C’est un certain événement que cette publication, pourtant passée complètement inaperçue dans le vortex éditorial actuel. Il convient de saluer dans un premier temps le travail discret mais essentiel des éditions L’arachnoïde, mené passionnément et sans compromission depuis maintenant plus de vingt ans par Olivier Cabière. Cette maison cherche sans relâche à tisser des liens entre la deuxième vague surréaliste de l’après-guerre et certains écrivains contemporains, poursuivant en cela l’esprit des éditions Le Soleil noir de Francois Di Dio.
Mais cette publication aurait été impossible sans le travail considérable de recherche et d’annotation de Billy Dranty, poète associé depuis ses débuts à une autre maison d’édition tout aussi exigeante, les éditions Fissile, et qui a déjà œuvré, ces dernières années, à l’édition critique de la correspondance croisée et inédite de René Daumal et Léon Pierre-Quint (Ypsilon, 2013), à celle, pour la première fois réunie, de Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal (Ypsilon, 2015), ainsi qu’à celle des Correspondances croisées de Richard Weiner avec les poètes du Grand Jeu (en collaboration avec Erika Abrams, Fissile, 2019). C’est une publication heureuse pour la reconnaissance de l’œuvre de Max Blecher (1909-1938) dont la puissance visionnaire et hallucinatoire peut se situer sans rougir dans le sillage de celles de Robert Walser, Franz Kafka, ou encore de Bruno Schulz. Les éditions Maurice Nadeau – lui-même le premier à avoir publié Blecher en France, chez Denoël, en 1973 – n’ont toujours pas réédité son œuvre complète en quatre volumes comme cela avait pourtant été annoncé. Les éditions de l’Ogre, en republiant en 2015, en un volume, les deux livres les plus connus de Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate et Cœurs cicatrisés, avaient contribué à sortir de l’oubli leur auteur, dont la correspondance générale reste inédite en français. Avant de rentrer plus avant dans ces lettres, il convient de contextualiser quelque peu cet échange entre Max Blecher et Pierre Minet (1909-1975), poète et figure du Grand Jeu. En 1928, Blecher renonce à ses études de médecine entamées à Paris après que l’on lui diagnostique le mal de Pott – une forme de tuberculose de la colonne vertébrale dont il ne guérira pas – qui l’oblige à partir se soigner à Berck, ville sanatorium, où les malades dans des corsets en plâtre se promènent allongés sur des voitures à cheval. Pierre Minet contracte à la même époque une tuberculose osseuse de la hanche, et les deux écrivains se rencontrent à Berck, en 1930. La correspondance s’établit entre les deux hommes, émaillée de rencontres au gré des allers et retours de Pierre Minet entre Paris et Berck pour se faire soigner – et avant le retour définitif de Blecher pour la Roumanie, en 1932. Nous n’avons ici que les lettres de Blecher, mais l’amitié, la complicité et la profonde estime de l’un pour l’autre transpirent à chaque page, en dessinant un portrait en creux de Minet, fidèle et généreux. Une postface intitulée « Les amis immobiles » apporte une présence supplémentaire au correspondant absent, en donnant à lire des passages inédits de ses carnets et de ses correspondances dans lesquels il est question de Blecher.
La beauté de ces lettres tient à la sensibilité exacerbée de Blecher au monde. Ce malade professionnel souffre de ne pouvoir se séparer de son environnement : tout l’atteint immédiatement, et jusque dans ses impossibilités. Le monde est toujours tel qu’il le voit, sans possibilité de le changer ; il y est noyé jusqu’au coup. Or, la maladie déréalise ce rapport, en créant un décalage physique perpétuel entre être et ne pas être. Être à ce point malade, est-ce encore être ?
