1.
Dans La technique et le temps, 3, Bernard Stiegler, loin de penser que nos sociétés sont entrées dans une phase post-industrielle, qualifie au contraire d’hyper-industriel le processus actuellement en vigueur. Ce processus assure la formation d’un milieu où, dit-il, « se dissout la différences entre milieux intérieurs et extérieurs dans l’espace d’un nouveau commerce qui est de part en part un marché sans merci ni grâce ». Le propos est sans concession. On y trouve pourtant, en note, une formule d’espoir. Cette note m’intrigue qui dit ceci :
Un marché sain et riche devrait être la base de la politesse, de l’urbanité et du raffinement gracieux, toujours en vue du somptuaire qui ne compte pas, ou qui ne compte que pour dépenser plus que de raison, pour donner sans retour, comme le fait entendre la racine commune de merces et mercis(1)
Sans refuser, loin s’en faut, la perspective de cette note, je me demande par quoi son écriture peut être soutenue. Cette écriture a un contexte général, celui d’une méditation sur la volonté que « nous » pouvons avoir aujourd’hui (et bien sûr les conditions qui font qu’il peut y avoir du « nous », c’est-à-dire du collectif qui admette l’individuel et le singulier, sont une grande affaire de la réflexion de B. Stiegler). Elle a aussi un contexte particulier, celui d’une discussion ou d’une explication avec Kant. C’est pourquoi je relève aussi, dans le cours de ma lecture aux environs de la note qui m’intrigue, la place faite aux « idées » que la raison humaine supporte, idées que le langage ordinaire nomme plus volontiers « idéaux ». Il est, il y aurait (c’est, on le sait, la thèse de Kant) des perspectives que le seul fait d’être raisonnant impliquerait inévitablement de considérer. La notion et, dirais-je même, l’entre-vue d’un marché « sain et riche » capable d’associer la politesse à l’urbanité est-elle l’une de ces représentations ? C’est ce que je suppose, c’est ce que le contexte de la discussion avec Kant me fait supposer. Je note toutefois que le marché ici envisagé, parce qu’idéal, parce qu’envisagé seulement, parce qu’à l’écart de notre expérience historique, ne saurait avoir les traits de celui dont nos économistes disent qu’ils ont la science et qu’ils connaissent les lois. Le marché idéal, sain et riche, j’imagine qu’il ne serait pas un champ d’échanges fermé sur lui-même. Il ne viserait pas à exister pour soi, pour s’augmenter lui-même. Comme on n’y ferait pas des affaires pour finalement contribuer à reproduire les conditions de possibilité objectives du faire affaire, ce ne serait pas l’élément d’une spéculation auto-investie mais peut-être bien plutôt l’occasion de mettre nos existences en relation avec des utilités. En ce sens, il serait en effet « pour » nous, il s’ouvrirait à ce qui ne se marchande pas dans les vies humaines. Cette hypothèse, je la traduis sans hésiter dans le langage de B. Stiegler : le marché inconnu que la raison est capable d’investir idéalement m’apparaît comme la condition, pour nous, d’un rapport aux biens et, entre nous, d’un commerce l’un et l’autre liés de manière essentielle à un ordre extérieur à la polarisation de l’activité par le négoce. Cet ordre, c’est celui de « l’otium ».
Otium, cela signifie, en tant qu’idée rationnelle exigeante, une opposition insurmontable – sans relève ni issue – à la réalité du neg-otium. L’idéal en effet exclut en tant que tel le compromis réaliste et pragmatique. « Concept d’un maximum », il ne peut « jamais », la formule est de Kant, « être donné de manière adéquate »(2). Cette formule. B. Stiegler la commente en disant que ce que j’appelle ici volontiers une idée soutenue par la force de la raison (et non, comprenez-moi bien, par la réalité des faits), une telle idée, donc, « fait en quelque sorte toujours défaut, tout en faisant la différence : faire défaut, c’est ici faire la différence »(3). Ce point est essentiel : si toute possibilité de faire la différence, y compris en idée, venait à s’annuler, si tout devait, comme dans un monde par hypothèse soumis entièrement au règne de la marchandise, tourner à la valeur d’échange, tout serait compté, rien ne serait estimé pour ses qualités intrinsèques et il faudrait, comme on dit, « toujours plus ». Rien finalement, ou peu, très peu ne serait préféré pour soi. Une telle situation serait accomplie, nous nous en doutons, nous pouvons le penser, si la matérialité des objets devait nous intéresser moins que leurs signes. À ce niveau en effet – celui des « signes », des valeurs d’échange – la nature des choses peut devenir indifférente. Le monde du merchandising accepte fondamentalement que nous n’ayons pas de raison de préférer vivre avec ceci plutôt que cela ni par conséquent d’exister d’une manière plutôt que d’une autre. L’hypothèse que je fais en lisant B. Stiegler, et qui elle sûrement ne saurait s’entendre dans la lettre des propos kantiens, c’est que cette raison d’exister dont je viens de situer le contexte n’est guère autre chose que la formule du désir.
Une telle hypothèse travaille un paradoxe autrefois repéré, pour s’en moquer, par Nietzsche. Ce paradoxe, je ne le considèrerai pas de manière négative. Il s’exprime en ceci que ce qui maintient un idéaliste dans le goût d’un monde qui ne répond pas aux formules idéales, ce n’est pas seulement la puissance d’une force spirituelle spontanée et intrinsèque capable de lui proposer un avenir vers lequel tendre, c’est aussi, c’est en même temps la défectuosité du monde même où il se trouve. Finalement, le défaut creusé dans l’époque à laquelle il participe ne lui importe pas moins que la critique qu’il en fait. En tant que porteurs d’idées nous ouvrant à un avenir (au souhait de faire encore un monde), nous sommes de ce défaut : il nous exerce, il nous travaille. Ce qui s’exprime ici toutefois dans le langage de la raison, ce n’est pas autre chose que la condition du sujet désirant, condition qui implique, il faut le préciser, une psychè pas tout à fait ailleurs, pas toute à ses objets idéaux. Le désir n’est pas l’absence au monde. Il ne se forme qu’à raison d’un sujet placé dans le réel. Pourtant, de son principe à celui de la réalité, il y a contradiction. Et même (j’évoque ici une leçon que j’ai retenue de Jacques Derrida) contradiction sans « relève » ni relâche (ça ne se dialectise pas, ça ne se subsume pas, ça ne s’idéalise que partiellement, bref ça ne se referme pas, c’est interminable), mais contradiction excitante. Au sein d’une telle contradiction, nous sommes certes inquiets et instables, mais vifs, installés dans un champ de tension qui nous aimante, pas moins attirés par les perspectives du désirable que voués au présent du monde, vaquant à l’un et à l’autre pôle aussi bien, manquant d’être tout à fait à l’un comme tout à fait à l’autre. Ce qui se met ainsi en jeu évoque, je le crois aussi bien, la structure de l’espoir et du désespoir, l’un et l’autre sentiments considérés comme incapables de se confondre (bien sûr chacun sent la différence de potentiel qui travaille un espoir et la chute de tension qui au contraire se traduit en désespoir) et pourtant incapables aussi bien, si l’on y réfléchit, de se dissocier. L’espoir et le désespoir me semblent chacun toujours subtilement nourri de son revers, chaque espoir tient un désespoir en son sein et chaque désespoir aussi bien un espoir. Tant qu’un désespéré n’a pas viré à l’indifférence morne, il n’a pas cessé d’espérer tout à fait. Son état porte en fait l’affect d’une énergie au bord de l’épuisement sans doute, encore active cependant et prête, le chagrin aidant, à passer à autre chose, à entamer une autre époque. Certes cette énergie ne trouve pas encore actuellement de voie qu’elle puisse sûrement vouloir, c’est-à-dire emprunter ou frayer de manière déterminée. Elle n’est pas morte pour autant. L’espoir lui-même, de son côté, n’est pas sûr de son objet. Il procède à son tour d’un désir incertain quant à son frayage. Il quête l’accès à un possible qui demeure hors de prise, dans une sorte de réserve. Cette réserve n’est pas tenue pour rien. Le sujet espérant n’est pas capricieux. Il sait qu’il ne lui suffit pas de vouloir en l’état, qu’il est dans une dynamique. Seulement cette dynamique se traduit non en souffrance, mais en patience. Le sujet espérant est dans l’attente, attentif et prêt. Il est disposé à accueillir.
