Mercier, Camier & Isidore

Qu’en serait-il si le philosophe doublait son moralisme d’une sensibilité musicale vis à vis du monde ?

À propos du Neveu de Rameau de Denis Diderot.

La pensée de Diderot se structure par la fabrique d’échantillons de situations au sein de la société dont il est le contemporain. En cela, sa pensée est réaliste. Comme une peinture attentive à l’humanité socialisée, sa scène de pensée est le moyen d’un apprentissage général, source de vertu. Lorsque le lecteur lit son théâtre, il voit se dresser des personnages pris dans de petites scènettes comme autant de mises en situations auxquelles il est censé s’identifier. C’est ce que Diderot appellera le théâtre des conditions. Et, comme il le rappelle dans L’Education du fils naturel, toute condition sociale représentée implique ses devoirs, ses avantages, ses embarras1. Cette perspective n’est pas sans nous rappeler la prégnance et l’utilité de la représentation théâtrale chez Aristote. Cependant, le monde moderne – celui de Diderot – exige une scène nouvelle dans laquelle l’homme moderne puisse reconnaître l’universalité de son individualité. Notre étude sera tournée vers un dialogue : le Neveu de Rameau, qui fut vivement contesté pour son cynisme. Honoré de Balzac, dans sa Comédie Humaine, dira à son propos qu’il est un «  pamphlet que Diderot n’osa pas publier  » qui suggère «  l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent.  »2 Le Neveu fut en effet publié posthume, en 1805, soit plus de vingt ans après la mort de l’auteur. Il ne sera pas publié dans la Correspondance littéraire, qui accueillit pourtant ses textes les plus sujets à la censure parmi lesquels le Rêve de d’Alembert ou les Salons. Le Neveu de Rameau prend place à Paris, dans l’un de ces cafés typiquement mondains, le café de la Régence, que Diderot vante pour les partis d’échecs exceptionnelles qui s’y tiennent. Diderot (Moi) y est abordé par Rameau (Lui), qu’il qualifie de bizarre personnage, «  composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. »3. Rameau est décrit comme un personnage inconstant : «  Rien ne dissemble plus de lui que lui-même  »4. De gras à maigre, de sale à poudré, de triste à gai, c’est tant son humeur que son apparence qui change selon les circonstances. Aux antipodes de Lui, Moi est doté d’une constance propre aux philosophes, ces hommes de vertu. À première vue, c’est donc tout un monde qui sépare ces deux hommes, tant leurs modes d’être diffèrent. Cependant, le philosophe trouvera un intérêt à cette discussion. Car, étant donné que les deux hommes fréquentent, de fait, le même monde, le même cercle parisien et mondain, ils sont soumis aux mêmes conventions. Et, aux yeux du philosophe, Rameau s’avérera fort utile : Rameau «  secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son monde.  »5 Dans ce dialogue, le philosophe s’essaiera donc à entrer dans la pensée de Rameau qui, malgré sa bêtise apparente, saura dévoiler l’hypocrisie latente de son milieu et de son temps. C’est cependant bien vite que surgira entre eux une discorde forte, problématique qui, finalement, se révélera insoluble. Et cette discorde, qui constitue le noyau dur de leur mésentente générale, concernera l’attitude qu’il convient à l’homme de prendre dans un monde où règne le vice et l’hypocrisie généralisée. Face à l’immoralité débordante de Rameau, notre développement s’essaiera à saisir l’aporie morale du philosophe. Dans un premier temps, nous exposerons leurs deux conceptions bien différentes de la société et du rôle qu’il convient aux hommes de suivre. Ensuite, nous nous pencherons plus précisément sur le rôle de Rameau : l’insensé qui, nous le verrons, ne peut exister qu’en fonction d’un sens. Enfin, nous exposerons le rapport qu’entretiennent musique et socialité dans la pensée de Rameau. Ce faisant, nous nous appuierons parallèlement sur une lecture du Neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard. Cette lecture parallèle nous permettra de mettre en relief la musicalité sociale de Rameau, et d’ainsi la comparer à une autre pensée musicale qui, elle-même, prend son élan à partir du monde social.

