Le problème, dont personne ne connaît encore la solution, est celui de la prise en charge de la démesure. Nous n’avons jamais su laisser-être la démesure, nous l’avons envisagée comme Dieu, nous l’avons sacrée, nous l’avons cotée en bourse, mais nous n’avons jamais compris que la démesure apparaît à chaque fois qu’une singularité, naissant, se scinde. C’est à cette dislocation qu’il faut faire un monde, dont UltimAtum ne serait qu’un matériau. Un hérisson sur le qui-vive.

Frédéric Neyrat

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par Marc Perrin
Les fragments ci-dessus ont été écrits dans la compagnie du film ‘‘ça va durer encore longtemps ?’’ de Bernard Pelosse – en cours de réalisation -, ainsi qu’en écho au texte Ultimatum de Frédéric Neyrat