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Adresse à la puissance réfractaire

Ou : comment conjurer la démocratie de droite extrême ?

« Pas de juridisme, avançons ! », soutenait Manuel Valls il y a peu, au moment de l’examen de la nouvelle loi sur l’état d’urgence. Depuis, on a avancé, et on s’avance chaque jour un peu plus vers l’installation durable d’une chape de plomb para-démocratique, un régime spécial que l’on pourrait nommer un régime de droite extrême. Qu’on ne se méprenne pas : ce régime ne se réduit nullement au programme du Front national, il est activement construit par le Parti socialiste, Les Républicains, et bon nombre de soi disant « écologistes ». C’est, aujourd’hui, une hégémonie d’extrême droite qui s’est infiltrée dans les esprits des représentants de la nation et des intellectuels affairés à documenter ces esprits en prose raciste de bas étage. Cette hégémonie ne signifie certes pas que tout le monde, en France, adhère aux idées qu’exprime le Front national, mais plutôt que le cadre de référence des discussions et des discours se polarise sur la question de l’identité française et sur les manières de la défendre, avec autorité et force armée, contre tout ce qui pourrait la compromettre. Qu’un gouvernement dit socialiste mette en discussion la possibilité de déchoir un « terroriste » de la nationalité française en dit long sur l’état psycho-politique d’un pays gagné à l’horreur de ne plus penser qu’à soi. Car c’est bien d’abord cela, une démocratie de droite extrême : la volonté immunitaire de défendre son « mode de vie », et ses « traditions », contre l’envahisseur que constitue désormais l’étranger, tout étranger – quel qu’il soit, d’où qu’elle vienne, de l’intérieur ou du dehors.

Immunitaire, le régime démocratique de droite extrême l’est comme contrepartie inévitable de la guerre qu’il mène à l’extérieur du territoire. La France est en guerre depuis 2013 au Mali, régime en proie à une guerre civile depuis 2012, conséquence du renversement du régime de Kadhafi en 2011. Depuis la première guerre du Golfe en 1990, les Etats du Grand Nord sèment la destruction en Afrique, en Irak, en Lybie, et désormais en Syrie. Les pulsions impérialistes et colonialistes trouvent toujours de nouveaux débouchés. Mais il est très difficile de maintenir une immunité efficace dans un monde interconnecté : voici que des individus, se revendiquant d’un Califat ressuscité, massacrent et s’explosent partout dans le monde, en Tunisie, en France, en Egypte, et aux Etats-Unis d’Amérique. Certains experts en théologie de comptoir, affublés d’un livre de Finkielkraut, attribuent cette épidémie à la religion musulmane, comme si une religion ou un quelconque dispositif de pensée avait le pouvoir, par télépathie sanguinaire, de faire exploser des corps. Croire cela est non seulement entretenir la guerre des identités sur fond d’éviction des musulmans et des Arabes ; mais c’est surtout s’interdire de forger une vision politique capable de répondre à la situation.

C’est en effet deux modes d’interprétation qu’il nous faut écarter : le premier attribue à l’islam, comme religion ou comme culture, la magie noire qui a causé les massacres ; le second fait du Grand Nord la cause immédiate de la réponse qui a été donnée sous la forme de l’Etat islamique (ou d’Al-Qaeda). C’est à chaque fois inventer une toute-puissance qui n’existe pas, et ne pas comprendre que les réponses subjectives, aussi épouvantables soient-elles, ne sont jamais réductibles à leurs conditions, c’est-à-dire au contexte qui les a vu naître : elles sont toujours, pour le meilleur et pour le pire, des inventions, individuelles ou collectives. La pire des réponses est celle qui se constitue comme cause omnipotente : perpétrer un massacre collectif dans une capitale européenne ou sur une plage tunisienne ; bombarder à titre de vengeance, c’est-à-dire continuer la guerre par d’autres moyens, plus massifs, plus directs. De ces trous de néant dans la carte du monde, comme dans les pires films d’épouvante, émergeront des réponses encore inconnues, mais qui seront probablement encore plus terrifiantes. Nous n’avons encore rien vu de l’horreur d’un monde négligé à mort.