2.
La question de savoir non pas ce que nous pouvons espérer, mais ce qu’il en est de l’espoir même et si nous sommes fondés à espérer n’est pas nouvelle en philosophie. Dans l’antiquité, le grand texte de Lucrèce, la sagesse épicurienne par exemple l’ont déjà posée. Si elle se ré-ouvre, fût-ce par biais comme je le crois, dans le travail de B. Stiegler, ce ne peut être de la même manière. C’est qu’à présent le raisonnement s’appuie sur une autre idée de la science, du nécessaire, du possible et du modifiable. Le monde hyper-industriel tel que le conçoit B. Stiegler ne va pas sans des sciences qui ont l’invention plus que la description pour règle. Ces sciences « explorent systématiquement les possibles ». Le réel passe pour elles « au second plan »(4). Pour les sciences physiques par exemple, il n’a plus de consistance radicale, il est au fond cas de hasard, phénomène de probabilité. En biologie, « le généticien manipulant une séquence génétique crée un événement biologique d’un nouveau type où la mémoire somatique d’un vivant supérieur entre dans la mémoire germinale. À cet égard, au regard de la « loi » de la vie des êtres supérieurs, il est hors la loi. Hors-la-loi-de-l’être : dans un possible sans frein dont une ontologie ne peut que prédire qu’il n’annonce qu’une série d’accidents. Et cela signifie aussi que la découverte du réel est devenue une invention qui invalide ce réel. Car ce généticien ne décrit plus le réel du vivant : il y inscrit un nouveau possible, un possible qui n’y était pas contenu auparavant et qui n’est donc pas une modalité du réel »(5) De telles entreprises ne sauraient se développer sans impliquer de fait une indifférence à l’égard des principes fondateurs des sagesses jusqu’à présent connues. Elles indiquent une sorte d’insouciance, d’ataraxie si l’on veut. Mais cette ataraxie n’a guère à voir avec celle des philosophies antiques : elle ne gagne pas la vie entière, elle ne se propage pas hors de l’institution scientifique. Au contraire même, elle tend à se morceler, à se produire par bouts. S’il appartient encore à tout expert d’être avisé, chacun ne l’est plus que dans son domaine et toute assemblée de savants produit aujourd’hui un ensemble bigarré et peu cohérent de conseils. Il n’est plus d’expertise générale(6)
Pareille situation fait, a fait déjà le désespoir de « la » science. Elle ne nous a pas rendus pour autant indifférents à l’idéal autrefois placé dans cette idée et symbolisé par le singulier du mot, elle oblige juste à déplacer cet espoir, à en symboliser autrement le principe, à le reformuler. Ce qui nous apparaît désormais, c’est que le savoir n’est pas purement théorique, il n’est pas neutre, il est engagé, il est actif. Les sciences sont pour nous techno-sciences et nous permettent de ce fait, dans l’espoir et le désespoirs mêlés, de découvrir plus que jamais notre implication dans la technique. Dans le passage que je commente ici, B. Stiegler suit un raisonnement proposé naguère par Pierre Aubenque(7). Ce dernier observait que, pour Aristote déjà, la technique, certes alors dissociée de la science, mais pas de toute espèce de savoir, « concerne toujours un devenir ». Cela veut dire, comme nous allons voir, que dès ce moment de l’histoire, et même si c’est de manière encore restreinte, l’idée d’une humanité capable de faire advenir ce qui n’existe pas nécessairement est déjà dans l’horizon de la pensée. S’il n’est de fait technique qu’en devenir, s’appliquer à une technique, c’est, toujours selon P. Aubenque, « considérer la façon d’amener à l’être une de ces choses qui peuvent être ou n’être pas et dont le principe réside dans le producteur et non dans la choses produite »(8). Ce qui peut être ou ne pas être, écrit à son tour fort justement B. Stiegler, « c’est la contingence. Tout cela veut dire que la technique est ce qui ontologiquement, et donc primordialement, s’oppose à la science comme savoir-faire inscient qui s’oppose au savoir apodictique »(9). Et de citer, encore une fois, P. Aubenque : « Dans un monde parfaitement transparent à la science, c’est-à-dire où il serait établi que rien ne peut être autrement qu’il n’est, il n’y aurait pas de place pour [la technique], ni, d’une façon générale, pour l’action humaine »(10). L’important est de comprendre que, justement, un tel monde ni une telle science, transparents l’un à l’autre, n’existent. La position de B. Stiegler telle que je la comprends dans le passage que je lis revient à établir d’une part que l’enjeu de la science n’est pas, en tout cas n’est plus, réellement la transparence du monde et, corrélativement d’autre part, que ce monde est de part en part ouvert à l’action, c’est-à-dire concerné par une certaine absence en son sein de la nécessité, à commencer par celle généralement supposée de ce qui peut être posé, ou agi, avec science, en raison de lois. Si la première composante de cette position est d’allure inquiétante pour toute quête de garantie indiscutable, la seconde en revanche définit le lieu même du désir et de l’espoir dans sa façon d’affirmer que si nous sommes essentiellement techniciens et si toute technique embarque de la science, c’est que rien n’est établi définitivement d’aucun point de vue, c’est que le monde est ouvert. Tout peut y être repensé, revu, repris, modifié.
Les sciences, donc, toutes les sciences aujourd’hui s’affairent, s’investissent, se négocient en pratiques. De l’expérimentation au conseil en passant par l’expertise, elles ne s’activent pas seulement, elles activent. Elles le font tant et si bien que l’idée, « métaphysique » par excellence pour B. Stiegler, de leur distance souveraine à l’égard de la technique, à supposer qu’elle ne fût pas de tout temps faussée, serait bien incapable d’épater désormais réellement l’essentiel des scientifiques. Depuis la révolution industrielle au moins, il ne nous est plus guère loisible de penser – nous venons de le voir – « comme si les actes techniques n’existaient pas et ne posaient pas de questions face auxquelles la possibilité de séparer le théorique et le pratique est moins évidente »(11). L’ensemble de ce tableau ressemble à celui d’une technicité au libre cours, sans frein. Cette liberté est souvent interprétée au profit d’une conception inexorable de la technique. Cependant, s’il doit nous être clair que nous n’avons rien à « opposer », rien de sûr en tout cas, nul savoir, à cette technique dont « l’action » relève bel et bien d’une « logique évolutive propre » au « système dynamique » qu’elle est(12), nous n’en sommes pas moins invités à penser ce « système » lui-même, précisément, comme ouvert à la « dynamique » et à « l’action ». Le mot clef, dans cette histoire, c’est encore celui que nous avons rencontré tout à l’heure : la techno-scientificité et les savoir-faire ne sont pas a priori cadrés mais bien engagés par un « défaut ».
Pour B. Stiegler en effet, les humains sont « en défaut d’origine ». Cette expression, il faut l’entendre, dans l’esprit me semble-t-il de ce que donnait déjà à méditer J. Derrida, comme signifiant l’impossibilité de saisir l’origine de quoi que ce soit d’humain et comme marquant corrélativement le caractère inévitablement fictionnel encore – « indécidable », eût ici plus volontiers dit J. Derrida – de tout discours sur ce sujet. Mais il faut l’entendre aussi comme signifiant le caractère essentiellement défectueux de la situation vitale de l’humanité. Cette dernière, en d’autres termes, ne possède pas en soi, dans l’ordre même de ce qui la fait vivante – ordre du « bios » – les éléments suffisants de sa régulation. Elle doit, et cet impératif n’est pas moral (c’est la marque de ce qui agite sur son mode spécifique le vivant doté de capacité au geste et à la parole), appuyer son existence sur des données externes à ses lois biologiques, sur des fabrications, sur des productions, sur des institutions. Le langage est une telle institution existentielle, l’outillage aussi bien. Le fait que les humains vivent avec ces éléments et jamais sans eux correspond globalement à leur caractère technicien.
