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Marx indigène. Un devenir-terrien du communisme

Par Dalie Giroux, Professeure agrégée à l’Université d’Ottawa (Canada).
Texte inédit, lu à l’occasion du colloque « Le conflit politique : logiques et pratiques », Paris, 6-8 avril 2017.

 

 

Ce que je vous présente ici vise à évoquer quelques éléments d’une enquête en cours portant sur la cohabitation des dépossessions dans l’espace-temps capitaliste, en portant une attention particulière aux apprentissages (reprenant le terme d’Isabelle Stengers, qui oppose apprentissage à prise de conscience) liés à l’occurrence des luttes indigènes nord-américaines dans le continuum des pratiques de résistance contemporaine.

Le concept d’accumulation primitive (dans la lâche filiation de Steuart, Marx, Meiksins Wood, Perelman, Harvey, Federici, Coulthard, Alliez et Lazzarato) fournit à cet effet un schème d’intelligibilité qui, à travers une histoire politique de la matière, donne lieu à une géographie et à une scénographie du conflit – celle-ci rendant visible la production en creux d’un commun de cette résistance dont le référent serait, c’est ce sur quoi je veux insister, une dépossession originaire.

Par ce travail de vision, il s’agit d’arriver à articuler dans un même plan d’existence, celui de l’improductivité générale, les dispositifs de subjectivation et de dépossession industrielles, cosmopolites et indigènes ainsi que les résistances à celles-ci, et d’évoquer les lignes de fuite d’un devenir terrien du communisme.

Accumulation primitive

Il ne fait aucun doute que la division la plus originaire ayant donné lieu à la mise en ordre de l’espace-temps du capitalisme dans lequel nous opérons est celle dont Marx fait le récit dans la section huit du capital sur la « supposée » accumulation primitive.

Le processus d’accumulation primitive, dans la perspective du matérialisme historique, peut se décliner en trois propositions :

(1) Il s’agit d’un processus historique par lequel les peuples faisant usage de la terre de manière autonome, ou pseudo-autonome, pour assurer leur subsistance (paysans, indigènes, femmes – et par extension, toute l’humanité) font l’objet d’une politique explicite d’arrachement à la terre, et plus spécifiquement d’une politique de déterritorialisation.

(2) Ce processus implique la production d’une « séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production », une séparation du corps et du territoire, qui permet de reconfigurer le territoire (qui devient capital) et de reconfigurer le corps (qui devient division sociale du travail) de manière à les agencer dans un ensemble cohérent de production de valeur sous la forme généralisée du crédit (argent, support du capital).

(3) Ce travail politique requiert la mise en œuvre explicite de « moyens extra-économiques », et donc le recours à la puissance mobilisée de l’État souverain : (a) des mesures légales relatives au statut juridique de la terre et du travail; (b) des mesures policières, des mesures de répression, d’incarcération, de mise en réserve, d’enlèvement d’enfants, de réforme, de discipline du corps déraciné; (c) la mise en œuvre d’appareils dispositifs de production de vulnérabilité de masse (notamment la faim et la dette); (d) des dommages collatéraux : notamment, l’expropriation, la confiscation, la fraude, la désertification, l’intoxication, la pollution, la conquête, la guerre, la terreur pour la capture du territoire. Ces moyens extra-économiques sont mobilisés et mis à l’effet dans l’horizon d’une reterritorialisation du corps pour l’avènement d’une machine totale de production et de consommation – ce qui donne lieu à cet espace-temps habitable du capitalisme – la khôra de l’accumulation primitive.

Si Marx, par un excès d’hégélianisme, a pu croire qu’il s’agissait dans le processus d’accumulation primitive à la fois d’un phénomène circonscrit dans l’histoire (et de fait, appartenant au passé) et d’un passage nécessaire quoi que douloureux vers le communisme, les travaux contemporains ont montré que les phases d’accumulation primitive sont récurrentes dans l’histoire du capitalisme, que les dispositifs de séparation des producteurs et des moyens de production sont polymorphes, encryptés dans des opérateurs de relations souples et réifiés, qu’ils sont disséminés sur l’ensemble du socius, et que les dépossédés peuvent faire l’objet de multiples processus d’accumulation primitive, simultanément et sur différents plateaux de dépossession, et cela sans jamais accéder au statut proto-émancipé du prolétaire et donc au titre de revendication d’une possession commune des moyens de production.

