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Du pluralisme comme sursis au souci du pluriel

Mahdi Amil, ou Mehdi Amel, est né sous le nom de Hassan Hamdan dans la région du Sud-Liban en 1936. Il meurt assassiné le 18 mai 1987 à Beyrouth, en pleine guerre civile, probablement sous les balles de ses coreligionnaires chiites du Hezbollah, lequel avait mis sa tête à prix. Il ne faisait pas bon être marxiste en ce temps-là.

Mort prématurément, il n’en légua pas moins au monde une œuvre qu’il nous revient non de revendiquer ni d’annexer (on se méfie de la formule facile, et en un sens « orientaliste », qui fait de lui le « Gramsci arabe ») mais de raviver : souffler sur les braises, voir quelques flammes naître puis alimenter le départ de feu de quelques bûches fraîchement coupées – alors auprès d’une telle pensée pourra-t-on peut-être attiser la nôtre.

La flamme : L’État confessionnel : le cas libanais, recueil de textes de Mahdi Amil publié aux Éditions de la brêche en 1996. La bûche fraîchement coupée : la question du pluriel, telle qu’elle nous est notamment, elle, léguée par le Jean-Luc Nancy d’Être singulier-pluriel (1996, également).

La thèse principale de Mahdi Amil – le système confessionnel libanais masque et détourne l’antagonisme de classe et conforte la domination de la bourgeoisie, qu’elle soit maronite, sunnite, druze, etc… – n’est pas celle qui nous intéresse ici. Essentielle, cette thèse intéresse d’abord le Liban et les Libanais d’hier et d’aujourd’hui, mais il n’est pas de notre ressort, nous lecteurs non-libanais, d’en juger la pertinence et d’en déduire une pratique politique.

Cependant, sous cette thèse solidement argumentée et savamment déployée, se tisse aussi en filigrane la critique originale du concept de « pluralisme », qui elle n’intéresse pas que le Liban et les Libanais, mais intéresse également chacun d’entre nous pour autant que nous nous trouvons engagés sur les chemins obscurs de l’être singulier-pluriel.

Ce que Mahdi Amil nous offre à penser, c’est la perversité d’un certain pluralisme que le « cas libanais » fit et fait encore tragiquement saillir, et dont il nous faut prendre la mesure. Comme nous tenterons alors de le voir, ne pas être dupe du pluralisme, au-delà de la situation libanaise, c’est comprendre comment l’Un, comme principe uniformisant et spoliateur, maintient le pluriel dans son orbite, comment il en use pour consolider son règne. Ainsi se donnera-t-on les moyens de dégager le pluriel de ses détournements rusés et de ses figures inessentielles.

2.

La nature du pluralisme tel que dénoncé par Mahdi Amil, dans le cadre de sa critique du système politique libanais, est celle-ci : une mutuelle neutralisation des communautés. Pluralisme vicié donc, qui n’a pour but que de contenir les prétentions et les désirs de domination des unes et des autres. Le pluralisme « limite », « empêche », davantage qu’il ne « produit » quelque chose de nouveau, une politique qui lui soit propre. Ce qu’il empêche, c’est l’hégémonie d’une communauté sur les autres. Le pluralisme confessionnel « cherche à supprimer l’hégémonie [d’une seule] en la partageant entre plusieurs communautés » (p.49).

Le pluralisme est ainsi essentiellement envisagé comme un garde-fou – voilà sa raison d’être. Sans lui, c’est « l’état de guerre » (p.79). C’est ainsi qu’il est médiocrement justifié, comme remède à un mal premier et toujours latent. État de guerre qui demeure donc l’unique horizon de ce pluralisme. Ce qui implique que les communautés religieuses sont par nature et dans une logique d’expansion et en rapport d’hostilité les unes avec les autres. Le système confessionnel se prévaut donc d’avoir dompté et canalisé une telle hostilité.