Toutefois si, comme je viens le dire, l’humanité a inévitablement part au langage et à l’outillage, aucun état ni aucun mode de l’un et de l’autre ne sont eux-mêmes nécessaires. C’est ainsi que nous n’avons jamais eu que des langues pour marquer notre être de langage et que chacune de ces langues et des situations où elles se réalisent sont elles-mêmes si bien ouvertes à la variation et au travail des paroles qu’aucun style d’expression ne peut jamais prétendre retenir le tout du dicible. Chaque langue au demeurant est susceptible de passer, aucune n’est indispensable, toutes sont labiles et, au fond, fragiles. De même l’outillage se produit en appareillages modifiables et évolutifs : nous ne pouvons pas seulement travailler avec eux, ils se travaillent dans les pratiques que nous en avons, ils se transforment. C’est ce que signifiait dans la phrase que je citais plus haut l’expression d’une technique à considérer comme système « dynamique » doté d’une logique « évolutive ». Autrement dit, s’il y a système, ce système n’est pas arrêté. Et il est système, comme toute langue par ailleurs, en tant que système de possibilités et système pour des possibilités. Tout cela conduit à l’idée paradoxale d’un nécessaire (le langage, l’outillage, la technicité d’une manière générale, soit tout ce sans quoi il n’y aurait pas conduite humaine) non prescriptif en soi. L’être de technique et de langage, de geste et de parole ne saurait éviter d’avoir affaire au possible, sauf à perdre toute relation avec son défaut d’origine, c’est-à-dire à ne plus être ce qu’il est. La constance historique de l’inventivité – le changement de monde – n’est donc pas en soi un mal pour lui. Il n’est pas là où il est pour être assigné à un état ni mis à demeure dans un champ de conduites a priori limité et inflexible. L’idée d’une technicité libérée apte à déloger l’esprit de toute réserve et tranquillité théorique n’est pas en soi un non sens : l’humanité s’est de toute façon toujours exprimée en dérangeant son rapport au monde, en risquant des modes de vie.
3.
La notion de « système ouvert » résume le propos. Impliquant les travaux d’André Leroi-Gourhan et Gilbert Simondon, références majeures de B. Stiegler, elle suppose une dimension « negentropique » de ce qui fait être l’humanité collectivement aussi bien qu’individuellement. Ce qui affirme la réalité de cette dimension, c’est, jusqu’à présent, l’histoire même de l’espèce, c’est l’anthropologie qui met en évidence cette histoire. En même temps, il faut bien prendre en compte l’oxymore qui paraît dans la formule, oxymore que B. Stiegler souligne à sa façon lorsqu’il parle du caractère « pharmacologique » des techniques. « Pharmakos », c’est remède et poison à la fois. Le terme, dont l’importance et les enjeux furent naguère relevés par J. Derrida comme désignant une « contrainte structurale »(13) de la pensée, se signale, comme on sait, dans l’analyse platonicienne de l’écriture. De cette dernière, la valeur ne peut être résolument définie, elle est indécidable : c’est ce qui a le statut d’une solution apte aussi bien à soutenir qu’à affaiblir la mémoire. Chez B. Stiegler, l’idée de pharmacologie généralise ce principe d’indécidabilité à toute l’inventivité. Ce qui intéresse cette pharmacologie, c’est le caractère structurellement ambivalent et ambigu de toute situation technique. Dans cette affaire, l’écriture ne fait pas seulement exemple. D’une certaine manière, toute la technique est écriture. C’est ce qui me fait dire ici que tout appareillage est en soi une proposition, au sens logique sans doute (les pièces d’un appareil sont disposées selon un ordre et une raison et pour cela relèvent d’une syntaxe, d’un « être placé » – taxis – « avec » – syn – dont la puissance organique s’impose et se déploie à la manière d’une langue, « arbitrairement » disait Saussure), mais aussi au sens social ou civil, à la manière d’une offre interprétable et discutable. La pratique technique en somme «lit» une systématique opératoire dont la puissance n’est pas d’emblée assignée. Cette systématique est pour ainsi dire capable d’être parlée, ce qui revient à dire d’une part qu’elle autorise plusieurs sortes et plusieurs orientations (il y a « des » discours possibles du système), d’autre part qu’elle est à la fois entretenue et mise en évolution par son activation. Globalement, elle est travaillable.
Finalement, une technique – toute technique – peut évoluer comme une tradition : par traductions successives. Sur ce point, de nouveau, l’écriture en tant qu’invention autorisant la localisation d’une part essentielle de la mémoire dans des dépôts extérieurs aux corps biologiques sert de modèle. Les humains ne reçoivent pas mécaniquement leurs conditions et règles de conduite. Leur ordre est l’héritage, pas seulement l’hérédité. Autrement dit, ce qui leur est transmis afin qu’ils vivent n’est pas recevable de manière indiscutable, comme c’est le cas dans les procédures biologiques. La transmission ici en cause fait l’objet (et ne peut pas ne pas faire l’objet), comme dit B. Stiegler, d’une « adoption ». En conséquence, elle est à son tour a priori ouverte, elle est lisible. Aucune génération ne se trouve vouée à conserver et dupliquer sans fin la situation de sa naissance ni à activer de manière automatique, comme par réflexe, les dépôts techniques qu’elle trouve en venant au monde et avec lesquels elle commence à exister. Les langages et les techniques disposés par les anciens forment bien des propositions, ce ne sont pas des impératifs (ce qui, soit dit en passant, devrait laisser perplexe à l’égard de toute conception posant le durable en valeur absolue). En conséquence le tour que prendra la vie dépend du ton et des qualités des traductions réceptrices et se joue dans la pratique traductrice elle-même. Cette pratique est susceptible de variations. Elle peut être plus ou moins généreuse, riche ou profitable, chacun de ces termes conduisant à accentuer de manière particulière l’orientation de l’héritage. D’autres accents que ceux que je viens de dire sûrement sont possibles. Reste que, quelle que soit l’orientation prise, aucune traduction ne se produirait si le dépôt technique ne se trouvait d’abord accessible. La première affaire de ce que B. Stiegler appelle « adoption », c’est, me semble-t-il, l’accession au texte héritable, à la mémoire opérable, au capital technique.
Cette accession dont je parle dépend d’une combinaisons de plusieurs conditions. Certaines de ces conditions sont d’environnement, environnement lui-même tantôt juridique (l’accessibilité dépend de facteurs de droit, il y a une réglementation pour plus ou moins privatiser ou au contraire publier les accès), tantôt plus proprement spatial (le capital à adopter et à travailler est entreposé de diverses manières selon diverses sortes de localisation). D’autres se rapportent plus directement à la taille, aux structures et aux surfaces des appareils eux-mêmes (j’évoque ici notamment la présence et la localisation des dispositifs de commande ou de réglage, les mode et les degrés d’interaction de ces dispositifs, leur répartition sur ou à distance de l’appareillage concerné, bref la nature, la portée et la propriété de ce que l’on appelle aujourd’hui « inter-faces »). Dans tous les cas, la combinaison de ces conditions définit une économie. Je prends ce dernier terme – « économie » – en ayant à l’esprit l’archéologie qu’en a récemment faite Giorgio Agamben(14) et en me souvenant, grâce à cette archéologie, qu’au temps des Pères de l’Église il fut autrefois traduit par « administration » et « disposition ». G. Agamben rappelle encore qu’une des plus anciennes occurrences du mot, chez Xénophon, liait sa signification au rangement, je dirai pour ma part au « ménagement », des instruments de pilotage autour du pilote dans un navire. Être administrée et disposée, répartie et ordonnée, c’est bien, me semble-t-il, ce qui arrive aussi à toute technique. J’évoque là des opérateurs humains aussi bien que matériels. La question est de savoir – je reviens au vocabulaire de la note d’espoir par où j’ai commencé – de quel degré de « politesse » et « d’urbanité » ces opérateurs relèvent. Sont-ils politisés, ouverts au public et à sa discussion ? Pas nécessairement, et sûrement pas autant qu’ils pourraient l’être. La civilité n’est pas moins que la technicité concernée par la tendance de l’économie à si rigoureusement administrer et disposer les modes mêmes de l’activité que ceux-ci en deviennent soustraits à la variabilité des options de lecture. S’il nous est permis de penser que l’accession à la technique, opération à chaque génération recommencée et à chaque génération renouvelée, constitue d’une manière générale l’opération même de la civilité humaine, il nous est aussi bien loisible de considérer que cette civilité aura elle-même, dans la plupart des cas historiques, manqué à sa dimension politique possible. Et c’est ainsi du reste que peut s’entretenir le malaise dans la technique.