Spectateur exclu du monde par son corps, le poète s’y engouffre par la pensée à n’en plus finir de se perdre. Semblant vivre dans un état d’idiotie, « Je serre les dents, je rigole, je regarde les feuilles des arbres », Max Blecher se retrouve incessamment coi devant le monde, hagard, sidéré, abasourdi, a-néanti, même devant les actions les plus simples de la vie quotidienne, comme, justement, écrire une lettre : « Je reste devant cette feuille de papier, je regarde mes doigts, je n’y comprends rien, je ne me demande rien, il ne s’allume rien ». Cet aveu d’ignorance ne se double pas d’un sentiment d’impuissance à vivre dans cette ignorance ; Blecher semble accepter de n’y rien pouvoir et de n’y rien vouloir, car le réel a déjà choisi pour lui : « Assurément, d’après ce que je sais, la vie de tous les jours est désespérément stupide et bête, mais je ne la connais pas ! »
Profondément désespéré, Blecher est aussi d’une lucidité éclatante, ce qui le fait supporter sans commune mesure un quotidien déceptif : « Et puis, si en la connaissant mieux, je lui trouve le même goût fade jusqu’à présent, ce n’est pas encore un motif de haïr Berck ? » L’auteur semble aimer profondément la laideur du monde, ce qui laisse penser la possibilité de sa sublimation : « vous pouvez voir les minuscules bateaux aux voiles comme des pétales et la mer qui change, qui est bistre, et claire et puis sale comme la lessive (on voudrait l’embrasser). » Blecher ne se résout pas à voir le réel tel qu’il est, dans sa tristesse irrémédiable. Sans aller bien sûr jusqu’à chercher une odeur de sainteté, un supplément d’âme essentialiste ou un « ascenseur » idéaliste, le sentiment d’exister semble parfois arasé, « sans sentiments » tout court, annihilé.
En réalité, la « vie que je ne comprends pas » semble être tout de même le sentiment préalable à un étonnement, à une stupéfaction qui n’est pas toujours si impuissante face aux manifestations du dehors, ne serait-ce que par les possibilités réflexives et créatives qu’elle concrétise. Blecher, animé d’une puissante énergie du désespoir, montre à quel point le désir de vivre s’accompagne nécessairement de son lot de souffrance, et qu’un certain bonheur n’est rendu possible que dans l’acceptation de la part maudite de toute existence vouée à la maladie et à la mort.
Le poète pourrait cependant reprendre à son compte la célèbre phrase de Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation : « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». Très concrètement, le bonheur ne semble venir que lorsque les souffrances physiques les plus extrêmes lâchent ce corps-martyr. La souffrance morale serait un pis-aller, mais le corps-martyr de Blecher lui fait rêver des scènes d’Épinal avec son ami Minet dans un parfum d’Eden, qui semblent bien déréalisantes à côté de la laideur de Berck. Reste que pour l’écrivain, il n’y a pas de méthode de la consolation : « votre souffrance est rouge ? ou votre souffrance est verte ? ou votre souffrance est en spirale ? ou ressemble-t-elle à une girafe ? » C’est une absurdité de définir cette souffrance, de la nommer, et la personnifier. Il faut la vivre, coûte que coûte, seule dignité, et dans le souci de l’écriture.
Pour autant, il ne s’agirait pas de céder au vertige de la fascination du vide ; dans « un désir de devenir autre », il faut veiller à « remplacer chaque instant perdu par un instant gagné », nous dit Blecher, réécrivant, dans une généalogie rimbaldienne dont les phrères simplistes se sont toujours réclamés, un « tenir le pas gagné ». L’amour comme l’amitié peuvent y aider, l’écrivain devenant à travers eux « celui qui devient moi-même et indistinct de moi-même » ; il perd alors son ego et se dissout dans la relation, même si s’installe dans le malheur « la seule réalité de laquelle je ne cherche plus à tirer que mon fil », cette solitude peuplée.
Blecher, d’une extrême acuité des sens, dont la maladie n’a fait que renforcer un état psychique singulier, naviguant déjà très jeune entre des expériences de dépersonnalisation et de déréalisation, est littéralement habité par le langage. Cette matière organique abolit pour lui les frontières entre dehors et dedans jusqu’à la synesthésie, comme peut nous le faire entendre et toucher ce passage : « Oui, je sens à présent le fluide de cet orchestre qui coule – que j’écoute avec une oreille intérieure, accueillante de sons et elle-même, il me semble, organe de musique. Je ne vois plus de différence entre la manière de dire une chose et le contenu de ces paroles, cela vient AINSI. » On retrouve dans ces lettres, grâce à cet à fleur de peau pourtant engoncé dans ses plâtres, un art de la description du banal, minutieux jusqu’à la transparence, fantastique jusqu’à la matérialisation concrète d’abstractions, qui éblouissait déjà dans les Aventures. Tout cela en étant toujours en deçà des choses, éphémère et décousu, plus encore que la matière même. Moins que soi-même et infiniment vivant.
Alexis Audren Max Blecher, Lettres à Pierre Minet, édition établie, annotée et postfacée par Billy Dranty, L’arachnoïde, 2019, 96 pages, 16 €.