État de guerre qui est la menace permanente et donc constamment brandie par les tenants du système confessionnel. Mais cette menace, selon Mahdi Amil, provient non pas de l’extérieur, mais du confessionnalisme lui-même, en tant qu’il sacralise, qu’il absolutise les confessions, leur supposée homogénéité interne et leur supposée hétérogénéité les unes par rapport aux autres. Le pluralisme confessionnel vit de cette menace qu’il conjure en même temps qu’il la produit. Ce n’est alors pas la désagrégation du confessionnalisme qui produit l’état de guerre, mais sa sclérose, sa cristallisation.

Pour Mahdi Amil, la désagrégation du confessionnalisme est nécessaire, comme libération de la sphère politique – comme dévoilement du conflit politique réel, l’antagonisme de classe. C’est par sa désagrégation seulement que le citoyen libanais peut advenir comme tel, politiquement plus consistant et plus libre parce que débarassé des allégeances communautaires.

(Précisons, même si ce n’est pas le cœur de notre propos : citoyen libanais, il ne l’est pas en vertu d’une identité commune, d’une essence commune à tous les Libanais qui jusque-là aurait été masquée par l’identité confessionnelle qui divise : ce serait versé dans un nationalisme auquel Mahdi Amil est totalement étranger. Il ne s’agit pas de substituer un nationalisme qui transcendent les communautés et rassemblent tous les Libanais sous une même identité, au confessionnalisme qui éloigne, disperse, isole les Maronites des Chiites, les Druzes des Sunnites).

Pluralisme limitant et donc lui-même limité, en cela que sa fonction de garde-fou n’est effective qu’à la condition de maintenir des communautés équivalentes en force et en taille. Ce qui implique, au sein de chaque communauté, une homogénéité des pensées et des opinions, bref : le déni du singulier. C’est tout le paradoxe du pluralisme en question, qui in fine impose l’identification confessionnelle et exacerbe le principe communautaire. Le pluralisme intra-communautaire (c’est à dire : la libre existence des singuliers) signifierait un affaiblissement de la communauté comme bloc, donc une mise en danger du pluralisme confessionnel.

En somme : pluralisme abstrait, pure juxtaposition cacophonique de discours clos sur eux-mêmes, de visions du monde achevées, excluantes, contradictoires. Rien ne sort de ce pluralisme là, rien ne doit en sortir. Rien ne doit le faire vaciller, sous (le bon) prétexte qu’aucune tête ne doit dépasser du rang. Mais le problème n’est pas tant la tête qui dépasse et s’impose au rang, que la rigidité du rang lui-même. Il faut sortir du rang, non pour en prendre le commandement mais pour en entamer la dissolution.

3.

Pluralisme travaillé et traversé par la hantise de l’Un, tout à la fois désiré et craint. C’est en effet de cette commune aspiration à l’Un que provient l’état de guerre, et c’est pour cela qu’il est également craint. C’est le pôle d’attraction-répulsion qui régit, conditionne le pluralisme. Pluralisme faible parce qu’hétéronome, en tant qu’il n’est que le résultat d’une négociation, d’un accord de paix entre communautés posées comme intrinsèquement rivales parce que toutes sont obsédées par la conquête du pouvoir. Mais neutraliser l’Un, neutraliser ses effets, canaliser son fantasme ou son désir, ce n’est pas le subvertir. Le pluralisme en question demeure enchaîné à l’Un, comme ce à quoi il fait obstacle. Son statut est purement négatif : il neutralise l’aspiration à l’Un, mais il ne déploie aucune existence fondée sur le pluriel.

Ainsi le pluralisme en question produit-il des existences bloquées, paralysées. Celles-ci se trouvent toutes mobilisées dans un effort collectif (faire barrage au fascisme) non pas conjoncturel (hypothèse de l’accident, si tant est qu’en politique il puisse y avoir des accidents) mais structurel. Le fascisme est désormais le spectre qui hante toute démocratie et que le pluralisme n’a de cesse de conjurer, n’offrant en cela d’autres perspectives que le perpétuel ajournement dudit fascisme, c’est à dire son éternel retour.

4.