J’ai appris récemment, en écoutant une conférence de l’économiste Geneviève Azam(15), que la constitution d’un marché pouvait être corrélée à la privatisation d’un savoir-faire, c’est-à-dire – je traduis – en ôtant à ce savoir-faire de la disponibilité et de l’accessibilité (ce processus se trouve aujourd’hui en étroite correspondance avec la « politique » des brevets et le découragement de la recherche opérée dans un esprit public), c’est-à-dire encore – seconde traduction – en épargnant ce savoir de telle sorte qu’on se trouve en état de marchander son offre à quiconque viendrait le demander. « Épargner », ici, cela veut dire « mettre de côté », « réserver », « limiter dans l’accès ». C’est aussi « privatiser », « retirer du public ». En ces deux registres de signification il y a « économie » et dans l’ensemble, « capitalisation », constitution d’un capital de technique. Curieusement toutefois, ce capital ne s’entend pas tout à fait comme tout à l’heure, lorsque je traitais de la transmission des dépôts générationnels. Celui-là implique de fermer les accès, ceux-ci sont là pour être ouverts. Je crois bien toucher ici à la difficulté majeure de toute culture technique qu’évoquait Gibert Simondon et qu’il n’a peut-être pas lui même assez envisagée. La compréhension en extension de cette culture ne peut pas ne pas se heurter à l’économie de type capitaliste que je viens d’évoquer. C’est là encore un paradoxe, et non le moindre pour qui pense, dans le courant des idées dominantes, que le capitalisme se lie à une immense poussée technique. Et c’est vrai qu’il y a poussée. Mais c’est une poussée qui progresse dans un seul sens, celui de l’accumulation du capital, accumulation qui implique elle-même de contraindre les accès aux positions opérationnelles et de restreindre la créativité technique d’un grand nombre. Dès lors que « nous » – nous à parts égales – nous raisonnons sur la question de la civilité technique de l’humanité, nous ne pouvons pas ne pas espérer un autre progrès que celui-là, moins lourd en capital privatisé, mais plus varié et plus ouvert.
———————-
(1) STIEGLER Bernard, La technique et le temps, 3 : le temps du cinéma, Paris, Galilée, 2001, p. 317. (2) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 295. (3) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 295. (4) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 282. (5) STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 300. (6) On trouvera une explicitation et une analyse approfondies de ce problème dans un livre qui compte pour B. Stiegler : BECK Ulrich, La société du risque, 1986, trad. Laure Bernard, Paris, Flammarion, 2001. (7) AUBENQUE Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, 1963, ré-éd. PUF, 2009. (8) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 278. (9) STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 279.. (10) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 279. (11) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 286. (12) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 278. (13) DERRIDA Jacques, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 86. (14) AGAMBEN Giorgio, La puissance et la gloire, Paris, Seuil, 2008. (15) AZAM Geneviève, http://www.dailymotion.com/video/x8rxrj_du-processus-de-bologne-a-la-l-r-u_news
Note d’espoir
par Pierre-Damien Huyghe
——————
Note d’espoir
1.
Dans La technique et le temps, 3, Bernard Stiegler, loin de penser que nos sociétés sont entrées dans une phase post-industrielle, qualifie au contraire d’hyper-industriel le processus actuellement en vigueur. Ce processus assure la formation d’un milieu où, dit-il, « se dissout la différences entre milieux intérieurs et extérieurs dans l’espace d’un nouveau commerce qui est de part en part un marché sans merci ni grâce ». Le propos est sans concession. On y trouve pourtant, en note, une formule d’espoir. Cette note m’intrigue qui dit ceci :
Sans refuser, loin s’en faut, la perspective de cette note, je me demande par quoi son écriture peut être soutenue. Cette écriture a un contexte général, celui d’une méditation sur la volonté que « nous » pouvons avoir aujourd’hui (et bien sûr les conditions qui font qu’il peut y avoir du « nous », c’est-à-dire du collectif qui admette l’individuel et le singulier, sont une grande affaire de la réflexion de B. Stiegler). Elle a aussi un contexte particulier, celui d’une discussion ou d’une explication avec Kant. C’est pourquoi je relève aussi, dans le cours de ma lecture aux environs de la note qui m’intrigue, la place faite aux « idées » que la raison humaine supporte, idées que le langage ordinaire nomme plus volontiers « idéaux ». Il est, il y aurait (c’est, on le sait, la thèse de Kant) des perspectives que le seul fait d’être raisonnant impliquerait inévitablement de considérer. La notion et, dirais-je même, l’entre-vue d’un marché « sain et riche » capable d’associer la politesse à l’urbanité est-elle l’une de ces représentations ? C’est ce que je suppose, c’est ce que le contexte de la discussion avec Kant me fait supposer. Je note toutefois que le marché ici envisagé, parce qu’idéal, parce qu’envisagé seulement, parce qu’à l’écart de notre expérience historique, ne saurait avoir les traits de celui dont nos économistes disent qu’ils ont la science et qu’ils connaissent les lois. Le marché idéal, sain et riche, j’imagine qu’il ne serait pas un champ d’échanges fermé sur lui-même. Il ne viserait pas à exister pour soi, pour s’augmenter lui-même. Comme on n’y ferait pas des affaires pour finalement contribuer à reproduire les conditions de possibilité objectives du faire affaire, ce ne serait pas l’élément d’une spéculation auto-investie mais peut-être bien plutôt l’occasion de mettre nos existences en relation avec des utilités. En ce sens, il serait en effet « pour » nous, il s’ouvrirait à ce qui ne se marchande pas dans les vies humaines. Cette hypothèse, je la traduis sans hésiter dans le langage de B. Stiegler : le marché inconnu que la raison est capable d’investir idéalement m’apparaît comme la condition, pour nous, d’un rapport aux biens et, entre nous, d’un commerce l’un et l’autre liés de manière essentielle à un ordre extérieur à la polarisation de l’activité par le négoce. Cet ordre, c’est celui de « l’otium ».
