Acoustic Pleasure attire et appelle son auditoire vers une errance sonore, tantôt une voix venue d’ailleurs, tantôt les particules électriques de la guitare. Lors de cet entretien Tal Beit-Halachmi nous fait part de sa curiosité pour la représentation de la sirène. Sirène qui tantôt est aérienne – corps d’oiseau et tête de femme, tantôt ondule dans les eaux – buste de femme et queue de poisson.
Sa forme monstrueuse parce qu’hybride et fluctuante en fait un sujet intrigant pour la danse. En effet le déplacement de la sirène suscite l’horreur lorsque l’homme découvre son organe moteur, et découvre que la verticalité chez la sirène est déviante, ainsi la direction choisie par celle-ci se fait de biais, jamais frontale, toujours en courbe De même que sa voix ne nous parvient que pour nous perdre, ne nous touche que pour nous prendre. C’est un chant qui met en mouvement le désir, qui n’est que désir ou n’a que le désir pour logique. Il nous vient des profondeurs, des abîmes de la mort, nous parle d’un espace sans foyer. Ainsi La danseuse Tal et le musicien Pascal trouvent une secrète intimité entre leur art et cette figure. Tal s’adonne à des imprécations qui viennent comme puissance de désorganisation, et ce afin de conjurer le chaos et le carnage de l’Histoire. Si bien que les monstres sirènes, les souffrances et les opprimés de l’Histoire nous reviennent pour hanter, ressurgissent de nos profondeurs enfouies. Ceux à qui la langue a été coupée retraversent le corps de la danseuse pour effectuer leurs soubresauts, leurs râles, les secousses insoutenables, leurs colères, leurs abandons, et ce qui passe chant d’amour récusé, chants des morts, tout passe dans ce corps qui s’ouvre aux puissances terrestres.
« … me vint en songe une femme bègue,
aux yeux louches, aux pieds tordus,
les mains coupées, de couleur blême.
Je la regardais; et comme le soleil
ranime les membres froids engourdis par la nuit,
ainsi mon regard lui déliait la langue,
et la redressait tout entière,
en peu de temps, comme on veut l’amour,
et colorait son visage éperdu.
Dès qu’elle eut ainsi recouvré la parole,
elle se mit à chanter si bien qu’avec peine
j’aurais détourné mon regard d’elle.
« Je suis », chantait-elle, « je suis douce sirène,
qui charme les marins au milieu de la mer;
tant je donne de plaisir à m’entendre!
Je détournais Ulysse de son chemin errant
grâce à mon chant; et qui s’approche de moi
me quitte rarement, tant je l’enchante! ».… »
Dante choisit comme monde pour la sirène le purgatoire.
Ils sont deux sur scène. La lumière oscille d’une intensité à l’autre. Presque imperceptible, un léger tremblement, une perception tremblante. Ce que nous voyons, le musicien et la danseuse assis à gauche.
Première vision
Elle, vêtue de noir, aux cheveux de feu se lève, elle se lève, comme se lever est plonger. La scène se couvre de noir, seul reste éclairé son corps devant le micro, une île de lumière. Elle se tient immobile, et dans cette immobilité laisse fuir de ses entrailles Gloomy Sunday [il paraît qu’un homme désespéré, nommé Seress et profondément désespéré, écrit ses paroles il y a quelques années. Mais il faut croire qu’il y eut plus désespéré encore, celle qui les inspira, paraît-il, les lu et se donna la mort]. La langue se délie pour mieux nous lier, le souffle s’élève et nous voici déjà sidéré à cette bouche. Puis le silence et la pénombre qui recouvre tout le corps. [la mélodie de Gloomy Sunday fut interdite, son sillage sonore aurait eu le même mouvement que les voix des sirènes. Et beaucoup furent comme Boutès, de ceux qui se jettent à la mer, et répondent à cet obscur désir.]
« Pourquoi la musique est-elle capable d’aller au fond de la douleur ? Car elle y gît.
