Mercier, Camier & Isidore

Méthodologie du spectre

Une lecture de la première scène de Hamlet à partir du Spectres de Marx de Jacques Derrida.

L’attente – La première scène de Hamlet est le commencement de quelque chose ; tout commence par l’attente d’une apparition. Marcellus et Bernardo rendent compte de ce qu’ils ont vu les nuits passées, par deux fois. Ayant vu ce qu’ils ont vu, ils considèrent que ça existe, et que ça peut apparaître. Horatio, lui, n’a pas vu ce qu’ils ont vu. Pour Horatio, ce qu’ils ont vu ne se montrera pas, car ce qu’ils prétendent avoir vu n’est que l’exposition d’une rêverie. Afin de rendre à ce qui est – qu’il a vu -, ainsi qu’à son propos sa teneur de vérité, Bernardo témoigne. Mais, avant qu’il n’achève son témoignage, voilà que ce qui était attendu arrive.

La manifestation – Tout s’ouvre alors dans l’imminence d’une ré-apparition, mais d’une ré-apparition qui, paradoxalement, se manifeste pour la première fois dans la pièce. Cette ré-apparition s’instaure en réalité, dans le texte : « Enter the ghost », « re-enter the ghost ». Aussi est-elle éprouvée par les trois protagonistes. En tant que le spectre est toujours un revenant dont on ne pourrait contrôler les allées et venues, cette ré-apparition est spectrale. Le spectre en effet, commence par revenir. Avec la manifestation du spectre s’instaure une nécessité nouvelle, et partagée. Il ne s’agit plus de croire ou non au spectre, ni de convaincre Horatio de son existence, mais plutôt de répondre de cette manifestation ; c’est dans l’urgence que les trois protagonistes se voient intimés de percer à jour, malgré la nuit, ce qu’est ce spectre – « qui il est » – et ce que ce qu’il est signifie.

L’identification – Ce désir d’identification partagé – ce « qui il est » – amène Bernardo à dire de ce qui apparaît qu’il est semblable au défunt roi Hamlet, ce que ses compagnons acquiescent.  Outre le fait que cette identification partagée du spectre éjecte toute équivocité potentielle, elle soutient consensuellement l’implication du pouvoir politique à même la vision. Néanmoins, nous dit Derrida, ce consensus ne saurait achever la nature du spectre. Car, le spectre est une incorporation paradoxale : quand bien même apparaît-il sous une certaine forme phénoménale, il reste innommable en son tout. Le spectre, oui, est ; il n’est cependant qu’en partie. D’un autre côté, le spectre devient. Il est tant phénoménal que virtuel. En tant qu’il embrasse ces deux dimensions, le spectre n’est pas seulement.

L’appréhension – Pour ajuster la parole à la vision, Horatio a été convoqué. Face à ce qui apparaît, Horatio fera office de tiers. Ce rôle lui revient parce qu’il est un savant, un « scholars » nous dit Marcellus, et qu’il bénéficie donc d’une certaine intelligence et d’une bonne expression. Plus loin, Marcellus demandera à Horatio de questionner la chose. Dans toute cette première scène, Horatio parlera beaucoup au spectre. Mais, de sa parole n’émergera qu’une question : « Qui es-tu (…) ? ». Cette question attend une réponse affirmant ou infirmant l’identification présupposée par les protagonistes. Cette question, proférée par Horatio, est suivie d’un commandement : « Parle, je te l’ordonne ! ». À ce commandement, le spectre ne répond pas. Horatio réitère le commandement, juste avant que le spectre ne disparaisse : « je te l’ordonne, parle ! ». L’appréhension du spectre par Horatio le savant en passe donc par une question – « Qui es-tu ? » – et la profération d’un commandement – « Parle ».

Se laisser conduire – Dressons maintenant un parallèle à ce « Qui es-tu ? ». Dans la cinquième scène du premier acte, Hamlet demande au spectre  : « Où me conduis-tu ? ». C’est le sens que Hamlet invoque. Avec son « Qui es-tu ? », Horatio est pris dans l’attente d’une confirmation qui, restant sans réponse, l’amène à devenir impatient et violent vis-à-vis d’un spectre muet. Ce n’est pas le cas de Hamlet, qui n’attend nulle confirmation. Au « Où me conduis-tu ? » de Hamlet, le spectre lui commandera de se conduire vers la rectification du passé, vers la rectification d’une antériorité dont sa présence marque la blessure. La vérité portée par le spectre se tiendrait moins dans son être qu’il s’agirait seulement d’identifier que dans ce qui, de lui, de l’antériorité d’où il parle, appelle à être rectifié.