Otium, cela signifie, en tant qu’idée rationnelle exigeante, une opposition insurmontable – sans relève ni issue – à la réalité du neg-otium. L’idéal en effet exclut en tant que tel le compromis réaliste et pragmatique. « Concept d’un maximum », il ne peut « jamais », la formule est de Kant, « être donné de manière adéquate »(2). Cette formule. B. Stiegler la commente en disant que ce que j’appelle ici volontiers une idée soutenue par la force de la raison (et non, comprenez-moi bien, par la réalité des faits), une telle idée, donc, « fait en quelque sorte toujours défaut, tout en faisant la différence : faire défaut, c’est ici faire la différence »(3). Ce point est essentiel : si toute possibilité de faire la différence, y compris en idée, venait à s’annuler, si tout devait, comme dans un monde par hypothèse soumis entièrement au règne de la marchandise, tourner à la valeur d’échange, tout serait compté, rien ne serait estimé pour ses qualités intrinsèques et il faudrait, comme on dit, « toujours plus ». Rien finalement, ou peu, très peu ne serait préféré pour soi. Une telle situation serait accomplie, nous nous en doutons, nous pouvons le penser, si la matérialité des objets devait nous intéresser moins que leurs signes. À ce niveau en effet – celui des « signes », des valeurs d’échange – la nature des choses peut devenir indifférente. Le monde du merchandising accepte fondamentalement que nous n’ayons pas de raison de préférer vivre avec ceci plutôt que cela ni par conséquent d’exister d’une manière plutôt que d’une autre. L’hypothèse que je fais en lisant B. Stiegler, et qui elle sûrement ne saurait s’entendre dans la lettre des propos kantiens, c’est que cette raison d’exister dont je viens de situer le contexte n’est guère autre chose que la formule du désir.
Une telle hypothèse travaille un paradoxe autrefois repéré, pour s’en moquer, par Nietzsche. Ce paradoxe, je ne le considèrerai pas de manière négative. Il s’exprime en ceci que ce qui maintient un idéaliste dans le goût d’un monde qui ne répond pas aux formules idéales, ce n’est pas seulement la puissance d’une force spirituelle spontanée et intrinsèque capable de lui proposer un avenir vers lequel tendre, c’est aussi, c’est en même temps la défectuosité du monde même où il se trouve. Finalement, le défaut creusé dans l’époque à laquelle il participe ne lui importe pas moins que la critique qu’il en fait. En tant que porteurs d’idées nous ouvrant à un avenir (au souhait de faire encore un monde), nous sommes de ce défaut : il nous exerce, il nous travaille. Ce qui s’exprime ici toutefois dans le langage de la raison, ce n’est pas autre chose que la condition du sujet désirant, condition qui implique, il faut le préciser, une psychè pas tout à fait ailleurs, pas toute à ses objets idéaux. Le désir n’est pas l’absence au monde. Il ne se forme qu’à raison d’un sujet placé dans le réel. Pourtant, de son principe à celui de la réalité, il y a contradiction. Et même (j’évoque ici une leçon que j’ai retenue de Jacques Derrida) contradiction sans « relève » ni relâche (ça ne se dialectise pas, ça ne se subsume pas, ça ne s’idéalise que partiellement, bref ça ne se referme pas, c’est interminable), mais contradiction excitante. Au sein d’une telle contradiction, nous sommes certes inquiets et instables, mais vifs, installés dans un champ de tension qui nous aimante, pas moins attirés par les perspectives du désirable que voués au présent du monde, vaquant à l’un et à l’autre pôle aussi bien, manquant d’être tout à fait à l’un comme tout à fait à l’autre. Ce qui se met ainsi en jeu évoque, je le crois aussi bien, la structure de l’espoir et du désespoir, l’un et l’autre sentiments considérés comme incapables de se confondre (bien sûr chacun sent la différence de potentiel qui travaille un espoir et la chute de tension qui au contraire se traduit en désespoir) et pourtant incapables aussi bien, si l’on y réfléchit, de se dissocier. L’espoir et le désespoir me semblent chacun toujours subtilement nourri de son revers, chaque espoir tient un désespoir en son sein et chaque désespoir aussi bien un espoir. Tant qu’un désespéré n’a pas viré à l’indifférence morne, il n’a pas cessé d’espérer tout à fait. Son état porte en fait l’affect d’une énergie au bord de l’épuisement sans doute, encore active cependant et prête, le chagrin aidant, à passer à autre chose, à entamer une autre époque. Certes cette énergie ne trouve pas encore actuellement de voie qu’elle puisse sûrement vouloir, c’est-à-dire emprunter ou frayer de manière déterminée. Elle n’est pas morte pour autant. L’espoir lui-même, de son côté, n’est pas sûr de son objet. Il procède à son tour d’un désir incertain quant à son frayage. Il quête l’accès à un possible qui demeure hors de prise, dans une sorte de réserve. Cette réserve n’est pas tenue pour rien. Le sujet espérant n’est pas capricieux. Il sait qu’il ne lui suffit pas de vouloir en l’état, qu’il est dans une dynamique. Seulement cette dynamique se traduit non en souffrance, mais en patience. Le sujet espérant est dans l’attente, attentif et prêt. Il est disposé à accueillir.
2.
La question de savoir non pas ce que nous pouvons espérer, mais ce qu’il en est de l’espoir même et si nous sommes fondés à espérer n’est pas nouvelle en philosophie. Dans l’antiquité, le grand texte de Lucrèce, la sagesse épicurienne par exemple l’ont déjà posée. Si elle se ré-ouvre, fût-ce par biais comme je le crois, dans le travail de B. Stiegler, ce ne peut être de la même manière. C’est qu’à présent le raisonnement s’appuie sur une autre idée de la science, du nécessaire, du possible et du modifiable. Le monde hyper-industriel tel que le conçoit B. Stiegler ne va pas sans des sciences qui ont l’invention plus que la description pour règle. Ces sciences « explorent systématiquement les possibles ». Le réel passe pour elles « au second plan »(4). Pour les sciences physiques par exemple, il n’a plus de consistance radicale, il est au fond cas de hasard, phénomène de probabilité. En biologie, « le généticien manipulant une séquence génétique crée un événement biologique d’un nouveau type où la mémoire somatique d’un vivant supérieur entre dans la mémoire germinale. À cet égard, au regard de la « loi » de la vie des êtres supérieurs, il est hors la loi. Hors-la-loi-de-l’être : dans un possible sans frein dont une ontologie ne peut que prédire qu’il n’annonce qu’une série d’accidents. Et cela signifie aussi que la découverte du réel est devenue une invention qui invalide ce réel. Car ce généticien ne décrit plus le réel du vivant : il y inscrit un nouveau possible, un possible qui n’y était pas contenu auparavant et qui n’est donc pas une modalité du réel »(5) De telles entreprises ne sauraient se développer sans impliquer de fait une indifférence à l’égard des principes fondateurs des sagesses jusqu’à présent connues. Elles indiquent une sorte d’insouciance, d’ataraxie si l’on veut. Mais cette ataraxie n’a guère à voir avec celle des philosophies antiques : elle ne gagne pas la vie entière, elle ne se propage pas hors de l’institution scientifique. Au contraire même, elle tend à se morceler, à se produire par bouts. S’il appartient encore à tout expert d’être avisé, chacun ne l’est plus que dans son domaine et toute assemblée de savants produit aujourd’hui un ensemble bigarré et peu cohérent de conseils. Il n’est plus d’expertise générale(6)
Pareille situation fait, a fait déjà le désespoir de « la » science. Elle ne nous a pas rendus pour autant indifférents à l’idéal autrefois placé dans cette idée et symbolisé par le singulier du mot, elle oblige juste à déplacer cet espoir, à en symboliser autrement le principe, à le reformuler. Ce qui nous apparaît désormais, c’est que le savoir n’est pas purement théorique, il n’est pas neutre, il est engagé, il est actif. Les sciences sont pour nous techno-sciences et nous permettent de ce fait, dans l’espoir et le désespoirs mêlés, de découvrir plus que jamais notre implication dans la technique. Dans le passage que je commente ici, B. Stiegler suit un raisonnement proposé naguère par Pierre Aubenque(7). Ce dernier observait que, pour Aristote déjà, la technique, certes alors dissociée de la science, mais pas de toute espèce de savoir, « concerne toujours un devenir ». Cela veut dire, comme nous allons voir, que dès ce moment de l’histoire, et même si c’est de manière encore restreinte, l’idée d’une humanité capable de faire advenir ce qui n’existe pas nécessairement est déjà dans l’horizon de la pensée. S’il n’est de fait technique qu’en devenir, s’appliquer à une technique, c’est, toujours selon P. Aubenque, « considérer la façon d’amener à l’être une de ces choses qui peuvent être ou n’être pas et dont le principe réside dans le producteur et non dans la choses produite »(8). Ce qui peut être ou ne pas être, écrit à son tour fort justement B. Stiegler, « c’est la contingence. Tout cela veut dire que la technique est ce qui ontologiquement, et donc primordialement, s’oppose à la science comme savoir-faire inscient qui s’oppose au savoir apodictique »(9). Et de citer, encore une fois, P. Aubenque : « Dans un monde parfaitement transparent à la science, c’est-à-dire où il serait établi que rien ne peut être autrement qu’il n’est, il n’y aurait pas de place pour [la technique], ni, d’une façon générale, pour l’action humaine »(10). L’important est de comprendre que, justement, un tel monde ni une telle science, transparents l’un à l’autre, n’existent. La position de B. Stiegler telle que je la comprends dans le passage que je lis revient à établir d’une part que l’enjeu de la science n’est pas, en tout cas n’est plus, réellement la transparence du monde et, corrélativement d’autre part, que ce monde est de part en part ouvert à l’action, c’est-à-dire concerné par une certaine absence en son sein de la nécessité, à commencer par celle généralement supposée de ce qui peut être posé, ou agi, avec science, en raison de lois. Si la première composante de cette position est d’allure inquiétante pour toute quête de garantie indiscutable, la seconde en revanche définit le lieu même du désir et de l’espoir dans sa façon d’affirmer que si nous sommes essentiellement techniciens et si toute technique embarque de la science, c’est que rien n’est établi définitivement d’aucun point de vue, c’est que le monde est ouvert. Tout peut y être repensé, revu, repris, modifié.