Le chant qui se tient avant la langue articulée plonge – simplement plonge, plonge comme Boutès plonge – dans le deuil de la Perdue. »
Dans l’odyssée il est dit, les sirènes possèdent un savoir que les hommes ignorent, et dont elles leurs font la promesse.
Seconde vision
D’un visage à l’autre, notre regard s’inverse, il trouve son accroche sur le corps à l’écran, ce que je regarde me regarde. L’image se greffe à l’espace mental, l’image me hante comme je la fabrique. Danse de Yehudith Arnon. Assise sur une chaise, corps fragile, chaque mouvement soulève quelque chose, déplace un peu d’air, contredit la gravité. Etre assis est difficile, être debout est difficile. Que démène cette danse? « O prince de l’exil, à qui l’on a fait tord,/Et qui, vaincu, toujours te redresse plus fort » D’étranges forces sont en mouvement, les yeux de Yehudith les voient, elle se dresse et épuisée s’écroule sur la chaise. Nous la voyons seule, mais notre regard fait défaut, ne voit pas suffisamment. Cette danse qui agite le monde des morts afin qu’il viennent hanter le monde des vivants.
« O Satan, prends pitié de ma longue misère! »
Prière inversée, qui s’abaisse vers le monde des ténèbres, il n’y a plus que cet en-deçà, toutes idéalités réduites au néant du feu des armes, toutes idéalités empestées par l’odeur des corps affamés, brûlés. Profération dont l’épuisement fend la terre, ne nous laisse que sa béance. Et la chute de la danseuse terrassée par son propre chant, vidée de la présence qui s’était emparée de son corps. Alors au sol sur le flanc gauche, mouvements des jambes plier replier jusqu’au ventre, des bras plier replier du ventre jusqu’à par dessus la tête. De cet appel insoutenable, de la danse des morts, le corps traversé irrésistiblement par les convulsions.
« Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os/De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux, »
Troisième vision
aux pieds tordus,
les mains coupées
Entre terre et mer, boue et air, s’en suit une marche sur le bord, errance décidée, les chaussures sur la lisière de l’ombre et de la lumière [cercle de lumière au sol ou île de lumière, c’est pourtant à l’eau qu’elle se jette] la danseuse échoue, sirène aux pieds tordus, dont la verticalité fugace [moitié du corps hors de l’eau et l’autre moitié bat de la queue dans les eaux] mouvement bifurque et fourche, langue bifurque et fourche, une femme bègue,
aux yeux louches
pieds tordus et queue de poisson et corps d’oiseau, le mouvement de la sirène est l’agitation du sens, une désorientation parce qu’elle offre tous les orients possible, plus qu’un sens directionnel, un sens sentant, une direction qu’elle dérobe pour toutes les autres. Langue fourche et bègue c’est la résonance plus que la raison, c’est une intensité de la langue plus que son articulation, c’est pourquoi le texte d’Adriana Cavarero s’énonce d’abord, articulé puis il est comme vrillé par le membre buccale de la danseuse, qui déchaîne les intensités, texte des vainqueurs et des vaincus, la victoire des uns, leur pouvoir est dit à quel point insupportable par les défaits, mais dans ce chants vrillés les victoires bien assises sont balancées par cette langue qui les faits sursauté, qui semant dans le logos sonore et corporelle, l’effroi. Et le corps vient dans sa défaite, un retour du fer et du refoulé. Ce qu’on a caché, soigneusement mis à l’écart, hors de la vue et des oreilles, nous fait face dans toutes sa monstruosité. Cet autre. une femme bègue,
Quatrième vision
Le volume sonore caresse l’espace, le murmure des éléments, nous accompagne vers la fin des visions, la danseuse qui s’est peu à peu reculée, jusqu’au fond de la scène, achève sa venue, chaque pas mène à la disparition,
