© Image Alexandre Roccoli

Longing

Avec Longing – اﺍلﻝتﺕوﻭقﻕ, Alexandre Roccoli poursuit l’exploration appliquée des danses de transformation, des rituels scéniques, des danses de guérison, des danses collectives ; les différentes expressions sociales d’un continuum qui relie les corps à travers le temps et les espaces. Quelles sont les leviers de la résistance du corps ? Quelle est la bande-son intime vers laquelle l’humain tend l’oreille pour échapper aux bruits du monde, cet extérieur capable de confisquer son corps ?

Quelques minutes d’une vidéo enregistrant les mouvements du tisserand accueillent les invités qui seront ensuite guidés autour d’un ring de sable rouge. Deux humains attendent là, femme et homme, face à face. Chacun laisse échapper d’un poing serré un sable noir qui par nécessité physique crée au sol une ombre noire dont le centre reste vide. Immergés dans les bruits d’une mécanique de bois, debout dans les lumières – toujours réussies – de Séverine Rième qui se tamisent avant de blanchir, ils ne cessent d’agiter leurs doigts lorsque la main se trouve vidée.

L’un des premiers éléments lisible de la multitude de signes qui seront tissés tout au long de la pièce. Lors du travail en maison d’arrêt qui a précédé la représentation, les créateurs de Longing – اﺍلﻝتﺕوﻭقﻕ, ont pris attention aux zones de tension, aux gestes associés à la détention dans la main, fragment de corps symbole du faire et par extension de la création, prolongement manifeste de l’énergie du ventre. Lumière est faite, blanche, accompagnée de silence. L’instrumentiste-compositeur, Benoist Bouvot, s’installe derrière l’instrument créé par lui pour la pièce, métier à tisser sonorisé, percussions et cordes métalliques. Et l’interprète-chorégraphe, Malika Djarbi, frappe le sol de ses pieds avant de flouter les lignes de démarcation entre elle et les spectateurs disposés sur les quatre faces du ring.

Un instant il est possible de craindre que musique et danse jouent d’illustration, se soulignent l’une l’autre, perdant chacune leur force évocatrice. Pourtant il n’en sera rien. Toute la partition tissée entre ces deux expressions se construit en phasages et déphasages, décalages, déception de l’attente d’un unisson programmé. Dans sa réflexion incarnée autour du brouillage sémantique, sociologique et esthétique qui traitent des corps aliénés et des corps émancipés, Alexandre Roccoli fait émerger la dissociation comme élément dynamique et rythmique. Aux souffles archaïques qu’exhale la danse de Malika Djardi se juxtaposent la danse du DJ, figure sociale du maître de ballet en club, cette manière de marquer le temps de la nuque ou des épaules tandis que les mains se déplacent sur la table de mixage, navettes sur le métier à tisser [mixage, collage, samples, boucles, … ].

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© Image Alexandre Roccoli

Dans le réservoir de lenteurs et de fulgurances prises dans la toile de la répétition industrielles apparaissent des déformations et des ampleurs nouvelles, gagnées sur le territoire de danse. Cette répétition aliénante commune à la chaîne de montage, à l’atelier de tissage, au quotidien subi provoque des états proches de la catatonie. Accélérée et amplifiée, elle permet pourtant tout autant d’imprévisibles qu’une improvisation considérée émancipée. Le centre du carré vacille à force de croiser les diagonales. Il y a ici comme un air de sabbat, un concert d’échos autour des mains vivantes, des appuis solides et fuyants, de la tête qui oscille, des yeux devenus blancs, des changements de hauteur, de l’ouverture des bras. Parce que la transe se tisse. Parce que la connaissance des danses de guérison, de certaines danses curatives du sud de l’Italie et de la Sicile – comme la Tarentelle – ou des traditions rituelles Gnawa, amène une certitude : il y a une technique, une approche méthodique et séculaire de la transe, rite de transformation. Et le public s’hypnotise aux gestes de Malika Djarbi qui arpente un fragment d’univers.

Comme les femmes kabyles tisserandes qui appelaient la trame du tissu leur âme, la danseuse porte un paradoxe en elle : le mouvement contraint et maîtrisé apparaît comme irrémédiablement lié au mouvement qui traverse, renverse et déborde – à la transe qui agite le corps. Nous avons ici un corps qui s’appartient, qui mène sa transformation grâce à la précision de ses premiers gestes. La transe n’est pas possession.

Après le sol, les respirations, les pulsations du vivant, les torsions qui expulsent, les élévations, les chutes, les rebonds, les arrachements à la terre construits à partir de la plantes de pieds ; la cérémonie est menée à son terme. La main frappe le sol et dès lors le temps nécessaire pour retrouver la première maille de la trame est alloué à tous et à chacun.

Et l’on se sent privilégié d’avoir assisté à une dé-monstration virtuose. La bande-son et la danse suivent les mêmes règles de composition : rigueur et formes libres, chambre à échos temporelle et géographique, souffle archaïque jamais poussiéreux. Des traditions méditerranéennes aux clubs berlinois, de la mécanique à l’intuition sensible, Longing – اﺍلﻝتﺕوﻭقﻕ, parvient à ouvrir l’espace aux cohortes dansantes, aux travailleurs et aux prisonniers. Benoist Bouvot, Malika Djarbi et Alexandre Roccoli parviennent à soutenir tout à la fois l’émotion intellectuelle provoquée par une belle idée et la force implacable de l’incarnation. Comme un manifeste.

Marie Juliette Verga

//////////////////////////////// AUTRES DOCUMENTS

Isao, photographie My Mhamed SaadiIsao
Chorégraphie : Bernardo montet, Gaby Saranouffi
interprétation : Gaby Saranouffi
Lumière : Laurent Matignon
Musique : Pascal Le gall
La scène est plongée dans le noir, en son centre se trouvent disposés deux tubes fluorescents. Les deux tubes lumineux perforent la nuit du plateau. Un passage qui vient déchirer la nuit. Une béance qui emporte tout du regard et qui au premier touché de l’oeil ne laisse que la danse des fluides lumineux. ( … lire la suite)

 

incantus © Bert Van HoogenbremptIncantus, Vincent Dupont
Entretien avec Vincent Dupont. Incantus chemine dans le sillage de la langue, du corps et de la lumière. Recherche d’un juste poids, une présence du corps qui ne soit pas écrasé, mais qui puisse nous paraître quand le danseur sent possible de se présenter.

 

 

© Nathalie BlanchardLe désoeuvrement chorégraphique
Entretien avec Frédéric Pouillaude. A l’origine de cet ouvrage – « Le désoeuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’oeuvre en danse » – il y avait pour le philosophe Frédéric Pouillaude, la tentative d’un discours philosophique sur la danse contemporaine. Très vite un constat s’est imposé : « l’incapacité de la philosophie et de l’esthétique à penser les pratiques chorégraphiques selon le régime commun de l’oeuvre ». Si la danse n’est pas absente des discours philosophiques, surtout depuis le XX° siècle, (Paul Valéry, Erwin Straus, Alain Badiou …) elle n’y est jamais présente au titre d’oeuvre.