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Le camp des manifestants

J’entrai dans un espace clos, sans doute un sous-sol, où d’abord des visages m’étaient familiers. Et subitement, je subissais une poussée sans cause apparente. Tous les corps des individus étaient enlevés à eux-mêmes par la force de cette poussée. Mes sens n’étaient pas prêts pour cette expérience. C’était un cauchemar. Lorsque je me réveillais, dans la nuit de dimanche à lundi, je pensai aussitôt à mardi dernier, le 14 juin. Les deux situations sont pourtant différentes.
Nous étions dans la rue. A l’angle de l’avenue des Gobelins et du boulevard de Port-Royal, des grilles sont érigées sur l’avenue, ainsi que sur les boulevards Arago et Saint-Marcel. En sorte que le carrefour n’en est plus un. A l’entrée du boulevard de Port-Royal, côté impairs, la police est en grand nombre. Côté pairs, tout autant. Il n’est pas 13h. Veut-on croire que la police à cet endroit, à ce moment, est au service de la protection des biens et des personnes ? Nous voyons qu’elle prépare une attaque contre les personnes manifestant en tête de cortège. De veilles conceptions s’incarnent dans la police. Elle imagine que la tête commande le corps et localise la pensée dans la tête. Ainsi, lorsqu’elle attaque la tête du cortège, peu après 13h, elle croit pouvoir détruire la pensée des manifestants et priver son corps de commandement. Par bonheur, nous ne pensons pas avec la tête, plutôt avec les pieds, ou bien le cœur, ou bien la gueule, c’est selon. En tous cas, les attaques de la police ont été agressives et brutales comme on ne les avait pas vues à Paris, – depuis combien de temps ? Par commodité, disons : ils, les agent au service de l’Etat, – la police, le journalisme, la justice. Ils voudraient détruire une certaine pensée, comme elle s’articule dans la rue entre les individus et les groupes d’individus, de façon anonyme et avec beaucoup de plasticité. Ils voudraient réduire cette pensée au néant pour déloger les corps d’eux-mêmes, de la place qu’ils occupent dans la rue, afin que nos corps n’aient plus aucune place où habiter sur terre, sinon dans l’espace domestique, enfermés (s’ils ne sont pas exclus de sa jouissance).
Veut-on croire que la torture s’exerce exclusivement sur les individus ? Et dans les lieux clos, dérobés au regard ? Elle s’exerce également sur les groupes d’individus, publiquement : sous le regard de tous justement, car être vue est un effet qu’elle vise. Alors, les charges de la police sont répétées et les tirs ne cessent pas. La police voudrait écraser l’espace qu’il nous faut pour nous orienter dans la rue et dans la pensée. Avec A., on s’est tenu les épaules. Cela ne nous protège pas. Simplement, nous apprenons à savoir nous tenir dans la rue. Car cela aussi s’apprend. Faut-il un re-dit ? Après qu’un homme s’est effondré, la nuque trouée, le groupe d’individus lui portant secours a été attaqué par la police sans délai : un homme frappé est tombé en sang, et des gaz sont jetés sur eux. Nous ne demandons pas réparation. Leur passion pour la destruction d’une tête, en l’existence de laquelle ils croient tant, les conduit à vouloir la couper en mille morceaux. L’opération de police ce jeudi est pourtant une foirade. Malgré les blessures. Malgré les emprisonnements. Si notre joie est divisée, elle ne bout pas moins. Ni nous ne rêvons, ni nous ne cauchemardons. Par où commence le corps des manifestants? Par la gueule ! Ils voudraient nous priver de tout rapport à l’espace et de toute possibilité de nous y orienter : la logique demande qu’ils inventent un camp pour les manifestants, afin d’interdire tout à fait nos mouvements.
A demain,

22 juin 2016