Du pluralisme et du pouvoir. Pour Mahdi Amil, le concept de « participation » tel qu’il est mobilisé par les défenseurs du système confessionnel, relève d’une « logique qui voudrait supprimer l’hégémonie confessionnelle sans supprimer la domination des communautés, c’est à dire sans supprimer le système de cette domination » (p.50).

Partager le pouvoir, selon un tel pluralisme, c’est donner à chaque communauté la part qui lui revient : c’est une partition du pouvoir en plusieurs micro-pouvoirs (tant de sièges au parlement pour les Maronites, tant pour les Sunnites, tant pour les chiites, etc…) davantage qu’une participation commune au pouvoir. De là découlent deux phénomènes solidaires : 1) la partition renforce l’isolement des communautés, leur étanchéité. 2) la partition morcelle le pouvoir, le démembre, le démantèle, non dans une perspective « anarchiste » – laquelle verrait notamment dans le démantèlement du pouvoir la libération de la puissance – mais dans une perspective qui tend en vérité à le démultiplier, à le rendre toujours plus inprenable et indestructible par sa volontaire et stratégique dispersion. La neutralisation du pouvoir se retourne, s’affirme comme condition de sa pérennité.

[Qu’est-ce que serait alors participer réellement au pouvoir ? La partition envisage le pouvoir comme une propriété, un bien que l’on peut posséder et dont on peut faire un usage exclusif. Participer dit autre chose : participer, ce n’est pas ramener quelque chose à soi (ma part du gâteau), c’est soi-même aller vers, c’est sortir de soi en direction de, c’est mettre la main à la pâte, apporter sa pierre à l’édifice… Partition et participation disent deux mouvements contraires, deux logiques distinctes du partage, prendre sa part et se retirer en soi, contre prendre part à, s’exposer au monde.

Dès lors, « participer au pouvoir », ce n’est pas se saisir d’un rôle ou investir une fonction déjà existante (conseiller du prince, plume au service de tel politique, etc…), c’est accroître la « puissance d’agir » (« pouvoir » non comme susbtantif mais comme verbe) qui, concernant le champ intellectuel, passe et par la critique des idéologies dominantes et par l’indication ou l’esquisse d’une pensée nouvelle. Participer c’est élargir le champ du « pouvoir » (de la pensée, de la politique, de l’existence), non pas le renforcer dans une de ses figures figées mais le détraquer, l’inquiéter, le déborder.]

5.

Le texte de Mahdi Amil est transi du désir d’un autre pluralisme, que l’on perçoit d’abord à l’application et la rigueur avec lesquelles il lit, discute, contredit ou approfondit ses interlocuteurs-adversaires. Qu’il s’agisse, par exemple, d’Antoine Messara (chantre de la souveraineté phalangiste-maronite), de Michel Chiha (un des pères de la constitution libanaise), ou encore d’Ahmed Baalbaki (autre penseur marxiste) leur statut dans le texte de Mahdi Amil est ambigu : à la fois, pour certains, « idéologues de la bourgeoisie » (donc des adversaires) avec lesquels on ne discute pas mais qu’on tente de comprendre. Les lire pour bien comprendre où cela « coince » dans leur propos. Mais également des « partenaires » (des interlocuteurs) avec lesquels déployer la pensée :

J’ai, depuis plus de dix ans, qualifié d’artisanal mon travail sur la « contradiction », car il a été effectué de manière individuelle. J’ai alors cherché à susciter la critique en espérant ainsi ouvrir un chantier intellectuel. L’individu aurait pu mesurer les limites de sa pensée en la croisant et en la heurtant à celles des autres, en une œuvre de recherche où relier et contredire se seraient complétés dans une forme collective, je veux dire sociale […]. Par la critique et la contre-critique la pensée se précise et s’affirme (p.235).