Max Blecher, Lettres à Pierre Minet
C’est un certain événement que cette publication, pourtant passée complètement inaperçue dans le vortex éditorial actuel. Il convient de saluer dans un premier temps le travail discret mais essentiel des éditions L’arachnoïde, mené passionnément et sans compromission depuis maintenant plus de vingt ans par Olivier Cabière. Cette maison cherche sans relâche à tisser des liens entre la deuxième vague surréaliste de l’après-guerre et certains écrivains contemporains, poursuivant en cela l’esprit des éditions Le Soleil noir de Francois Di Dio.
Mais cette publication aurait été impossible sans le travail considérable de recherche et d’annotation de Billy Dranty, poète associé depuis ses débuts à une autre maison d’édition tout aussi exigeante, les éditions Fissile, et qui a déjà œuvré, ces dernières années, à l’édition critique de la correspondance croisée et inédite de René Daumal et Léon Pierre-Quint (Ypsilon, 2013), à celle, pour la première fois réunie, de Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal (Ypsilon, 2015), ainsi qu’à celle des Correspondances croisées de Richard Weiner avec les poètes du Grand Jeu (en collaboration avec Erika Abrams, Fissile, 2019). C’est une publication heureuse pour la reconnaissance de l’œuvre de Max Blecher (1909-1938) dont la puissance visionnaire et hallucinatoire peut se situer sans rougir dans le sillage de celles de Robert Walser, Franz Kafka, ou encore de Bruno Schulz. Les éditions Maurice Nadeau – lui-même le premier à avoir publié Blecher en France, chez Denoël, en 1973 – n’ont toujours pas réédité son œuvre complète en quatre volumes comme cela avait pourtant été annoncé. Les éditions de l’Ogre, en republiant en 2015, en un volume, les deux livres les plus connus de Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate et Cœurs cicatrisés, avaient contribué à sortir de l’oubli leur auteur, dont la correspondance générale reste inédite en français.
Avant de rentrer plus avant dans ces lettres, il convient de contextualiser quelque peu cet échange entre Max Blecher et Pierre Minet (1909-1975), poète et figure du Grand Jeu. En 1928, Blecher renonce à ses études de médecine entamées à Paris après que l’on lui diagnostique le mal de Pott – une forme de tuberculose de la colonne vertébrale dont il ne guérira pas – qui l’oblige à partir se soigner à Berck, ville sanatorium, où les malades dans des corsets en plâtre se promènent allongés sur des voitures à cheval. Pierre Minet contracte à la même époque une tuberculose osseuse de la hanche, et les deux écrivains se rencontrent à Berck, en 1930. La correspondance s’établit entre les deux hommes, émaillée de rencontres au gré des allers et retours de Pierre Minet entre Paris et Berck pour se faire soigner – et avant le retour définitif de Blecher pour la Roumanie, en 1932. Nous n’avons ici que les lettres de Blecher, mais l’amitié, la complicité et la profonde estime de l’un pour l’autre transpirent à chaque page, en dessinant un portrait en creux de Minet, fidèle et généreux. Une postface intitulée « Les amis immobiles » apporte une présence supplémentaire au correspondant absent, en donnant à lire des passages inédits de ses carnets et de ses correspondances dans lesquels il est question de Blecher.
La beauté de ces lettres tient à la sensibilité exacerbée de Blecher au monde. Ce malade professionnel souffre de ne pouvoir se séparer de son environnement : tout l’atteint immédiatement, et jusque dans ses impossibilités. Le monde est toujours tel qu’il le voit, sans possibilité de le changer ; il y est noyé jusqu’au coup. Or, la maladie déréalise ce rapport, en créant un décalage physique perpétuel entre être et ne pas être. Être à ce point malade, est-ce encore être ?