Les sciences, donc, toutes les sciences aujourd’hui s’affairent, s’investissent, se négocient en pratiques. De l’expérimentation au conseil en passant par l’expertise, elles ne s’activent pas seulement, elles activent. Elles le font tant et si bien que l’idée, « métaphysique » par excellence pour B. Stiegler, de leur distance souveraine à l’égard de la technique, à supposer qu’elle ne fût pas de tout temps faussée, serait bien incapable d’épater désormais réellement l’essentiel des scientifiques. Depuis la révolution industrielle au moins, il ne nous est plus guère loisible de penser – nous venons de le voir – « comme si les actes techniques n’existaient pas et ne posaient pas de questions face auxquelles la possibilité de séparer le théorique et le pratique est moins évidente »(11). L’ensemble de ce tableau ressemble à celui d’une technicité au libre cours, sans frein. Cette liberté est souvent interprétée au profit d’une conception inexorable de la technique. Cependant, s’il doit nous être clair que nous n’avons rien à « opposer », rien de sûr en tout cas, nul savoir, à cette technique dont « l’action » relève bel et bien d’une « logique évolutive propre » au « système dynamique » qu’elle est(12), nous n’en sommes pas moins invités à penser ce « système » lui-même, précisément, comme ouvert à la « dynamique » et à « l’action ». Le mot clef, dans cette histoire, c’est encore celui que nous avons rencontré tout à l’heure : la techno-scientificité et les savoir-faire ne sont pas a priori cadrés mais bien engagés par un « défaut ».
Pour B. Stiegler en effet, les humains sont « en défaut d’origine ». Cette expression, il faut l’entendre, dans l’esprit me semble-t-il de ce que donnait déjà à méditer J. Derrida, comme signifiant l’impossibilité de saisir l’origine de quoi que ce soit d’humain et comme marquant corrélativement le caractère inévitablement fictionnel encore – « indécidable », eût ici plus volontiers dit J. Derrida – de tout discours sur ce sujet. Mais il faut l’entendre aussi comme signifiant le caractère essentiellement défectueux de la situation vitale de l’humanité. Cette dernière, en d’autres termes, ne possède pas en soi, dans l’ordre même de ce qui la fait vivante – ordre du « bios » – les éléments suffisants de sa régulation. Elle doit, et cet impératif n’est pas moral (c’est la marque de ce qui agite sur son mode spécifique le vivant doté de capacité au geste et à la parole), appuyer son existence sur des données externes à ses lois biologiques, sur des fabrications, sur des productions, sur des institutions. Le langage est une telle institution existentielle, l’outillage aussi bien. Le fait que les humains vivent avec ces éléments et jamais sans eux correspond globalement à leur caractère technicien.
Toutefois si, comme je viens le dire, l’humanité a inévitablement part au langage et à l’outillage, aucun état ni aucun mode de l’un et de l’autre ne sont eux-mêmes nécessaires. C’est ainsi que nous n’avons jamais eu que des langues pour marquer notre être de langage et que chacune de ces langues et des situations où elles se réalisent sont elles-mêmes si bien ouvertes à la variation et au travail des paroles qu’aucun style d’expression ne peut jamais prétendre retenir le tout du dicible. Chaque langue au demeurant est susceptible de passer, aucune n’est indispensable, toutes sont labiles et, au fond, fragiles. De même l’outillage se produit en appareillages modifiables et évolutifs : nous ne pouvons pas seulement travailler avec eux, ils se travaillent dans les pratiques que nous en avons, ils se transforment. C’est ce que signifiait dans la phrase que je citais plus haut l’expression d’une technique à considérer comme système « dynamique » doté d’une logique « évolutive ». Autrement dit, s’il y a système, ce système n’est pas arrêté. Et il est système, comme toute langue par ailleurs, en tant que système de possibilités et système pour des possibilités. Tout cela conduit à l’idée paradoxale d’un nécessaire (le langage, l’outillage, la technicité d’une manière générale, soit tout ce sans quoi il n’y aurait pas conduite humaine) non prescriptif en soi. L’être de technique et de langage, de geste et de parole ne saurait éviter d’avoir affaire au possible, sauf à perdre toute relation avec son défaut d’origine, c’est-à-dire à ne plus être ce qu’il est. La constance historique de l’inventivité – le changement de monde – n’est donc pas en soi un mal pour lui. Il n’est pas là où il est pour être assigné à un état ni mis à demeure dans un champ de conduites a priori limité et inflexible. L’idée d’une technicité libérée apte à déloger l’esprit de toute réserve et tranquillité théorique n’est pas en soi un non sens : l’humanité s’est de toute façon toujours exprimée en dérangeant son rapport au monde, en risquant des modes de vie.
3.
La notion de « système ouvert » résume le propos. Impliquant les travaux d’André Leroi-Gourhan et Gilbert Simondon, références majeures de B. Stiegler, elle suppose une dimension « negentropique » de ce qui fait être l’humanité collectivement aussi bien qu’individuellement. Ce qui affirme la réalité de cette dimension, c’est, jusqu’à présent, l’histoire même de l’espèce, c’est l’anthropologie qui met en évidence cette histoire. En même temps, il faut bien prendre en compte l’oxymore qui paraît dans la formule, oxymore que B. Stiegler souligne à sa façon lorsqu’il parle du caractère « pharmacologique » des techniques. « Pharmakos », c’est remède et poison à la fois. Le terme, dont l’importance et les enjeux furent naguère relevés par J. Derrida comme désignant une « contrainte structurale »(13) de la pensée, se signale, comme on sait, dans l’analyse platonicienne de l’écriture. De cette dernière, la valeur ne peut être résolument définie, elle est indécidable : c’est ce qui a le statut d’une solution apte aussi bien à soutenir qu’à affaiblir la mémoire. Chez B. Stiegler, l’idée de pharmacologie généralise ce principe d’indécidabilité à toute l’inventivité. Ce qui intéresse cette pharmacologie, c’est le caractère structurellement ambivalent et ambigu de toute situation technique. Dans cette affaire, l’écriture ne fait pas seulement exemple. D’une certaine manière, toute la technique est écriture. C’est ce qui me fait dire ici que tout appareillage est en soi une proposition, au sens logique sans doute (les pièces d’un appareil sont disposées selon un ordre et une raison et pour cela relèvent d’une syntaxe, d’un « être placé » – taxis – « avec » – syn – dont la puissance organique s’impose et se déploie à la manière d’une langue, « arbitrairement » disait Saussure), mais aussi au sens social ou civil, à la manière d’une offre interprétable et discutable. La pratique technique en somme «lit» une systématique opératoire dont la puissance n’est pas d’emblée assignée. Cette systématique est pour ainsi dire capable d’être parlée, ce qui revient à dire d’une part qu’elle autorise plusieurs sortes et plusieurs orientations (il y a « des » discours possibles du système), d’autre part qu’elle est à la fois entretenue et mise en évolution par son activation. Globalement, elle est travaillable.