Ce sont d’autres réponses subjectives qu’il nous faut inventer aujourd’hui. Pour cela, il est nécessaire de s’adresser à ce qui, en chaque individu, n’a pas été étouffé par l’envie de sécurité qui se passe de liberté, ravagé par la profusion de discours qui stimulent l’inégalité, drogué par les appels menteurs au salut de l’âme. Il y a, en chaque sujet, un espace vierge, sauvage, définitivement rebelle à tout ce qui l’assigne à se soumettre aux dieux grotesques qui prennent la voix du sang. Cette puissance irrémédiablement réfractaire à ce qui l’éreinte ne peut se résigner au monde aplati – sans profondeur de champ, sans idéal autre que l’éradication du vivant – que proposent les émissaires de l’Etat islamique, les militants de l’économie capitaliste, et les délégués de la démocratie de droite extrême. Se défigurer l’âme dans les massacres abjects de Paris ou de Tunis ; endommager les corps dans l’écocide en cours ; perdre l’esprit au point de soutenir l’état d’urgence alors qu’il sert à juguler les manifestations contre la mascarade de la COP 21 ainsi qu’à faire une vie encore plus impossible aux exilés de Calais (en leur interdisant d’accéder à certaines voies de circulation) : voilà les trois actions ennemies qui cherchent à exténuer la puissance sauvage des subjectivités.

Redonner vie et place à cette puissance est requis pour conjurer la démocratie de droite extrême. Comment ? Parons au plus pressé, puis esquissons. D’abord, dimanche prochain, ne pas voter. Ne pas donner la moindre légitimité à un gouvernement qui instaure la police politique sur fond d’état d’urgence, qui se sert de l’arsenal juridique issu des lois d’exception anti-terroristes mise en place depuis plus de 25 ans afin de réduire toute opposition politique. Et ne rien accorder aux partis qui n’ont pour dessein que de ramener le monde à la petitesse de leurs besoins en identité, en ordre et en autorité. On sait très bien que si le monde va si mal, c’est parce que sa structure économique est une atteinte permanente aux conditions de possibilité de la vie psychique et matérielle. On sait parfaitement que le capitalisme est le système qui vous veut du bien quand vous n’êtes plus rien. On a eu suffisamment de temps pour comprendre que le Front national, Les Républicains et le Parti socialiste veulent l’autorité de l’Etat pour s’agenouiller souverainement devant les sphères autonomisées de la finance. On n’ignore pas que nos enfants en mourront, et que les enfants de nos enfants, ceux qui risquent de n’exister jamais, nous maudiront jusqu’à la fin des temps.

Alors, demain, cette semaine, aussitôt que possible, nous serons plus que nombreux à refuser l’horreur administrée. La part réfractaire de nos subjectivités fera sécession. Elle passera au travers des drapeaux, elle restera silencieuse au moment des vociférations collectives et s’exprimera quand le silence couvrira le bruit des armes, elle apprendra à défendre le sauvage contre toutes les formes de sauvetage immunitaire. La sécession avec l’esprit des nations entraînera avec elle tous ceux qui sauront descendre en eux jusqu’au point où la justice, la vérité et la beauté luisent encore. Elle sollicitera tous ceux qui, dans les banlieues de France, sauront convertir leur haine de la France en colère politique post-identitaire. Tous ceux qui, dans l’Europe entière, refuseront de servir les intérêts d’une classe sans lendemain. Tous ceux qui, du monde entier, prendront refuge là où la forteresse des frayeurs égocentriques doit céder. Elle verra se rassembler les anarchistes du commun, les communistes de l’écologie, les écologistes affranchis de leurs parlementaires, et les parlementaires retournés aux racines de la vie des peuples insoumis. Nous n’avons encore rien vu de ce que peut la puissance planétaire insurgée contre ce qui la nie.

Ont signé ce texte :

Amandine André, écrivaine – Bernard Aspe, philosophe – Léna Balaud, agricultrice – Alain Brossat, Philosophe – Laurent Cauwet, éditeur – Jacques-Henri Michot, écrivain – Emmanuel Moreira, producteur radio – Frédéric Neyrat, philosophe

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