Les dispositifs politiques de séparation du corps et du territoire sont en fait d’ordre performatifs (ils sont une arcane), et leur opération n’est inscrite dans aucun horizon spirituel. En clair : la face cachée du capital est nécessairement l’État, c’est-à-dire que le maintien dans le temps du projet global d’accumulation indéfinie exige d’avoir recours en permanence à des dispositifs terroristes de déterritorialisation et de reterritorialisation.

Nature de la division

En l’insérant dans la trame de cette « tradition des opprimés » évoquée par Walter Benjamin, il est possible de retourner l’appareil historico-théorique de l’accumulation primitive, et de prendre pour objet de considération non pas le fait de l’accumulation primitive comme processus de capture, mais bien plutôt le fait de la production d’un commun en chiffre, d’un crypte du commun.

Évoquant la possibilité de cette « vue d’en bas », Marx synthétise admirablement la division qui se joue dans le processus d’accumulation primitive, lorsqu’il écrit : « La formule capitaliste est : la richesse de la nation est inséparable de la misère du peuple ». Il précise à cet égard que « la seule partie de la richesse dite nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. Il n’y a donc pas à s’étonner de la doctrine moderne [qui veut] que plus un peuple s’endette, plus il s’enrichit » (1216).

Il me semble que c’est sur cette ligne de division, celle qui oppose le peuple à la nation, au sein de laquelle Foucault a aperçu la conversion forcée du peuple au statut de population, que se jouent toutes les résistances historiques au capitalisme, et que la dépossession primitive serait à cet égard le seul nom possible d’une commune condition, originaire, performative, chronique, de séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production.

Théâtre de la dépossession

Les pratiques collectives contemporaines de résistance, qu’on les nomme grèves, occupations, ou blocus, sont le théâtre privilégié de la révélation de la communauté de dépossession primitive. Théâtre de la dépossession, théâtre de la cruauté, les pratiques de contestation collective donnent lieu à des scènes sur lesquelles un engagement total de la chair en elle-même rend visible le travail des puissances de dépossession. Elles permettent de s’y mêler, d’en jouer, d’en souffrir, de s’y adresser, et de risquer de perdre un œil, et de risquer d’en mourir. « Like a stage, but real », comme a dit Michael Taussig à propos des rituels de possession politique à Caracas dans les années 1990.

L’esprit de ce théâtre, son mythe, est toujours celui de la grève générale, même tronquée, même ratée, même tue, en tant que plan d’existence où il est possible de s’insérer collectivement dans le réel au degré zéro du pouvoir. L’improductivité est un médium de visualisation, par lequel le peuple peut s’apparaître à lui-même en tant qu’il est misère, en tant que sa dépossession constitue la richesse de la nation.

Une première technique scénique du théâtre de dépossession primitive contemporain (première au sens de son prestige historique dans le mouvement communiste) est celle de la grève. La grève des travailleurs, producteurs aliénés de la dépossession primitive, qui se joue dans les limites des surfaces de production socialement divisées – les lieux de travail. Cette grève est débrayage, enrayage, arrêt, sabotage, pillage, déraillement de la machine de production industrielle.

Le rituel de la grève, avec ses médiums accrédités et ses destinataires réifiés, sert à faire valoir aux expropriateurs, une copropriété des puissances de production du réel. C’est la grève des pères qui contestent la loi (de la propriété des moyens de production) au nom de la loi (de la force productive). Comme le dit la fable, « la loi du plus fort est toujours la meilleure, nous l’allons montrer tout à l’heure ».

Ce qui se rend lisible dans la grève, c’est la capture que constitue la division sociale du travail, et c’est la misère du peuple qui se voit jouer des puissances de production du réel sous la forme séparée de la force productive – se voir être vu, résidu sans destin d’un prélèvement machinique. Il n’est pas surprenant que la grève produise, vers la fin, et surtout après avoir « fait des gains », un écœurement philosophique.