Finalement, une technique – toute technique – peut évoluer comme une tradition : par traductions successives. Sur ce point, de nouveau, l’écriture en tant qu’invention autorisant la localisation d’une part essentielle de la mémoire dans des dépôts extérieurs aux corps biologiques sert de modèle. Les humains ne reçoivent pas mécaniquement leurs conditions et règles de conduite. Leur ordre est l’héritage, pas seulement l’hérédité. Autrement dit, ce qui leur est transmis afin qu’ils vivent n’est pas recevable de manière indiscutable, comme c’est le cas dans les procédures biologiques. La transmission ici en cause fait l’objet (et ne peut pas ne pas faire l’objet), comme dit B. Stiegler, d’une « adoption ». En conséquence, elle est à son tour a priori ouverte, elle est lisible. Aucune génération ne se trouve vouée à conserver et dupliquer sans fin la situation de sa naissance ni à activer de manière automatique, comme par réflexe, les dépôts techniques qu’elle trouve en venant au monde et avec lesquels elle commence à exister. Les langages et les techniques disposés par les anciens forment bien des propositions, ce ne sont pas des impératifs (ce qui, soit dit en passant, devrait laisser perplexe à l’égard de toute conception posant le durable en valeur absolue). En conséquence le tour que prendra la vie dépend du ton et des qualités des traductions réceptrices et se joue dans la pratique traductrice elle-même. Cette pratique est susceptible de variations. Elle peut être plus ou moins généreuse, riche ou profitable, chacun de ces termes conduisant à accentuer de manière particulière l’orientation de l’héritage. D’autres accents que ceux que je viens de dire sûrement sont possibles. Reste que, quelle que soit l’orientation prise, aucune traduction ne se produirait si le dépôt technique ne se trouvait d’abord accessible. La première affaire de ce que B. Stiegler appelle « adoption », c’est, me semble-t-il, l’accession au texte héritable, à la mémoire opérable, au capital technique.
Cette accession dont je parle dépend d’une combinaisons de plusieurs conditions. Certaines de ces conditions sont d’environnement, environnement lui-même tantôt juridique (l’accessibilité dépend de facteurs de droit, il y a une réglementation pour plus ou moins privatiser ou au contraire publier les accès), tantôt plus proprement spatial (le capital à adopter et à travailler est entreposé de diverses manières selon diverses sortes de localisation). D’autres se rapportent plus directement à la taille, aux structures et aux surfaces des appareils eux-mêmes (j’évoque ici notamment la présence et la localisation des dispositifs de commande ou de réglage, les mode et les degrés d’interaction de ces dispositifs, leur répartition sur ou à distance de l’appareillage concerné, bref la nature, la portée et la propriété de ce que l’on appelle aujourd’hui « inter-faces »). Dans tous les cas, la combinaison de ces conditions définit une économie. Je prends ce dernier terme – « économie » – en ayant à l’esprit l’archéologie qu’en a récemment faite Giorgio Agamben(14) et en me souvenant, grâce à cette archéologie, qu’au temps des Pères de l’Église il fut autrefois traduit par « administration » et « disposition ». G. Agamben rappelle encore qu’une des plus anciennes occurrences du mot, chez Xénophon, liait sa signification au rangement, je dirai pour ma part au « ménagement », des instruments de pilotage autour du pilote dans un navire. Être administrée et disposée, répartie et ordonnée, c’est bien, me semble-t-il, ce qui arrive aussi à toute technique. J’évoque là des opérateurs humains aussi bien que matériels. La question est de savoir – je reviens au vocabulaire de la note d’espoir par où j’ai commencé – de quel degré de « politesse » et « d’urbanité » ces opérateurs relèvent. Sont-ils politisés, ouverts au public et à sa discussion ? Pas nécessairement, et sûrement pas autant qu’ils pourraient l’être. La civilité n’est pas moins que la technicité concernée par la tendance de l’économie à si rigoureusement administrer et disposer les modes mêmes de l’activité que ceux-ci en deviennent soustraits à la variabilité des options de lecture. S’il nous est permis de penser que l’accession à la technique, opération à chaque génération recommencée et à chaque génération renouvelée, constitue d’une manière générale l’opération même de la civilité humaine, il nous est aussi bien loisible de considérer que cette civilité aura elle-même, dans la plupart des cas historiques, manqué à sa dimension politique possible. Et c’est ainsi du reste que peut s’entretenir le malaise dans la technique.
J’ai appris récemment, en écoutant une conférence de l’économiste Geneviève Azam(15), que la constitution d’un marché pouvait être corrélée à la privatisation d’un savoir-faire, c’est-à-dire – je traduis – en ôtant à ce savoir-faire de la disponibilité et de l’accessibilité (ce processus se trouve aujourd’hui en étroite correspondance avec la « politique » des brevets et le découragement de la recherche opérée dans un esprit public), c’est-à-dire encore – seconde traduction – en épargnant ce savoir de telle sorte qu’on se trouve en état de marchander son offre à quiconque viendrait le demander. « Épargner », ici, cela veut dire « mettre de côté », « réserver », « limiter dans l’accès ». C’est aussi « privatiser », « retirer du public ». En ces deux registres de signification il y a « économie » et dans l’ensemble, « capitalisation », constitution d’un capital de technique. Curieusement toutefois, ce capital ne s’entend pas tout à fait comme tout à l’heure, lorsque je traitais de la transmission des dépôts générationnels. Celui-là implique de fermer les accès, ceux-ci sont là pour être ouverts. Je crois bien toucher ici à la difficulté majeure de toute culture technique qu’évoquait Gibert Simondon et qu’il n’a peut-être pas lui même assez envisagée. La compréhension en extension de cette culture ne peut pas ne pas se heurter à l’économie de type capitaliste que je viens d’évoquer. C’est là encore un paradoxe, et non le moindre pour qui pense, dans le courant des idées dominantes, que le capitalisme se lie à une immense poussée technique. Et c’est vrai qu’il y a poussée. Mais c’est une poussée qui progresse dans un seul sens, celui de l’accumulation du capital, accumulation qui implique elle-même de contraindre les accès aux positions opérationnelles et de restreindre la créativité technique d’un grand nombre. Dès lors que « nous » – nous à parts égales – nous raisonnons sur la question de la civilité technique de l’humanité, nous ne pouvons pas ne pas espérer un autre progrès que celui-là, moins lourd en capital privatisé, mais plus varié et plus ouvert.
———————-
(1) STIEGLER Bernard, La technique et le temps, 3 : le temps du cinéma, Paris, Galilée, 2001, p. 317.
(2) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 295.
(3) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 295.
(4) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 282.
(5) STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 300.
(6) On trouvera une explicitation et une analyse approfondies de ce problème dans un livre qui compte pour B. Stiegler : BECK Ulrich, La société du risque, 1986, trad. Laure Bernard, Paris, Flammarion, 2001.
(7) AUBENQUE Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, 1963, ré-éd. PUF, 2009.
(8) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 278.
(9) STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 279..
(10) Cité in STIEGLER Bernard, op. cit ; p. 279.
(11) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 286.
(12) STIEGLER Bernard, op. cit., p. 278.
