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Claude Lévi-Strauss : un anthropologue du passé ?

Texte extrait de L’anthropologue et le politique de Jean-Loup Amselle, ouvrage à paraître le 22 août 2012 aux Nouvelles éditions Lignes.

Deux ouvrages de Claude Lévi-Strauss, parus récemment, offrent une vision synthétique de son œuvre. Le premier (qui rassemble trois conférences inédites en français, prononcées devant un public japonais) constitue un bon résumé de sa pensée puisqu’il reprend les grands thèmes abordés au cours d’une longue carrière – la parenté, le rapport de l’homme à la nature, la diversité culturelle, les mythes, l’opposition entre sociétés « froides » et sociétés « chaudes » – éclairés par les questions très contemporaines posées par le sida, la génétique des populations et les mères porteuses(1). Le second (qui réunit des écrits épars sur le Japon auquel l’accès était devenu difficile) témoigne de la fascination de Lévi-Strauss pour ce pays qu’il estime abriter une culture symétrique et inverse de la culture occidentale, offrant peut-être, parce qu’elle représente le modèle d’une société hiérarchique, une alternative à cette dernière(2). Le Japon, identifié à son passé, est ainsi considéré, en raison même de son éloignement par rapport à l’Occident, comme la clé de la compréhension de notre histoire : « Pour qui aborde l’histoire non pas, si j’ose dire, par la face visible de la Lune – l’histoire de l’Ancien Monde depuis l’Égypte, la Grèce et Rome – mais par cette face cachée de la lune qui est celle du japonologue et de l’américaniste, l’importance de l’histoire du Japon deviendrait aussi stratégique que celle de l’autre histoire, celle du monde antique et de l’Europe des temps archaïques. » On aura reconnu là le paradoxe d’une pensée qui oscille constamment entre l’universalisme et le relativisme et qui, en raison de sa labilité, ne facilite pas l’analyse.

Claude Lévi-Strauss apparaît à travers ces deux livres, contradictoirement, comme le représentant d’une anthropologie passablement désuète mais, pour cette raison même, susceptible de continuer à séduire de larges secteurs de l’opinion. En effet, l’anthropologie a toujours consisté (et consiste encore) à produire du « primitif ». En la matière, Claude Lévi-Strauss s’y connaît, lui qui n’a pas hésité à cadrer ses portraits photographiques de Nambikwaras et de Bororos du Brésil de façon à en gommer les éléments de « modernité », tout comme, dans sa brève enquête sur les « ouvriers » japonais, il a ignoré les travailleurs de l’industrie au profit des seuls artisans et privilégié, dans son appréciation du pays, les régions rurales et montagneuses de l’intérieur aux zones côtières et industrielles. Sans y voir forcément une sorte de pétainisme intellectuel, cette vision du Japon est en phase avec une conception de l’anthropologie qui doit se consacrer prioritairement à l’étude des sociétés de petite taille, isolées, pratiquant la cueillette, la chasse et la pêche, des sociétés d’interconnaissance, donc « authentiques », en tout cas bien davantage que la société occidentale dont les effectifs infiniment plus nombreux nécessitent le recours à toute une série de médiations(3).

Les sociétés de chasseurs-collecteurs, auxquelles vont les préférences de Lévi-Strauss, seraient, dans une veine qui évoque également les travaux de Marshall Sahlins, des sociétés d’abondance(4). Les biotopes qui les accueillent fournissent en effet une gamme d’aliments riche et variée que leurs membres se procurent grâce à une faible quantité de travail – quelques heures par jour – bien moindre que celle consacrée par les ouvriers des sociétés industrialisées à leur subsistance. De ce point de vue, la révolution néolithique et son corollaire, la sédentarisation et le passage à l’agriculture, constitueraient une profonde régression, voire un « grand effondrement » puisqu’elles s’accompagneraient de l’exploitation de l’homme par l’homme, et surtout de la sujétion des femmes, et qu’elles entraîneraient de surcroît un appauvrissement de la gamme des aliments, avec la prédominance des glucides au détriment des protéines animales(5).

Mais, Lévi-Strauss va au-delà de cette simple déploration. Pour lui, les sociétés primitives actuelles ne sont pas seulement des survivances d’un stade révolu de l’histoire de l’humanité : elles ont choisi, en toute connaissance de cause, de rester en marge de l’histoire afin de continuer à jouir d’un état édénique. Force est donc de constater que l’auteur de Tristes tropiques fait de ces sociétés des sortes de sujets pensants, dotés, en quelque sorte, d’un libre arbitre. Les Indiens d’Amazonie, les Papous de Nouvelle-Guinée ou les Pygmées d’Afrique Centrale auraient pressenti les inconvénients majeurs de la modernité et surtout les conséquences funestes qu’entraînerait l’apparition de l’État, aspect amplement développé par celui qui fut un temps son disciple, Pierre Clastres(6). Ainsi, au-delà de la description objective de petites communautés exotiques, l’anthropologie posséderait une vertu normative, celle de nous indiquer les meilleurs modèles de société.