L’autre grande technique scénique contemporaine de la dépossession est celle de l’occupation. Occupations festives, manifestations, marches, contre-sommets, camps, campements, sit-ins, bed-ins, prises rituelles des lieux symboliques du pouvoir. La nation et le peuple sont alors mis face à face. Sous la forme de l’imago (le capital, les dirigeants, le Sommet, le 1%), la propriété de l’approprié du pouvoir est mise au défi, contestée, pointée du doigt – voire, le peuple s’assimile au pouvoir, au centre, à la République, à Wall Street, le temps d’une joute, le temps de jouer au pouvoir, de jouer à l’organisation autonome, à la démocratie directe, pour faire comme si le peuple était la nation et la nation était souveraine.

Ce qui s’apparaît à soi dans la procession, dans l’installation temporaire à demeure du pouvoir, dans le carnaval, c’est le peuple en tant que masse, excédée et excédentaire, jetable, habitants en série du bidonville cosmopolite. Il s’agit de présenter au yeux du pouvoir, à soi-même en tant que comédien du pouvoir, une monstruosité assumée : la précarité, l’exclusion, l’endettement, la non participation, la contribution bafouée, mais aussi l’indifférence des maîtres, leur cynisme, leur obscénité, la violence de répression, l’alliance du pouvoir et du capital contre le réel. Donner à voir l’inclusion qui exclut. L’être en trop, l’impuissance cuisante.

Ici, le destinataire, comme le message, est opaque, parce que le sens de la dépossession primitive est émoussé, parce que l’oubli est constitutif de la condition de dépossession. L’occupation est à cet égard une heuristique de l’opacité du commun, où la dépossession primitive se montre codée et donne lieu à une acrimonieuse exégèse – machines utopiques et fièvre de futurité néo-léninistes, exercices de ventriloquie où sont départagés les capitaux intersectionnels de douleur, psychanalyse du mouvement, surtout, où il faut rendre raison du sujet collectif qui n’arrive pas à produire la forme de son émancipation. Car la répétition bloque le souvenir.

Il faut enfin compter cette technique scénique contemporaine de la dépossession qu’est celle du blocus. Barrage indigène, blockades, standoffs, fermeture des accès au territoire traditionnel. La scène installée sur la route d’accès aux ressources naturelles rend visible le peuple improductif enraciné, en voie de déracinement, qui place le corps du peuple debout devant les émissaires armés de la nation accumulatrice de richesses. Elle travaille directement le territoire, celui des troupeaux de caribous, du bois de chauffage, des routes d’eau, des petits fruits, des saumons de 32 pouces, des voyages à pied et des chants cartographiques, cette terre improductive d’avant la spatio-territorialisation capitaliste, et elle engage le corps vivant, le corps savant et le corps mangeant, ce corps primitif qui pour en barrer le passage se place devant des camions dont les chauffeurs sont munis de saufconduits émis par des juges, et escortés par des policiers.

Le message est d’une clarté révoltante, tellement qu’il n’est à peu près pas audible, tellement qu’il n’est pas assimilable. Ce qui est en prise, au lieu du barrage indigène, c’est la séparation « du producteur d’avec les moyens de production » en tant que telle, et donc la possibilité d’un rapport de pur usage aux choses, la revendication concrète de la richesse non pas comme valeur, mais comme droit. Le destinataire est également très précisément identifié. Au lieu du barrage indigène, le peuple exprime à la nation son refus catégorique du développement économique même, c’est-à-dire qu’il y va d’une résistance sans reste à la dépossession primitive, sans désir productif, et sans désir d’État.

Cette scène, « like a stage, but real », est au sens artien la plus cruelle : ce théâtre est celui du corps primitif qui s’expose, exposant l’exposition (à la faim, au froid, à la désolation), l’élément terroriste même de l’accumulation primitive. Le barrage indigène donne accès à la scène de dépossession primitive elle-même – scène où se joue le souvenir qui bloque la répétition, image dialectique où « un éclat de passé se fiche dans le présent ». On nous enlève la terre qui nourrit.

Apprentissages

Ces scènes de la dépossession primitive, grèves, occupations, barrages, sont autant de pratiques de visualisation messianique de la division entre le peuple et la nation dont l’opérateur est le processus d’accumulation primitive.

