Image > Clémentine Delahaut

Meeting

Mathilde Nabias

La place où se tient le meeting se remplit rapidement. Les entrées sont filtrées par un service d’ordre déterminé. Ils demandent de la même voix tranchante, Vos papiers. Leurs yeux observent le visage qui les leur tend, la photo, le visage encore, avant de poser une question aléatoire. La réponse importe moins que l’expression prise par le visage. Une fois le barrage d’entrée passé la foule est dirigée par le service d’ordre devant une scène centrale où s’affairent les techniciens. Entre la scène et le public, un espace d’environ deux mètres est recouvert d’un tapis LED produisant l’illusion d’un fossé.

Les enfants sont séparés de leurs parents et placés au premier rang. Le présentateur vedette aime dominer son public, mais il aime aussi les enfants. Un garçon de huit ans se retourne régulièrement en jetant des regards apeurés à l’assemblée qui se tient dans l’ombre. Sa mère et son père ont reconnu ses cheveux et essaient de lui faire signe. À côté de lui une gamine rousse attrape des gravillons sur le sol pour les faire rouler entre ses doigts. Sa mère n’est pas là, mais sa sœur l’a accompagnée. Elle est repartie après l’avoir embrassée et lui avoir dit soit sage, à tout à l’heure. La gamine gratte les aspérités de l’asphalte et sourit en voyant un grain briller. Elle tente de le récupérer avec son ongle.

D’un coup, les projecteurs s’allument. Au centre de la scène est disposé un tas de livres dont le titre inscrit en lettres noires est illisible depuis l’assemblée. Un projecteur rouge éclaire le côté droit de la scène, puis s’élance sur le sol pour désigner un chemin jusqu’au micro central. La lumière crue dissimule l’homme qui entre. C’est le présentateur vedette. Il a une carrure imposante, les cheveux blonds et longs, et une bouche épaisse avec la lèvre supérieure retroussée. Une dizaine de spots se tournent vers le public pour l’éblouir tandis que le présentateur se saisit du micro et pousse un magistral Bonsoir !! La foule amassée répond timidement. Sur les côtés il y a des miliciens. La gamine rousse voit des chiens dans les taches de son pantalon. Des petits chiens qui ont des oreilles courtes et pas vraiment de museau.

Sur la scène le présentateur vedette tient un des livres blancs dans ses mains, livre dont il dit qu’il est dangereux. Il fait le lien entre le livre et la ruine de tout le pays, ce qui fait craindre le pire à l’assemblée conciliante. Il pose le livre sur le pupitre et le regarde avec dégoût puis dit qu’il ne l’a pas lu, mais qu’il faut en avoir peur malgré tout. Il répète que tout le monde devrait avoir peur. Il parle des frontières que les gens s’autorisent à passer, et des gens qui n’aiment pas les frontières. Il craint véritablement la disparition des frontières, qui viendra plus vite qu’on ne le croit si les parents des enfants assis au premier rang lisent ce livre. Il ne dit pas si le livre dit la vérité.

Le service d’ordre se déplace tout autour de la scène en allant vite, ce qui provoque un peu d’agitation dans la foule mais aucun son. La seule voix est celle du présentateur vedette qui dit beaucoup de choses en très peu de temps. Ceux qui ont écrit le livre cherchent l’insurrection. Les frontières sont de moins en moins bien gardées. La liberté court un très grave danger. Les jeunes sont fragiles et influençables. Ce livre est dangereux, très dangereux.

Les projecteurs qui éclairent le présentateur changent de couleur. Sa voix devient grave quand il regarde les enfants du premier rang. Il les désigne car l’image de ces enfants doit permettre de comprendre que quelque chose de plus précieux encore doit être défendu. La défense de notre système économique est capitale. Et nos enfants doivent être protégés des dangers qu’ils encourent par ces idées nouvelles. Il regarde ensuite les parents pour leur rappeler qu’ils sont responsables, entièrement responsables. Il n’est ici que pour leur rappeler leur devoir. Il a la tête haute et il éructe car il sait que des traîtres se trouvent là sous ses yeux. Il connaît les statistiques. Il ne les remettra pas dans le droit chemin mais il fera craindre les indécis et il remplit sa mission avec sérieux.

Les enfants sont moins attentifs qu’au début, ils se balancent de droite à gauche, ils tapotent le sol avec leurs sandales. Certains les ont enlevées et se triturent les orteils avant de mettre leurs doigts dans la bouche. La gamine rousse aime de plus en plus le petit chien dans la tache de son pantalon. Elle fait d’autres taches avec son doigt depuis qu’elle a coincé un morceau de verre entre l’ongle et la pulpe de son index. Il y a juste assez de sang pour faire des taches sans avoir mal.