Tout le long du dialogue,  Lui et Moi se traiteront mutuellement sur un même pieds d’égalité. Car, tous deux s’inscrivent dans un même espace social : le monde bourgeois. Dès lors, aucune hiérarchie ne s’établira entre les deux hommes qui, à leur tour, exposeront l’idée qu’il se font de la la société bourgeoise, et du rôle qu’il convient aux hommes de se donner en son sein.

Aux yeux du Moi philosophe, la poursuite de la vertu doit constituer le sens commun de la société. Pour ce faire, il relate l’éducation qu’il convient à l’homme de suivre dès la petite enfance. Il prend l’exemple de sa jeune fille qu’il veut, plus que tout, voir «  raisonner juste  »6. D’après lui, les matières qui nécessitent une telle qualité sont la grammaire, la fable, l’histoire, la géographie, un peu de dessin et, nous soulignons, beaucoup de morale7. Cette conception n’est pas sans nous rappeler la Lettre de Diderot à Paul Landois8. Datée de 1756, Diderot y rapporte la nécessité d’une alliance entre vertu individuelle et bonheur individuel et social. Selon ses dires, cette alliance générerait une morale générale : une morale laïque de l’intérêt. L’exercice individuel de la vertu aborderait plusieurs plans : le discours, l’exemple, l’éducation, le plaisir, la douleur, la grandeur, la misère. Cet exercice complairait l’homme dans un bonheur individuel et social qui serait universellement moral et profiterait à tous. Mais dans quelle mesure une telle conception commune de la vertu tient-elle face à un personnage tel que Rameau ? Selon Lui, l’homme doit au contraire poursuivre la nature en tant qu’elle génère du plaisir. Quant à la morale, il la disqualifie d’office pour son artificialité : «  on se la donne, car elle n’est pas dans la nature.  »9. Circonstanciée, la prévalence de cette nature n’exige nul devoir, nul exercice de l’esprit en vue de faire le bien à soi ou aux autres. Son mécanisme serait plutôt la poursuite d’un plaisir immédiat. À cela, Diderot rétorquera qu’il estime les plaisirs des sens, mais qu’il est plus honoré encore par les actions morales. Il prendra l’exemple d’un jeune homme qui, lésé par ses parents, ne les aura pas moins secouru au moment où ils étaient dans le besoin10. Ce portrait type de l’homme moral, Rameau s’en moque et le rapporte à quelque licité qui lui est bien étrangère. Pour Lui, est futile toute action légitimée pour son caractère moral : défendre sa patrie, servir ses amis, remplir ses devoirs, veiller à l’éducation de ses enfants, tout cela n’est que vanité11. Aussi, Rameau remet en cause l’ambition du philosophe vis à vis de l’éducation de sa fille, considérant qu’un précepteur ne saurait enseigner toutes les matières qui feraient d’elle une femme vertueuse. En effet, un maître ne peut être bon qu’après de longues années d’études et ce, dans une seule discipline, d’Alembert le mathématicien à l’appui12. L’entreprise du philosophe s’avère donc impossible. Face à ce constat, le philosophe donnera raison à Rameau. Dès lors, Rameau conseillera au philosophe de laisser sa fille déraisonner, «  pourvu qu’elle soit jolie, amusante et coquette.  »13. L’éducation de son jeune fils, du même âge, est toute autre que celle proférée par le philosophe. Car, ayant constaté la transmission héréditaire d’une molécule paternelle – chez son père, chez lui-même – qui, fatalement, fait des hommes de la famille de profonds vilains, il laisse être son fils qui, déjà, semble tout à fait fidèle à ses prédécesseurs : «  gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur.  »14. Tout ce qu’il apprend à son petit sauvage, c’est la valeur du louis, de l’argent, car il le veut heureux et, pour être heureux, il lui faut être honoré, riche et puissant15. Pour cela, il n’ambitionne rien d’autre que l’estime de l’argent et quelques astuces qu’à l’occasion, il lui enseignera. Cette éducation pratique conseillée par Rameau, Diderot la lui rend par le mépris. Rameau rappelle pourtant qu’elle est effective et, quand bien même est-elle immorale, elle est partagée par  la multitude16.

