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Remettre le jour avec la nuit

Entretien radiophonique avec Gil Bartholeyns à propos du livre Le hantement du monde. Zoonoses et pathocène. Éditions Dehors.

Entretien et réalisation : Emmanuel Moreira

« Il est arrivé deux bouleversements. L’un est historique : le XXI°siècle ne vient-il pas de commencer ? On pensait le coup d’envoi donné par le 11 septembre 2001. Des historiens et des anthropologues plaident à présent pour 2020, comme on fait commencer le XX° siècle en 1914. L’autre bouleversement est celui des Modernes : nous sommes à nouveau, comme au XVII° siècle, au seuil de la Science avec son grand Serpent, lorsque plus rien de ce qui était sûr ne l’est. D’où vient le bien ou le mal ? Où est le centre du monde ? Dans quelle direction regarder ? Où suis-je ? Que faut-il croire ? Qu’est-ce que la nature ?
(…)
A nos sens, il est arrivé quelque chose d’immense, les voilà catastrophés. Nous assumons des gestes pour éviter la propagation d’invisibles qui rendent suspect tout contact, tout bouton de porte ou d’ascenseur, alors qu’on nous disait enfin entrés, notamment par nos écrans tactiles, dans une culture du toucher, dans une culture haptique, contre le tout visuel, le tout virtuel. Nous avions à nouveau misé sur la caresse des choses, des proches. L’âge nous aidait à toucher d’avantage, à prendre davantage dans nos bras ceux qui sont jeunes depuis plus longtemps que nous. Nous plaidions pour un monde de proximité, de réappropriation physique. La distance n’était plus que du temps. Nous bricolons plus, nous réparons plus, nous sommes de plus en plus des « touche-à-tout ». Mais soudain quelque chose est venu fracturer notre vie, brutalement et comme jamais. Sauf quand la guerre survient – mais ce n’est pas la guerre qui est survenue. La guerre, ce sont des gens qui entrent chez vous et qui tirent dans tous les corps que vous aimez et vous laissent au sol.
(…)
Ce que nous éprouvons à bas bruit, c’est la fin objective de l’illusion dont nous nous sommes tant bercés, à laquelle nos grands-parents ou nos parents se sont abreuvés tant et plus, souvent sans le savoir. Si l’on pouvait leur expliquer, sans doute en seraient-ils eux-mêmes bouleversés. Tristes et bouleversés. Du moins seraient-ils étonnés de la finitude du monde, de la limite des ressources, de la consommation où, dans l’acte de consommer, de manger, de profiter de son dimanche, a été suspendue toute considération pour ceux qui en sont la condition et la source. Non plus les ouvriers des bassins houillers continentaux ou anglais pour les capitales lumineuses du XIX° siècle, ou les « gens de brousse » asservis pour le caoutchouc du Roi, mais ceux du Sud global et les animaux. Les animaux qui sont partout autour de nous, dans la nuit, à notre insu. Non pas les chats et les chiens avec qui nous vivons et qui sont des quasi-personnes ; ils sont sauvés de notre empire, on dit même qu’ils nous ont bien eus. Non pas donc les animaux que les écothéologiens cherchent à faire entrer au paradis, mais ceux pour qui « l’enfer n’existe pas, car ils y sont déjà », selon le mot apocryphe de Victor Hugo, ceux qui ont été retirés de notre regard par une succession d’aménagement techniques et d’amortissements éthiques.
(…)
Mais quelle serait la meilleure résolution à prendre maintenant ? D’où vient que nous sommes malades par millions ? Que mangeons-nous presque tous les jours ? C’est l’étrange non-dit, l’angle mort. Pourtant, qu’on le veuille ou non, le lien est direct : si nous n’en mangions pas, nous n’en serions pas là.

Gil Bartholeyns, Le hantement du monde. Zoonoses et pathocène. Editions Dehors

Image : Empilement de crânes et d’ossements de bisons, Michigan, Etats-Unis, 1892