Le service d’ordre se déplace en escadron resserré pour bloquer l’accès du meeting à quatre jeunes portant des pancartes. Ils ont les yeux très brillants et ne sont pas dupes des phrases assertives du présentateur vedette. Leurs voix passent un instant par dessus le micro, mais les tonfas de l’ordre n’hésitent pas à frapper. Ils frappent d’abord sur les côtes, en mouvements brefs, mais les yeux des jeunes sont déterminés, alors les tonfas osent aller entre les jambes et au dessus des épaules. La détermination des jeunes à ce que leurs parents prennent conscience de leur aveuglement perd ses dents contre l’ordre établi, sans que cela ne fasse trop de bruit. À peine entend-on un gémissement lorsqu’une fille s’étale à terre, mais la voix du présentateur est puissante. La gamine rousse regarde les coups qui s’abattent sur la fille qui ressemble à sa sœur. Elle porte les mêmes chaussures, avec une grosse semelle et des lacets orange. Pendant ce temps sur la scène, le présentateur fait une grimace qui dit sa répulsion, mais aussi sa résistance, lorsqu’il élève le livre dangereux pour en montrer la face à l’assemblée. Il pense à profiter de l’incursion des jeunes à pancarte mais un signe inquiet de son assistante lui indique que l’incident n’est pas encore sous contrôle. Sa moue gênée laisse penser que la méthode employée par le service d’ordre est peut-être discutable et qu’il vaut mieux éviter d’attirer l’attention de la foule. Au premier rang, la gamine rousse se lève pour s’approcher des jeunes à pancarte. Elle met sa tête sur le sol pour être au même niveau que la tête qui ressemble à sa sœur. Elle tremble, appuie violemment son index ensanglanté entre ses jambes et se mord la lèvre inférieure pendant qu’une botte verte s’écrase sur la joue blanche d’une adolescente. Dans la bouche ouverte de l’adolescente il y a un trou sans dents, la gamine rousse passe sa langue sur ses incisives et se mord un peu plus fort la lèvre. Elle n’entend pas le présentateur vedette qui demande au public d’applaudir lorsqu’il promet que tant qu’il sera vivant, aucun jeune de son entourage ne s’approchera du livre dangereux. Il compare les lecteurs du livre et tous les révolutionnaires à des animaux féroces. La gamine entend saloperies de carnassiers pendant que la tête de sa sœur s’écrase une fois encore sur le sol, elle entend bêtes sans foi ni loi quand elle voit le sang s’écouler de la bouche, et peut-être chiens enragés au moment où ses yeux se révulsent et qu’elle tombe évanouie. La gamine rousse regarde alors sa sœur enlevée sur un brancard puis mise dans un fourgon noir avec les trois autres jeunes. L’un a le bras qui forme un angle bizarre, un autre se tient la jambe en gémissant, le dernier pleure, les mains menottées. Les gens les plus proches de l’entrée sont soulagés, un très léger soupir parcours l’assistance, le présentateur pense qu’il y a espace à prendre, que dans l’obscurité et la tension du spectacle personne n’a fait attention à l’âge des protestataires ni n’aura vu leur visage. Seule compte pour l’assistance la fin de la violence. Il fait alors remarquer que déjà les effets dévastateurs de ce livre dangereux se font sentir. Il s’inquiète de l’état dans lequel on retrouvera leurs quartiers si on laisse faire. Leurs quartiers qui ne bénéficient pas encore du même niveau de protection que les meeting du Siège. Les poings fermés et les bras hauts, il affirme l’importance de leur adhésion totale dans la lutte contre la diffusion des idées insurrectionnelles. Le service d’ordre, qu’il n’oublie jamais de remercier se tient au garde-à-vous. Il lance un regard reconnaissant vers ceux qui garantissent la liberté de se réunir pour lutter contre d’autres libertés inacceptables.

La gamine rousse a toujours le visage sur le sol. Avec son doigt blessé elle a fait une tache énorme sur son pantalon, là où elle voyait un petit chien. Elle entend en boucle les mots du présentateurs, bêtes sans foi ni loi, saloperies de carnassiers, chiens enragés, et se recroqueville sur elle-même, elle a peur.

Texte > Mathilde Nabias
image > Clémentine Delahaut


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