Pluralisme nécessaire, par lequel les pensées se frottent les unes aux autres, et qui par ce frottement s’affinent et s’enrichissent plutôt qu’elles ne se neutralisent ou ne s’anéantissent. Elles se « croisent » ou se « heurtent », mais elles ne s’identifient pas les unes aux autres, pas plus qu’elles ne s’opposent frontalement. Elles se relèvent et se relaient les unes les autres, et cela dans des directions jamais décidées d’avance – elles se « heurtent » ou se « croisent » : ce sont chaque fois des trajectoires singulières qui dévient, qui dérivent à la faveur d’un contact, qu’il soit choc brutal (Kant lisant Hume?), nouage serré (Schiller lisant Kant?), entrelacement discret et prolongé (Levinas lisant Blanchot lisant Levinas lisant Blanchot…?), etc…

C’est ainsi que s’entend le pluralisme réel, qui serait le levain, non plus le résultat d’une négociation mais la condition d’un pouvoir toujours se métamorphosant, s’amendant, se creusant, dépassant et déplaçant sans cesse les limites de la pensée, de la politique, donc de l’existence. La partition seulement neutralise et désamorce. À l’inverse la pensée ne se « perd » pas, ne se désintègre ou ne s’annihile pas à être partagée, dans quelque sens qu’on l’entende, au contraire : elle ne se maintient que dans sa tension et dans son passage. La pensée s’électrise.

6.

Pluralisme stérile, pluralisme fécond, selon qu’il est résultat, terme d’une négociation du pouvoir ou condition d’une existence élargie, accrue, libérée.

Pluralisme abstrait, stérile, qui est également, dans ce qu’on nomme les « démocraties libérales », celui de la presse, des partis politiques : « deux » vaut mieux que « un » en cela que le deux rend possible et le pouvoir et le contre-pouvoir ; s’obtiendrait ainsi une situation pacifiée. L’équilibre advient par l’existence et l’affirmation des oppositions rigides. Ce qui signifie qu’il faut maintenir et faire vivre ces oppositions.

Mais précisément : le pluralisme est compris positivement comme gage d’équilibre, donc de stabilité par opposition au chaos de la guerre de tous contre tous en vue du pouvoir ; cependant, envisagé négativement, ce type de pluralisme est aussi bien inertie, absence de mouvement, d’initiative, d’action, de changement, justement parce que « l’autre » du pluralisme est (im)posé comme guerre civile : « la perpétuation [du système confessionnel] assure la paix civile […] ; toute tentative de le modifier pousse la société sur le chemin de la guerre civile » (p.93). Si l’autre de la stabilité est pensé uniquement comme désagrégation mortelle, comme chaos, comme régression à l’état de guerre, c’est la pensée du politique en général qui est rendue impossible.

7.

Le concept courant, « consensuel », « bourgeois » de pluralisme est donc essentiellement de nature stratégique dans un dispositif en dernière instance ordonné à l’Un. En tant que tel, il n’ouvre sur rien, n’inaugure aucune politique novatrice. On l’entend d’ailleurs dans le nom lui-même : « pluralisme » dit une doctrine, ou mieux, un certain régime, une certaine structuration du politique, une option parmi d’autres (fascisme, etc…) au sein d’un cadre général définit par l’Un. Il n’indique que le sursis qui pèse sur les démocraties plus que jamais en proie aux innombrables ruses du fascisme.

Penser autrement le pluralisme, c’est le penser sur un autre plan, sous les cieux d’une autre ontologie : voilà la tâche qui nous revient. Le soustraire à l’horizon métaphysique, affranchi de l’Un comme pôle de répulsion/attraction. Non plus « pluralisme », mais être singulier-pluriel. Singulier-pluriel du déséquilibre permanent, singulier-pluriel de l’inquiétude qui ne vaut que pour autant qu’elle se trouve chaque fois par chaque voix reconduite.

Reconduire l’inquiétude, la retourner en émerveillement, ajourner le point final, ajournement qui n’est pas simple ajout (une nouvelle voix, une de plus qui s’ajoute à une série de voix sans rapport les unes avec les autres), qui n’est pas non plus confrontation (une voix nouvelle qui s’oppose à toutes celles qui précèdent), mais qui est interrogation et réponse, exploration d’un sillon et d’une parole jusqu’alors seulement indiquée, esquissée, suspendue.

Vladeck Trocherie