Gaëlle Obiégly écrit des livres. De la littérature. Aux éditions Verticales, elle a dernièrement publiée :
N’être personne
Mon prochain
Le musée des valeurs sentimentales

Mercredi 7 février elle était invité à Montévidéo pour une lecture de N’être personne suivie d’une discussion.

Entretien : Emmanuel Moreira

Extrait de N’être personne.

« Pour ma responsable, l’idéal serait de me surprendre en train de mal faire, comme ça elle ne se serait pas déplacé pour rien. Chaque fois qu’elle se manifeste, c’est avec son espoir mesquin. La pire des fautes, quand on est réceptionniste, consiste à se laisser aller à la subjectivité. Nous devons être aimable non pas selon un élan personnel mais de manière professionnelle, froidement. Ce n’est pas un métier difficile, on vous donne toutes les instructions. On vous affecte à un poste, vous n’êtes plus personne.
Vous lirez le cahier de consignes ainsi que la main courante dès le début de votre vacation. Auparavant vous aurez revêtu votre uniforme. Il est suspendu dans l’armoire mise à votre disposition. Vos cheveux doivent être propres et attachés. Vos ongles doivent être manucurés. Votre maquillage doit être discret. Vous porterez des collants couleur chair. Vous porterez des chaussures fermées. Dès votre arrivée sur le site vous signalerez votre présence à votre responsable. Votre prise de poste s’effectuera d’un appareil à fréquence vocale. Vous composerez votre code personnel. Vous serez ainsi enregistrée. Vos retards seront comptabilisés et occasionneront des retenues sur votre paie. Vous serez payé le 10 de chaque mois. Toutefois, vous pourrez demander un acompte qui vous sera versé le 25 du mois. Vous n’utiliserez pas le téléphone pour votre usage personnel. Vous n’utiliserez pas non plus votre téléphone personnel. Vous n’aurez aucune communication personnelle. Aucune manifestation de votre personne ne doit avoir lieu. Vous êtes tenue à la ponctualité et à la courtoisie et à l’effacement. Vos actes sont impersonnels et utiles à tous. Alors vous serez digne de louange. Vous serez une bonne travailleuse. Une réceptionniste de renom, ça n’existe pas. Mais une réceptionniste qu’on s’arrache, vous pourriez le devenir. A condition d’éradiquer votre individualité. Ce qui est individuel fait peur à la société qui doit réussir à faire travailler un maximum de gens. Tant qu’ils sont occupés à des opérations impersonnelles et utiles à tous, ils raisonnent peu. Nous, les entreprises, la société nous doit beaucoup. L’État sous-traite. Il est obligé, il ne peut pas occuper tous ses sujets. on glorifie le travail parce qu’il maintient l’ordre. Vous serez toujours aimable et disponible. votre dynamisme et votre discrétion renforceront l’image de marque de l’établissement. Vous serez l’image de la société. Vous ne proférerez aucun juron. Vous n’émettrez jamais de jugement négatif. Le moins possible de phrases avec négation. A l’individu qui pénètre dans les locaux de l’entreprise et prend place sur le canapé réservé aux clients vous direz : Je vous invite à sortir, monsieur. Ou madame, si l’individu est une femme. Vous identifierez l’individu suspect en un regard. Vous ferez confiance à vos capteurs personnels. Vous vous fierez à la peur que vous inspire l’individu suspect. Il fera naître en vous la terreur et la pitié. Vous saurez que vous êtes en présence d’un individu à expulser. Il ne devra pas pénétrer plus avant dans les locaux. Vous lui donnerez un peu d’eau et une madeleine. Vous veillerez à ce que soit approvisionné le stock de friandises et de bouteilles d’eau destinées à faire patienter les clients. Vous ferez le réassort. Avant de passer la commande aux fournisseurs, vous vérifierez bien les stocks, de manière à ce qu’il ne manque rien et qu’il n’y ait rien en surplus. Vous disposerez d’un tablier pour débarrasser les salles de réunion. A la moindre salissure de votre uniforme, vous serez tenue d’en changer. Vous disposerez de trois tailleurs qui auront été validés par le chef des services généraux de l’entreprise au sein de laquelle vous officiez. Il aura certainement choisi des tailleurs jupes de couleur rouge parce que c’est sexy et dynamique, un vêtement rouge. Vous n’entretiendrez pas de rapports amicaux avec les employés. Vous garderez la bonne distance. Vous passerez les consignes au personnel chargé du nettoyage. Vous vérifierez la ponctualité des femmes de ménage ou, plus rarement, des hommes de ménage. Vous contrôlerez leurs déplacements. Vous les inviterez à parler moins fort s’ils se mettent à chanter une mélodie de leur pays d’origine. Vous examinerez en leur présence les espaces qu’ils auront nettoyés. Vous donnerez votre accord. Ou bien vous les amènerez à redonner un petit coup. Ce faisant, vous n’abandonnerez pas votre poste. Vous serez particulièrement attentive aux premières heures du jour. C’est en effet à l’aube que se produiront les livreurs, les éboueurs, les ouvriers chauffagistes, les maçons, les agents de propreté, les Noirs, les fleuristes, les ascensoristes, les blanchisseuses, les techniciens de système de sécurité incendie, les pompiers, les jardiniers, les Philippines, les Haïtiens, les Ukrainiennes. Vous contrôlerez leur identité. Vous avez signé un contrat à durée indéterminée. Vous avez beaucoup de chance. Merci qui. Non, sérieusement, c’est vous qu’il faut remercier. D’avoir accepté avec une telle souplesse d’entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Le travail est la meilleure des polices. Le travail vous tient en bride. Nous parlons du labeur, de la journée pleine qui commence tôt dans les premiers trains. … « 

Gaëlle Obiégly, n’être personne. Éditions Verticales

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