image : Justine Gensse

Le cow-boy et le poète (Chevauchépris), Anne Kawala & Esther Salmona

Par Eric Darsan

« Chevauchépris c’est prendre la prairie à bras le, galop au-delà du Mississippi, des Rocheuses. C’est le Far-West avant le quadrillage de la prairie de réseaux ferrés télégraphes trains clôtures barbelés. »

Chevauchépris c’est un disque. Interprété par Anne Kawala et Esther Salmona sur partition, clé de sol & clé des champs au ceinturon, qui montent le s-/t-on pour t’envoyer mine de rien un tas d’idées po-é/-li-tiques dans la caboche. Entre les deux oreilles/yeux, direct sous le stetson. Pour l(‘)-/d-ire en deux mots, deux voi-es/-x c’est-à-dire trois : cow-boy, poète, et les deux à la fois. Une démarche sœur de celle réalisée depuis par la collection Corp/us, dans la mesure où, de deux langues – autres, complexes, multiples bien qu’ici même – naît une troisième.

Un multilinguistique tour de piste audio d’où ressort toute la dérision – entre slogans, effets d’annonces, accents surjoués – voix blanches (comme l’on dit bruits), seules, tour à tour, en chœur ou canon. Qui hissent haut le bas, montent et descendent, secouent et tirent la langue. En échos, rodéo. Crient, chuchotent, susurrent, surprennent.

« Ici l’histoire d’un cow-OH ! OH-boy d’avant la ville : d’entre les Indiens Furioso s’échappant. Accessoires c’est survie : stetson, colts, lasso, bottes selle, et Winchester. OH… ses propres références d’entre les tripes délestées échappées ; au mot, trois dimensions c’est sens, son et graphie… »

Chevauchépris c’est un livre d’Anne Kawala. Ecrit et conçu avec habileté comme un livret, livre d’images vues et revues et rêvées. Clic(hée)s/Référ(enc)é(e)s, compilées sans déférence, façon cut-up au débotté. Des OH-nomatopées dont l’écrit résonne. Des types aux typos étranges, dont on se demande ce qu’ils font là (l’un de nous deux est de trop et tout ça). Des natifs rétifs aux noms étrange(r)s — Rougon-Maquart et Mallarmé. Aux langues initiales pleines et déliées — pas Yakoutes, mais Cherokees.

Des figures de musée de cire pré-ci(pi)tées. Des slams et slaps qui frôlent les scalps sur soixante-dix-huit pages aérées pour tester la force et l’amplitude – « Fuite à travers les étendues REPIT, respire » – du souffle épique et littéraire — « de la tempête la mort s’envole. La phrase tient. »

« À la fin de sa vie Buffalo Bill tournait dans des cirques comme des poneys dans un manège faisant de lui un héros et non un exterminateur de Buffle. Formidable coup de bluff. comeacowcowyicky omeacowcowyicky yickyheyyickyhey comeacowcowyicky »

Une (super)production dont la reproduction passe par la partition ([x] Approved by Attorney Adorno). La répétition du même comme répétition du mème. Comme combat comme commun comme come on comme come out and play (Hey – man you talkin’ back to me?). Avec ses jouets, soldats de plombs ou de plastique Starlux (ne convient pas aux enfants de moins de 36) coulés dans le même moule (petits éléments (étouffement)), défauts inclus (corde longue – étranglement (danger)) illustrant la conquête, la ruée, les villes champignons et fantômes, les petits meurtres entre amis pour Le Trésor de la Sierra Madre (petites balles – étouffement (danger)).

Par là nous sommes des chevaux, des cow-boys, des Indiens, par ici des auteurs, tous chercheurs d’or — « (si la critique muait – car critique devrait être toujours écrire). » Que la critique mu(t)e et ce texte devient manifeste.

« Quand la forme chevauchécrase le sens (…) Rêveries d’incarner (…) Rêveries d’abstraire par l’image : « Jack Spicer c’est le nom de sa Winchester.» Rêveries analepstickés notées en post-its cadeaux (…) Rêveries d’un aparté s’adressant à vous, vous auditeurs, qui seriez dans la rêverie engagés, assis, enrond, autour, debout, scrutant, là »

Une traversée (road-trip) polymorphique, épopépoème audiophonique et script-/sompt-u-r-aire, avec ses titres en guise de plage et ses grands espaces littéraux. Dans un petit format qui suffit à mettre en/à sac et mal la perception et mise en scène (« panoptique 16/9e ») de l’imaginaire capitaliste (« tempête judiciaire et boursière ») et utilitariste de l’environnement (« apparaît un obstacle naturel »), les clichés virilistes (« Estomac talons-éperons, accroche-toi mon cœur ») du cow-boy chevauchant, petit homme et grand enfant, épris et pris, dé-cidé/-livré/-cédé, rattrapé par la réalité et criblé par le mythe (« galop n’a qu’un temps ») symbole ambi-gu/-valent d’oppression et de liberté, jusqu’au pop final : le bouchon qui, saute, attaché à la ficelle, puis pend ridiculement dans le vide, fin précoce de la posture, de l’imposture et des postiches, au bout du pistolet.

« (1 saloon où une belle, de jour,murmure cochonstées pires trouantes donne à manger déshabille et étreint faux luxe satiné : miroir au plafond, son double assassin pointe, couteau déchire) WAKE UP !!!) »

Chevauchépris c’est enfin, tout-en-un : un disque-livre, disque ivre et son livret sorti le 13 février 2011 aux Editions de l’Attente, son écrit livré dans un objet mix(te) ludique et aérodynamique. Qui varie selon l’usage que l’on en fait, s’écoute/se lit avant/après\en même temps, dans un sens/dans l’autre, attablé·e·s, droit·e·s comme un i (I) <-> allongé·e·s, la tête renversée et les doigts joints en pistolets (¬). Qui s’inscrit avec ses thèmes (figure du criminel, du mâle, du mythe et des grands espaces) et sa liberté (rythme, souffle épique, enfance, cinéma « métaphorages from They will be blood », construction et déconstruction) dans la lignée et le (micro)sillon.

Des Billy the Kid de Jack Spicer (1959, L’Odeur du temps, 2005), de Michael Ondaatje (1970, Points Seuil 2007), de Julien d’Abrigeon (Niok, Al Dante, 2005), tous contre Pat Garrett). De Pas le bon, Pas le truand de Patrick Chatelier (Verticales, 2010) et de John Wayne est sous mon lit de Marie de Quatrebarbes (Le Refuge, CipM/Spectres Familiers, 2018). D’une actualité toujours renouvelée où l’égalité doit sans cesse se frayer un chemin à travers la fraternité des backlash et kalash pour se saisir elle-même, s’emparer et (dé)livrer.

Une poésie vivante, stimulante – perform-ée/-ance/-atrice, polymorphique et multiforme, hyper-/inter-/active et textuelle, issue d’une longue et riche expérience de collaborations et rencontres, de mises en scènes et en liens – révélatrice, transformatrice et créatrice de mythes et de réalité.

Eric Darsan

Auteur et critique, Eric Darsan publie textes et articles sur remue.net, Poezibao ou encore Sitaudis, ainsi que sur son site personnel avec une préférence pour l’édition indépendante et engagée de forme poétique et expérimentale. Il participe activement au collectif Général Instin — (G)rêve, Général(E) : Chant de guerre pour l’armée d’Instin, une série insurrectionnelle en 4 temps, a récemment été publié en collaboration et en simultanée sur Remue.Net et Lundi Matin.

 

Extraits de Chevauchépris