L’interprétation – Dans le spectre, Horatio perçoit l’annonce de bouleversements pour le pays. Il fait part de cette interprétation à Marcellus et Bernardo, ses compagnons. Marcellus demande alors, à qui peut lui répondre – car il ne s’adresse directement ni à Horatio ni à Bernardo -, une série de « pourquoi » ; ces « pourquoi » rendent compte de l’inquiétude qu’il éprouve quant au devenir du Danemark, en pleine déchéance. Horatio répond spontanément à sa série de « pourquoi ». Dans sa réponse, il dit comprendre la « cause principale », la « raison », l’ « origine » de telles perturbations dans le pays. Il rabat ces perturbations à l’histoire, rappelant qu’au seuil de la chute de César, les citoyens romains entendirent et virent les « mêmes » signes d’évènements terribles que ceux par lesquels le Danemark est actuellement traversé. L’histoire serait donc, toujours, traversée par des césures qui mèneraient les règnes à leur fin et au commencement de nouveaux. Les signes – visibles et audibles – de ces fins seraient les mêmes, de tout temps. Vers la fin de la scène, le chant du coq retentit juste avant que le spectre ne disparaisse, encore. Horatio tient alors le chant du coq comme la preuve de son interprétation du spectre. Le spectre n’apparaîtrait que la nuit venue, et disparaîtrait – tressaillant « comme un coupable » – lorsque s’éveille le dieu du jour. Le spectre serait donc cette nuit qui désintègre le pays, mais se laisse relever par le jour prochain. Si l’interprétation du spectre proposée par Horatio nous rappelle la conception hégélienne de l’Histoire, c’est parce que le « même » concède les signes en question à un esprit, et qu’ainsi, une autonomisation de l’esprit comme Histoire est possible. Or, avec Derrida, nous soutenons que le spectre n’est pas égal à l’esprit. Le propre du spectre se concentre dans sa manière de faire retour au corps, mais à un corps plus abstrait que jamais. Le spectre trouve sa manière dans un corps artéfactuel, prophétique ; un corps qui incarne des idées, des pensées, des injonctions. Il revient à ceux qui appréhendent convenablement le spectre de le faire exister en tant que corps.

Se destiner – Le spectre refuse sa parole à Horatio. Eu égard à ce refus, Horatio reconnaît la limite à laquelle son interprétation est confrontée. Horatio et ses deux compagnons comprennent alors le rôle qu’il leur revient d’endosser : le rôle de rapporteurs. Leur « devoir » et leur « affection » exige d’eux qu’ils rapportent à Hamlet ce qu’ils ont vu, car ils supposent qu’à celui-ci – Hamlet fils – le spectre père parlera. Hamlet, dont le rôle est compris dès le début de la pièce, héritera en effet d’une parole qui, jusqu’à la fin de la pièce, se refusera aux autres protagonistes. Pouvons-nous pour autant soutenir que Hamlet, selon l’interprétation de Derrida, est destiné à hériter de cette parole ? Nous préférons soutenir cette thèse : Hamlet se destine à cette parole, car, par sa question – Où me conduis-tu ? -, il se laisse conduire. Hamlet, s’il est destiné, est destiné en tant qu’il est à même d’accueillir cette parole. Hamlet la peut accueillir, car il est motivé par le désir de justice. C’est ce désir qui l’amène à se laisser conduire. Et c’est ce conduire qui l’amène à s’engager, à agir au sens de Marx. Les « scholars », jusqu’à présent, n’ont fait qu’interpréter le monde. Pour Hamlet, il s’agit de le transformer.

Conduire les autres – Si Hamlet est à même de se laisser conduire par le spectre, c’est parce qu’il est celui qui a le droit d’agir en tant qu’il hérite exclusivement du pouvoir. Hamlet peut parvenir à agir en se laissant conduire par le spectre, car il dispose par avance de la conduite des autres. Le sujet révolutionnaire sera confronté à ce dilemme, car il ne peut agir et se laisser conduire par la virtualité du spectre qu’à la condition d’une responsabilité envers les autres ; qu’à la condition d’endosser cette disposition à conduire les autres. Cette responsabilité envers les autres est indissociable d’une prise de pouvoir. Car, le spectre exige de ceux qui le suivent qu’ils aient le pouvoir ou qu’ils le prennent afin que, par lui, ils soient conduits dans l’agir qui rend justice au commun. C’est sans doute parce que Marx entrevoit ce paradoxe d’un conduire les autres qui s’origine dans un se laisser conduire, qu’il fera du spectre communiste – dès l’ouverture du Manifeste – une puissance qui doit être organisée. Puisqu’il y a, dans l’organisation achevée d’une puissance, une entreprise de domestication du spectre, la transformation du monde passe, avec Marx, par l’appropriation du sens de l’Histoire.

Spectralité de l’Histoire – Avec Hamlet comme avec Marx, le spectre est la manifestation de l’Histoire comme irréconciliée. Le spectre est le fondement à partir duquel Hamlet comme Marx relancent l’Histoire. Cette réappropriation est néanmoins incomparable du point de vue de l’Histoire. D’un côté, Hamlet se laisse conduire par le spectre, de sorte qu’il se décide pour la vengeance de son père. D’un autre côté, Marx préconise une domestication du spectre en vue d’une réappropriation effective de l’Histoire par les forces révolutionnaires. Comparer Marx à Hamlet n’est possible qu’à l’aune d’une attention à l’égard du spectre, qui précède la décision ou la réappropriation.

D’un point de vue critique, mettre le spectre en question permettrait d’élucider :

  1. à quels moments (historiques, biographiques, spirituels, initiatiques…) sa présence prolifère ;
  2. quels sont les corps abstraits – artéfactuels, prophétiques, nous dit Derrida – qui lui sont donnés, c’est-à-dire quels types d’idées, de pensées, d’injonctions il est donné au spectre de revêtir ;
  3. quels corps arrivent aujourd’hui à leur déclin ;
  4. parmi ces corps, quels sont ceux qui, aujourd’hui, tendent à devenir spectre, de sorte que leur sont donnés de nouveaux corps dont les idées, les pensées, les injonctions, en apparence nouveaux, prennent finalement le relais des corps en déclin.

D’un point de vue révolutionnaire, mettre le spectre en question permettrait de capter :

  1. les corps qui, aujourd’hui, s’absentent ou, du moins, perdent de leur pouvoir ;
  2. les spectres en attente de corps.