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Les yeux d’A et le regard d’Orphée

Les yeux d’A, ouverts sur nous. Ils nous regardent, même si le regard ne nous est pas adressé. Pour qui est ce regard ? Pour une caméra, pour une machine qui ne la regarde pas puisqu’elle n’a pas de regard. C’est le regard adressé à personne, abandonné à une technique, à un support qui est en même temps un art de la mémoire, comme tout art l’a toujours été. L’art est cette gravure du regard sur la peau du monde, sur la matière de ce monde.

Le regard d’A est le regard de l’art, ce regard qui survie, qui nous parle d’une survivance qui nous précède et nous excède. Excédence du regard. Ouverture du regard sur le royaume des morts. Regard d’Orphée, comme le disait Blanchot.

Mais les yeux d’A sont seulement ses yeux.

Comme les yeux de cette femme qui en 140 av. J.-C., dans un Empire où tout se mêlait, se préparait à laisser ce monde, en lui laissant la seule chose qui ne le quitterait jamais : l’étonnante merveille de son regard. Yeux ouverts sur la démesure d’un monde qui ne sera jamais assez vu, qui ne pourra jamais entrer tout entier dans un regard, mais qui sera toujours disséminé dans une infinité de regards possibles, toujours dans les yeux de quelqu’un, d’un encore : n+1.

Yeux avides, yeux étonnés, yeux extatiques.

Mais ces yeux – cette apostrophe muette, comme l’appelle Jean-Christophe, qui s’abîme dans l’éternité, qui s’expose et nous expose à cet instant qui suspend le temps et reste à jamais suspendu – s’adressent aussi à nous. Ils nous regardent à la recherche d’une phrase qui puisse articuler le rythme de la vision, qui puisse montrer la césure du temps, l’instant où la parole exprime inexprimablement l’inexprimable, comme nous le disait, sans presque rien dire, dans les cafés de Strasbourg Philippe, qui, à son tour, reprenait tout ça de Wittgenstein.

C’est la persistance du regard, comme le diraient Boyan et Tomás; ce qui ne cesse pas de venir et de faire venir, de nous faire venir au monde. Et c’est cette persistance qui nous lie les uns aux autres, au-delà de toute différence. Nous, les derniers romantiques, romantiques sans généalogie, sans nostalgie et sans communauté.

Ces yeux qui un jour ont pleuré, affrontant le vide qui est devant tout regard, devant la mort que l’art qui les saisit leur montre sans mensonges, ces yeux pleureront encore et à jamais. Et les larmes qui couleront ne les rendront pas aveugles, au contraire elles leur permettront d’avoir une vraie vision, elles leur donneront à voir ce qui n’est pas de l’ordre de la vue, comme le disait Derrida, ce qui nous fait voir les uns aux autres, au-delà de tout cliché; qui nous lie d’une génération à l’autre, qui lie nos corps et nos pensées, les corps de nos pensées et nos corps qui pensent, en existant, en sortant d’eux pour entrer dans l’autre. Nos corps qui se pénètrent en se faisant pénétrer, sans aucune fusion ni aucune confusion. Compénétration des corps et des regards, des vies et des existences, des (formes de) vies, comme le dirait peut-être Frédéric et, avec des autres mots encore, Jean-Luc.

Laisser ces yeux, qu’ils puissent pleurer devant la merveille de ce monde, devant cette merveille, cette straziante meravigliosa bellezza del creato qui nous échappera, que nous perdrons enfin. Les yeux disparaitront avec nous, mais notre regard, notre regard d’Orphée sera encore là. Et c’est par là, par ce regard qui s’ouvre sur l’ouvert, sur l’extase de toute existence que tout recommencera, sans fin. Aussi, pour toi, qui nous regarderas un jour. Pour ceux qui viendront, comme nous sommes venus, même si, pour trop peu de temps, ici et maintenant.

“Et pleurer donnerait-il le change à ce que nous avions été si mal si moindre si peu ensemble ? Que non. Et si cela donnait le change cela ne ferait pas moins qu’ensemble reste à venir. Finalement. Même mal, même de travers, même en boitant, ensemble reste à venir. Ce serait un bon début.”

Federico Ferrari