(13) DERRIDA Jacques, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 86.
(14) AGAMBEN Giorgio, La puissance et la gloire, Paris, Seuil, 2008.
(15) AZAM Geneviève, http://www.dailymotion.com/video/x8rxrj_du-processus-de-bologne-a-la-l-r-u_news
recevoir la newsletter
INDEX
A
Maxime Actis - Emmanuel Adely - Norman Ajari - Philippe Aigrain - Conrad Aiken - Anne-Marie Albiach - Will Alexander - Mohamed Amer Meziane - Adil Amimi - Jean-Loup Amselle - Florence Andoka - Amandine André - Antonin Artaud - Bernard Aspe - Alexis Audren - Patrizia Atzei
B
Francis Bacon - Alain Badiou - Jean-Christophe Bailly - Aïcha M’Barek - Gil Bartholeyns - Bas Jan Ader - Fabiana Bartuccelli - Georges Bataille - Jean Baudrillard - Nacera Belaza - Mathieu Bellahsen - Mustapha Benfodil - Fethi Benslama - Tal Beit-Halachmi - Mehdi Belhaj Kacem - Véronique Bergen - Augustin Berque - Jérôme Bertin - Elizabeth Bishop - Sean Bonney - Maurice Blanchot - Michel Blazy - Max Blecher - François Bon - Christophe Bonneuil - Erik Bordeleau - Hélène Bordes - Oscarine Bosquet - Dominique Boivin - Patrick Bouchain - Brassaï - Alain Brossat - Mathieu Brosseau - Judith Butler
C
Valérie Cabanes - Romain Candusso - Anna Carlier - Nicolas Carras - Jean-Philippe Cazier - Elisa Cecchinato - Boris Charmatz - Max Charvolen - Ronan Chéneau - Sonia Chiambretto - Pierre Chopinaud - Gilles Clément - Lambert Clet - Daniela Cerqui - Yves Citton - Emanuele Coccia - Benjamin Cohen - Danielle Collobert - Muriel Combes - Alain Condrieux - Mona Convert - Volmir Cordeiro - Sylvain Courtoux - Martin Crowley - Jean Paul Curnier
D
Abdelkader Damani - Eric Darsan - Jodi Dean - Justin Delareux - Raphaëlle Delaunay - Gilles Deleuze - Fabien Delisle - Christine Delphy - Philippe Descola - Vinciane Despret - Gérard Dessons - Hafiz Dhaou - Georges Didi-Huberman - Catherine Diverres - Daniel Dobbels - Elsa Dorlin - Christoph Draeger - Florent Draux - Olivier Dubois - Frédéric Dumont - Raphaël Dupin - Vincent Dupont - Marguerite Duras - Isabelle Duthoit
E
Fred L'Epée - eRikm - Jean-Michel Espitallier - Félix Boggio Ewanjé-Epée
F
Frantz Fanon - Eric Fassin - Héla Fatoumi - Claude Favre - Oliver Feltham - Denis Ferdinande - Thomas Ferrand - Federico Ferrari - Michel Foucault - Benjamin Fouché - Jean-Baptiste Fressoz
G
Jérôme Game - Liliane Giraudon - Dalie Giroux - Jean-Luc Godard - Julien Gosselin - Douglas Gordon - Sophie Gosselin - David gé Bartoli - David Graeber - Lisbeth Gruwez - Johan Grzelczyk - Félix Guattari - Frédérique Guetat Liviani - Maël Guesdon - Pierre Guyotat
H
Emilie Hache - Catherine Hass - Ian Hatcher - A.C. Hello - Gabriel Henry - Bernard Heidsieck - Hassania Himmi - Benjamin Hollander - La Horde d’or - Angélique Humbert - Pierre-Damien Huyghe
I
Charlotte Imbault - Wolfgang Iser - Taoufiq Izeddiou
J
Philippe Jaffeux - Anselm Jappe - Laurent Jarfer - Emmanuèle Jawad - Meyrem Jazouli - Adnen Jdey - Paul Jorion - Alain Jugnon - Barbara Jovino
k
Maria Kakogianni - Richard Kalisz - Anne Kawala - Mizoguchi Kenji - Rina Kenović - Razmig Keucheyan
L
Philippe Lacoue-Labarthe - Geoffroy de Lagasnerie - Virginie Lalucq - Eric Lamoureux - Josée Lapeyrère - Karl Laquit - Bruno Latour - Emmanuel Laugier - Céline Laurens - Christine Lavant - Maurizio Lazzarato - Noémi Lefebvre - Joëlle Léandre - Pascal Le Gall - Franck Leibovici - Fabienne Létang - Marius Loris - Michel Lussault
M
Marielle Macé - Stella Magliani-Belkacem - Hamid Ben Mahi - Boyan Manchev - André Markowicz - Jean-Pierre Marquet - Jean-Clet Martin - Valérie Masson-Delmote - Philippe Maurel - Béatrice Mauri - Marc Mercier - Juliette Mézenc - Olga Mesa - Etienne Michelet - Jacques-Henri Michot - Antoine Miserey - Ossama Mohammed - Marie-José Mondzain - Jacques Monory - Marlene Monteiro Freitas - Bernardo Montet - Emmanuel Moreira - Yann Moulier Boutang - Dorothée Munyaneza - Natacha Muslera
N
Mathilde Nabias - Jean Luc Nancy - Stéphane Nadaud - Nathanaël - Frédéric Neyrat - Vaslav Nijinski - Nimrod - Kettly Noël - Nox - Stephane Nowak
O
Gaëlle Obiégly - Yoko Ono - F.J Ossang - Bouchra Ouizguen - Kenny Ozier-Lafontaine
P
Giulia Palladini - Arnaud des Pallières - Pier Paolo Pasolini - Charles Pennequin - Marc Perrin - Vivian Petit - Jean-Daniel Pollet - Mathieu Potte-Bonneville - Frédéric Pouillaude - Plinio Walder Prado - Myriam Pruvot
Q
Marie de Quatrebarbes - Fanny Quément - Philippe Quesne - Nathalie Quintane
R
Walid Raad - Josep Rafanell i Orra - Yvonne Rainer - Jacques Rancière - Matt Reeck - Alexandre Roccoli - Cécile Richard - Denis Roche - Gwenola Ricordeau - Nicholas Ridout - Jacob Rogozinski - Willy Rousseau - Agnès Rouzier
S
Maxime Sacchetto - Olivier de Sagazan - Catérina Sagna - Carolina Sanin - Connie Scozzaro - Esther Salmona - Julie Sas - Gaby Saranouffi - Olivier Sarrouy - Thierry Schaffauser - Ryoko Sekiguchi - Kit Schluter - Carlo Sévéri - Hooman Sharifi - Vicky Skoumbi - Albertine Simonet - Frank Smith - Olivier Smolders - Noé Soulier - Camille Sova - Spinoza - Isabelle Stengers - Sacha Steurer - Bernard Stiegler - Ceija Stojka - Michel Surya
T
Olivia Tapiero - Louis-Georges Tin - Benoît Toqué - Yannick Torlini - Vladeck Trocherie
V
Guido Van der Werve - César Vayssié - Laura Vazquez - David Vercauteren - Marie Juliette Verga - Jérôme Vidal - Thomas Vinau
W
Laura Waddington - Sophie Wahnich - Anders Weberg - We insist
Z
Christian Zanesi - Alexis Zimmer - Nicolas Zurstrassen
-----------------------
Images
Khalik Allah - Nathalie Blanchard - Anael Chadli - Sylvain Couzinet Jacques - Alexis Delanoue - Clémentine Delahaut - Jean Frémiot - Max Kuiper - Gaétane Laurent-Darbon - Sheena J-Galan - Kenny Ozier-Lafontaine - Alice Lewis - Saadi My Mhamed - Maya Paules - Armine Rouhani - François Santerre - Alessandra d'Urso - Nicolas Vermeulin - Sadie von Paris