L’Histoire, selon Lévi-Strauss (qui s’oppose aux grands récits des Lumières), se traduit par un appauvrissement culturel : l’anthropologie devrait donc s’écrire « entropologie », en évocation du deuxième principe de la thermodynamique et de l’entropie – la dégradation au sein de systèmes clos(7). Si, au commencement de l’humanité, il existe un stock fini de cultures humaines, celui-ci se restreint au fur et à mesure de l’évolution, de sorte qu’il convient de procéder au sauvetage des cultures survivantes et, à cette fin, de mettre en œuvre des politiques visant à assurer la protection du « patrimoine culturel immatériel ».

Ce « primitivisme », qui consiste à « congeler » les cultures du monde, entretient des liens très étroits avec le mot d’ordre du maintien de la biodiversité. Il ignore l’historicité des cultures exotiques et les transformations internes et externes que celles-ci ont subies depuis leur apparition, notamment – mais pas exclusivement – sous l’impact de la colonisation. Même si ce déni d’historicité entre en contradiction avec certaines tendances plus récentes de la discipline, il conserve néanmoins son attrait pour nombre de philosophes et plus généralement pour les adeptes du « new age » qui voient, dans une « pensée sauvage » diffuse ou une anthropologie gardienne de la nature, l’alternative à un Occident perçu comme « fatigué » ou à un rationalisme jugé à bout de souffle.

(1). C. Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Le Seuil, 2011.

(2). C. Lévi-Strauss, L’Autre face de la lune. Ecrits sur le Japon, Paris, Le Seuil, 2011

(3). On aura reconnu là les thèses de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) dont Lévi-Strauss s’est toujours affirmé le disciple.

(4). M. Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976.

(5) Cf. dans la même veine, Jared Diamond, Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Folio- Essais, 2009.

(6). P. Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974.

(7). La meilleure critique de cet aspect de l’œuvre de Lévi-Strauss nous est donnée par Georges Balandier dans Anthropologiques, chap. IV, Tradition, conformité, historicité, Paris, Le Livre de poche, 1985 (1974), p. 203-215.

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L’anthropologue et le politique, ouvrage à paraître le 22 août 2012 aux Nouvelles éditions Lignes.

Jean-Loup Amselle évoque ici certains auteurs, et non des moindres, Lévi-Strauss notamment qui, dans une filiation primitiviste inspirée de Rousseau, croient trouver dans les sociétés primitives des remèdes à notre mal-être ou à notre désenchantement démocratique.

On pourrait s’étonner de voir un anthropo­logue placer sa discipline sous l’égide du politique – et non de la politique, encore que les deux domaines soient liés –, puisqu’il est censé s’occuper d’un objet lointain, par essence non- ou a- politique  : le sauvage, le primitif, le traditionnel, quel que soit le nom que l’on donne à l’altérité ou à l’alternative exotique. En effet, le sauvage en tant qu’autre absolu, peut apparaître comme une alternative à notre monde occidental fatigué, à notre démocratie frappée par la crise de la représentation. Et l’on évoquera ici tous les auteurs, et non des moindres, Lévi-Strauss notamment, qui, dans une filiation primitiviste inspirée de Rousseau, croient trouver dans les sociétés primitives des remèdes à notre mal-être ou à notre désenchantement démocratique. Ces auteurs voient ainsi dans la palabre africaine un substitut avantageux au vote qui, pour eux, à l’inconvénient de cliver le corps social. Dans la même veine, ils cherchent dans les chartes des empires ouest-africains médiévaux des éléments juridiques anticipant sur les droits de l’homme. Mais ce primitivisme, s’il appartient en propre aux anthropologues les plus conservateurs, n’épargne pas pour autant leurs collègues plus progressistes. Ainsi, la focalisation de Balandier sur la « situation coloniale » de l’Afrique dans les années 1950 ne l’a pas pour autant empêché de développer des vues extrêmement contestables et datées sur l’islam.

C’est en effet un déni d’historicité qui frappe la démarche anthropologique dans son ensemble puisque celle-ci s’est attachée à décrire et à analyser des « cultures » censées être demeurées immuables depuis l’aube des temps. Ce refus de l’histoire, et la dépolitisation qui l’accompagne, se manifeste également dans le domaine des langues et de l’art dans la mesure où ces entités sont considérées hors du temps et sont abstraites des relations qu’elles nouent les unes avec les autres. Le primitivisme interdit ainsi de saisir les réseaux qui expliquent la naissance et la disparition des langues ou encore d’appréhender les liens qui existent entre la représentation du corps sauvage et celle du corps ouvrier, par exemple. Enfin, ce livre ouvre sur la société française contemporaine puisqu’il s’efforce de montrer à l’œuvre ce phénomène de « culturalisation » de la vie politique, intervenu au cours du quinquennat de Sarkozy et qui s’est prolongé au cours de la dernière campagne présidentielle.

Jean-Loup Amselle est anthropologue. Il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et dirige les Cahiers d’études africaines. Il est, entre autres, l’auteur de L’ethnicisation de la France, Éditions Lignes, 2011 ; Rétrovolutions, Stock, 2010 ; L’Occident décroché, Stock, 2008 ; Branchements, Flammarion, 2001 ; Vers un multiculturalisme français, Flammarion, 1996. Il contribue régulièrement à la revue Lignes.