sur un écran noir, le négatif de notre regard, le corps s’y presse, invente ses lignes. Nous voilà seul, avec ses impressions, ses traces qui survivent au geste et appelle les gestes à venir
entretien, acoustic pleasure.mp3
——————————————————-
Celle qui ôte le retour : Tal Beit-Halachmi
Particules sonores : Pascal Maupeu joue de la guitare « C’est alors qu’Orphée monte sur le pont du navire et s’y assoit. Il pose sa carapace de tortue sur ses cuisses. Il tend avec force les cordes… seul le bruit du plectre »
Les Litanies de Satan de Charles Baudelaire
Le Purgatoire de Dante
Les correspondances secrètes d’Acoustic Pleasure : Boutès, de Pascal Quignard
Le spectateur un soir en novembre 2008 : « …quitte le rang des rameurs, renonce à la société de ceux qui parlent, saute par-dessus bord, se jette dans la mer. »
Acoustic Pleasure, Tal Beit-Halachmi
Acoustic Pleasure attire et appelle son auditoire vers une errance sonore, tantôt une voix venue d’ailleurs, tantôt les particules électriques de la guitare. Lors de cet entretien Tal Beit-Halachmi nous fait part de sa curiosité pour la représentation de la sirène. Sirène qui tantôt est aérienne – corps d’oiseau et tête de femme, tantôt ondule dans les eaux – buste de femme et queue de poisson.
Sa forme monstrueuse parce qu’hybride et fluctuante en fait un sujet intrigant pour la danse. En effet le déplacement de la sirène suscite l’horreur lorsque l’homme découvre son organe moteur, et découvre que la verticalité chez la sirène est déviante, ainsi la direction choisie par celle-ci se fait de biais, jamais frontale, toujours en courbe De même que sa voix ne nous parvient que pour nous perdre, ne nous touche que pour nous prendre. C’est un chant qui met en mouvement le désir, qui n’est que désir ou n’a que le désir pour logique. Il nous vient des profondeurs, des abîmes de la mort, nous parle d’un espace sans foyer. Ainsi La danseuse Tal et le musicien Pascal trouvent une secrète intimité entre leur art et cette figure. Tal s’adonne à des imprécations qui viennent comme puissance de désorganisation, et ce afin de conjurer le chaos et le carnage de l’Histoire. Si bien que les monstres sirènes, les souffrances et les opprimés de l’Histoire nous reviennent pour hanter, ressurgissent de nos profondeurs enfouies. Ceux à qui la langue a été coupée retraversent le corps de la danseuse pour effectuer leurs soubresauts, leurs râles, les secousses insoutenables, leurs colères, leurs abandons, et ce qui passe chant d’amour récusé, chants des morts, tout passe dans ce corps qui s’ouvre aux puissances terrestres.
Ils sont deux sur scène. La lumière oscille d’une intensité à l’autre. Presque imperceptible, un léger tremblement, une perception tremblante. Ce que nous voyons, le musicien et la danseuse assis à gauche.
Première vision
Elle, vêtue de noir, aux cheveux de feu se lève, elle se lève, comme se lever est plonger. La scène se couvre de noir, seul reste éclairé son corps devant le micro, une île de lumière. Elle se tient immobile, et dans cette immobilité laisse fuir de ses entrailles Gloomy Sunday [il paraît qu’un homme désespéré, nommé Seress et profondément désespéré, écrit ses paroles il y a quelques années. Mais il faut croire qu’il y eut plus désespéré encore, celle qui les inspira, paraît-il, les lu et se donna la mort]. La langue se délie pour mieux nous lier, le souffle s’élève et nous voici déjà sidéré à cette bouche. Puis le silence et la pénombre qui recouvre tout le corps. [la mélodie de Gloomy Sunday fut interdite, son sillage sonore aurait eu le même mouvement que les voix des sirènes. Et beaucoup furent comme Boutès, de ceux qui se jettent à la mer, et répondent à cet obscur désir.]
« Pourquoi la musique est-elle capable d’aller au fond de la douleur ? Car elle y gît.