Du point de vue des subjectivités, des ruminations hégéliennes ou spinoziennes, de ce point de vue spiritiste qui au fond réifie les effets du capitalisme, et qui confond les conditions de l’agir avec la puissance d’agir, on a beaucoup dit que la division qui sépare peuple et nation, que la ligne de dépossession commune telle qu’elle se rend visible dans les pratiques de résistance, est scindée, déchirée, aux abois – que là se trouverait le politique…

Et de fait, sur la ligne de partage, les conflits se jouent de manière incessante, qui opposent conservation des acquis et futurisme, qui opposent bureaucrates de l’émancipation et révoltés du système, où on se prend la tête avec le désir d’État, où on fantasme le détournement de la grande usine du réel, où se regardent en chiens de faïence les survivalistes et les fabulistes de l’état de nature, où l’opposition entre ville et campagne persiste et en même temps se brouille.

Or, il me semble que les appariteurs de la communauté de division, travailleurs, exclus, indigènes, doivent nécessairement être pensés dans leur matérialité, c’est-à-dire ensemble, et que cela constitue le travail cognitif et empirique au seuil de la division entre peuple et nation, malgré, ou plutôt incluant, le désastre subjectif qui arrive par ce travail. Le conflit à propos de la division qui fait la politique se joue peut-être d’abord contre ce que nous prenons pour le soi.

Il faut penser ensemble ces apparitions de la division, travailleurs, exclus, indigènes, d’abord parce que leur apparaitre est synchronique. La mobilisation indéfinie de la force productive, l’avènement du bidonville cosmopolite, et le déracinement des terriens sont les formes synchroniques et systémiques de la dépossession primitive. Elles nous arrivent toutes en même temps, et elles nous arrivent de manière chronique – nous vivons dans la même temporalité.

Ces apparitions de la division doivent nécessairement être pensées ensemble, ensuite parce que leur insertion dans l’espace se joue dans un continuum habitable, parce qu’il n’y a « qu’un seul monde » – celui de la khôra de l’accumulation primitive, qui produit en même temps le travail captif, la superfluité et le déracinement, cette ruine qu’est la civilisation et qui s’auto-opère au nom de la nation et contre le peuple dans l’horizon de la production indéfinie de valeur pure et de déchet total, et qui forme le paysage de toutes nos rencontres.

Du point de vue de la dépossession primitive, les grèves, les occupations, les barrages – permettent toujours de visiter un plan d’existence commun, dont l’inscription n’est pas dans le futur, dans l’utopie, dans ce qu’il y a à faire, mais bien dans le passé, dans cet « à-présent » du passé qui nous est rendu manifeste par les pratiques de résistance, un plan d’existence commun qui participe d’une mémoire de la liberté qui interdit toute identification subjective aux réifications de l’agir en vue d’une transformation du réel. « Sans plus référer à l’esprit, écrit Guy Lardreau, : matière est ce qui refuse la représentation ; ce qui ne se laisse imaginer, ni symboliser ». Penser la matière, cela, gardant à l’esprit l’invitation de Angela Davis, « to become fluent in each other stories ».

Le seul horizon pensable d’un agir qui s’interdit l’identification aux conditions de l’agir, et qui donc participe d’une commémoration messianique du commun primitif de la dépossession, est celui de l’improductivité (qui remplace dès lors la dépossession), de la dés-accumulation, de la dés-appropriation. Comme l’a écrit Walter Benjamin citant Karl Krauss, « l’origine, c’est le but ».

 

 

 

 

////////////// Autres documents

Le conflit politique : logiques et pratiques

Enregistrement du colloque qui s’est tenu les 6,7 & 8 avril 2017
Premièrement, la politique se laisse aborder sous l’angle du conflit spécifique qu’elle met en œuvre. Deuxièmement, il y a une logique de ce conflit, ce qui veut dire plus précisément qu’il y en a une intelligibilité, entendons par là une saisie conceptuelle et discursive. Troisièmement, cette intelligibilité, comme dirait Lacan, est « pas-toute » ; le concept de « pratiques » peut alors être mobilisé pour indiquer les éléments (les gestes, les postures, les dispositions) qui se transmettent par d’autres voies que celle du discours ou de la saisie conceptuelle.