Spectateur exclu du monde par son corps, le poète s’y engouffre par la pensée à n’en plus finir de se perdre. Semblant vivre dans un état d’idiotie, « Je serre les dents, je rigole, je regarde les feuilles des arbres », Max Blecher se retrouve incessamment coi devant le monde, hagard, sidéré, abasourdi, a-néanti, même devant les actions les plus simples de la vie quotidienne, comme, justement, écrire une lettre : « Je reste devant cette feuille de papier, je regarde mes doigts, je n’y comprends rien, je ne me demande rien, il ne s’allume rien ». Cet aveu d’ignorance ne se double pas d’un sentiment d’impuissance à vivre dans cette ignorance ; Blecher semble accepter de n’y rien pouvoir et de n’y rien vouloir, car le réel a déjà choisi pour lui : « Assurément, d’après ce que je sais, la vie de tous les jours est désespérément stupide et bête, mais je ne la connais pas ! »
Profondément désespéré, Blecher est aussi d’une lucidité éclatante, ce qui le fait supporter sans commune mesure un quotidien déceptif : « Et puis, si en la connaissant mieux, je lui trouve le même goût fade jusqu’à présent, ce n’est pas encore un motif de haïr Berck ? » L’auteur semble aimer profondément la laideur du monde, ce qui laisse penser la possibilité de sa sublimation : « vous pouvez voir les minuscules bateaux aux voiles comme des pétales et la mer qui change, qui est bistre, et claire et puis sale comme la lessive (on voudrait l’embrasser). » Blecher ne se résout pas à voir le réel tel qu’il est, dans sa tristesse irrémédiable. Sans aller bien sûr jusqu’à chercher une odeur de sainteté, un supplément d’âme essentialiste ou un « ascenseur » idéaliste, le sentiment d’exister semble parfois arasé, « sans sentiments » tout court, annihilé. En réalité, la « vie que je ne comprends pas » semble être tout de même le sentiment préalable à un étonnement, à une stupéfaction qui n’est pas toujours si impuissante face aux manifestations du dehors, ne serait-ce que par les possibilités réflexives et créatives qu’elle concrétise. Blecher, animé d’une puissante énergie du désespoir, montre à quel point le désir de vivre s’accompagne nécessairement de son lot de souffrance, et qu’un certain bonheur n’est rendu possible que dans l’acceptation de la part maudite de toute existence vouée à la maladie et à la mort.
Le poète pourrait cependant reprendre à son compte la célèbre phrase de Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation : « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». Très concrètement, le bonheur ne semble venir que lorsque les souffrances physiques les plus extrêmes lâchent ce corps-martyr. La souffrance morale serait un pis-aller, mais le corps-martyr de Blecher lui fait rêver des scènes d’Épinal avec son ami Minet dans un parfum d’Eden, qui semblent bien déréalisantes à côté de la laideur de Berck. Reste que pour l’écrivain, il n’y a pas de méthode de la consolation : « votre souffrance est rouge ? ou votre souffrance est verte ? ou votre souffrance est en spirale ? ou ressemble-t-elle à une girafe ? » C’est une absurdité de définir cette souffrance, de la nommer, et la personnifier. Il faut la vivre, coûte que coûte, seule dignité, et dans le souci de l’écriture.
Pour autant, il ne s’agirait pas de céder au vertige de la fascination du vide ; dans « un désir de devenir autre », il faut veiller à « remplacer chaque instant perdu par un instant gagné », nous dit Blecher, réécrivant, dans une généalogie rimbaldienne dont les phrères simplistes se sont toujours réclamés, un « tenir le pas gagné ». L’amour comme l’amitié peuvent y aider, l’écrivain devenant à travers eux « celui qui devient moi-même et indistinct de moi-même » ; il perd alors son ego et se dissout dans la relation, même si s’installe dans le malheur « la seule réalité de laquelle je ne cherche plus à tirer que mon fil », cette solitude peuplée.
Blecher, d’une extrême acuité des sens, dont la maladie n’a fait que renforcer un état psychique singulier, naviguant déjà très jeune entre des expériences de dépersonnalisation et de déréalisation, est littéralement habité par le langage. Cette matière organique abolit pour lui les frontières entre dehors et dedans jusqu’à la synesthésie, comme peut nous le faire entendre et toucher ce passage : « Oui, je sens à présent le fluide de cet orchestre qui coule – que j’écoute avec une oreille intérieure, accueillante de sons et elle-même, il me semble, organe de musique. Je ne vois plus de différence entre la manière de dire une chose et le contenu de ces paroles, cela vient AINSI. » On retrouve dans ces lettres, grâce à cet à fleur de peau pourtant engoncé dans ses plâtres, un art de la description du banal, minutieux jusqu’à la transparence, fantastique jusqu’à la matérialisation concrète d’abstractions, qui éblouissait déjà dans les Aventures. Tout cela en étant toujours en deçà des choses, éphémère et décousu, plus encore que la matière même. Moins que soi-même et infiniment vivant.
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