Le chant qui se tient avant la langue articulée plonge – simplement plonge, plonge comme Boutès plonge – dans le deuil de la Perdue. »
Dans l’odyssée il est dit, les sirènes possèdent un savoir que les hommes ignorent, et dont elles leurs font la promesse.
Seconde vision
D’un visage à l’autre, notre regard s’inverse, il trouve son accroche sur le corps à l’écran, ce que je regarde me regarde. L’image se greffe à l’espace mental, l’image me hante comme je la fabrique. Danse de Yehudith Arnon. Assise sur une chaise, corps fragile, chaque mouvement soulève quelque chose, déplace un peu d’air, contredit la gravité. Etre assis est difficile, être debout est difficile. Que démène cette danse? « O prince de l’exil, à qui l’on a fait tord,/Et qui, vaincu, toujours te redresse plus fort » D’étranges forces sont en mouvement, les yeux de Yehudith les voient, elle se dresse et épuisée s’écroule sur la chaise. Nous la voyons seule, mais notre regard fait défaut, ne voit pas suffisamment. Cette danse qui agite le monde des morts afin qu’il viennent hanter le monde des vivants.
« O Satan, prends pitié de ma longue misère! »
Prière inversée, qui s’abaisse vers le monde des ténèbres, il n’y a plus que cet en-deçà, toutes idéalités réduites au néant du feu des armes, toutes idéalités empestées par l’odeur des corps affamés, brûlés. Profération dont l’épuisement fend la terre, ne nous laisse que sa béance. Et la chute de la danseuse terrassée par son propre chant, vidée de la présence qui s’était emparée de son corps. Alors au sol sur le flanc gauche, mouvements des jambes plier replier jusqu’au ventre, des bras plier replier du ventre jusqu’à par dessus la tête. De cet appel insoutenable, de la danse des morts, le corps traversé irrésistiblement par les convulsions.
« Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os/De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux, »
Troisième vision
aux pieds tordus,
les mains coupées
Entre terre et mer, boue et air, s’en suit une marche sur le bord, errance décidée, les chaussures sur la lisière de l’ombre et de la lumière [cercle de lumière au sol ou île de lumière, c’est pourtant à l’eau qu’elle se jette] la danseuse échoue, sirène aux pieds tordus, dont la verticalité fugace [moitié du corps hors de l’eau et l’autre moitié bat de la queue dans les eaux] mouvement bifurque et fourche, langue bifurque et fourche, une femme bègue,
aux yeux louches
pieds tordus et queue de poisson et corps d’oiseau, le mouvement de la sirène est l’agitation du sens, une désorientation parce qu’elle offre tous les orients possible, plus qu’un sens directionnel, un sens sentant, une direction qu’elle dérobe pour toutes les autres. Langue fourche et bègue c’est la résonance plus que la raison, c’est une intensité de la langue plus que son articulation, c’est pourquoi le texte d’Adriana Cavarero s’énonce d’abord, articulé puis il est comme vrillé par le membre buccale de la danseuse, qui déchaîne les intensités, texte des vainqueurs et des vaincus, la victoire des uns, leur pouvoir est dit à quel point insupportable par les défaits, mais dans ce chants vrillés les victoires bien assises sont balancées par cette langue qui les faits sursauté, qui semant dans le logos sonore et corporelle, l’effroi. Et le corps vient dans sa défaite, un retour du fer et du refoulé. Ce qu’on a caché, soigneusement mis à l’écart, hors de la vue et des oreilles, nous fait face dans toutes sa monstruosité. Cet autre. une femme bègue,
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Le volume sonore caresse l’espace, le murmure des éléments, nous accompagne vers la fin des visions, la danseuse qui s’est peu à peu reculée, jusqu’au fond de la scène, achève sa venue, chaque pas mène à la disparition,
sur un écran noir, le négatif de notre regard, le corps s’y presse, invente ses lignes. Nous voilà seul, avec ses impressions, ses traces qui survivent au geste et appelle les gestes à venir
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