Mais, qu’exige la poursuite d’un plaisir immédiat, apparemment partagée par la multitude ? Car si elle est naturelle, elle nécessite cependant de la ruse afin d’accroître le plus qu’il est possible à l’homme ses intérêts. En fait, cette prévalence de la pratique en vue d’accroître les plaisirs exige un sens aiguisé de l’observation : l’observateur fera de ce qu’il voit et sélectionne son modèle et, à partir de cette connaissance, il prendra des positions. Ces positions sont provisoires, étant donné que le monde, ce qui est observé dans le monde, ne cesse de changer : «  Rien de stable dans ce monde.  »17. L’observateur de métier, sans rechigner, doit s’accommoder à cette instabilité mondaine : «  Je suis dans ce monde et j’y reste  »18. D’où l’inconstance de Rameau, la multiplicité de postures dont il ne cesse de se servir en vue d’assouvir ses plaisirs. Et d’où, plus généralement, l’hypocrisie des individus, car tout homme ambitieux doit être stratège et donc pantomime : les flatteurs, les courtisans, les valets, et même les gueux, tous sont pantomimes19. Tout homme, s’il veut survivre, doit prendre des positions : voilà à peu près la maxime de Rameau. Ainsi, Rameau révèle la vérité de la société comme mensonge généralisé. À l’entendre, il y a bel et bien une bonne conscience générale que les hommes prétendent suivre. Mais tous, en réalité, prennent des positions. Les citoyens dissimulent leurs intérêts illégitimes pour le seul plaisir immédiat, mais, en réalité, ils ne s’intéressent à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Cette poursuite nécessite la posture, hypocrisie profonde. Mais c’est cette hypocrisie qui, à l’échelle de la société d’où Lui et Moi parlent, est de vigueur, et non pas la morale du philosophe que Rameau associera à une conception bien visionnaire du réel. Une telle description de la société où le mensonge et le double jeu dominent ne laisse aucune place à la possibilité d’une morale. La vérité de Rameau le pantomime est sans recours : c’est le plaisir qui dirige l’action des hommes qui, pour être assouvi, nécessite l’hypocrisie. Le pantomime, accumulant les positions circonstanciées, s’accorde au mensonge généralisé ; le philosophe, piqué, s’y refuse. Tandis que le philosophe prône un sens commun de la vertu qui donnerait lieu à une morale générale et laïque, Rameau, avec un regard que l’on pourrait dire arrimé au réel plutôt qu’à l’idéel, rend compte d’une norme sociale à laquelle, de fait, tout un chacun se conforme. Et à laquelle tout un chacun doit se conformer s’il veut survivre. C’est donc dans le champ de la pratique que leurs deux conceptions du monde divergent. À cet égard, la pensée de Rameau sèmera une quantité de paradoxes tels qu’elle mettra à mal le corps philosophique et moral. Prenons un exemple : lorsque Rameau dit étudier Théophraste, La Bruyère et Molière, il demande à son interlocuteur ce qu’il retient de ces fameuses lectures. Enjoué, Moi rétorque qu’il y trouve de l’amusement et de l’instruction. Moi s’arrête sur la fonction de l’instruction, et la définit comme «  la connaissance de ses devoirs, l’amour de la vertu, la haine du vice.  »20. À cela, Rameau répondra au contraire que ces textes donnent au lecteur la possibilité de poursuivre ses vices individuels tout en tâchant à n’en pas avoir l’air : «  Pour se garantir de ce ton, de ces apparences, il faut les connaître ; or, ces auteurs en ont fait des peintures excellentes. »21. Contre toute attente, ces textes seraient donc des sortes de manuels stratégiques d’hypocrisie. Diderot n’estime pas ce regard, il ne l’estime pas le moins du monde, regard bien indigne, regard d’une «  âme de boue  »22.

Outre son caractère immoral, nous devons déceler le mécanisme de cette norme sociale à laquelle Rameau s’accorde. Nous le savons, nous l’avons vu : Rameau célèbre la cupidité, car l’argent est, pour lui, le moyen d’assouvir ses plaisirs. Ainsi imagine-t-il son fils en riche scélérat. Rameau est donc bel et bien l’exemple d’une norme sociale avide de plaisirs. Cependant, Rameau n’a pas le sou ou, quand il en a, c’est sous la dépendance d’un riche, lui-même avide de plaisirs. Dès lors, quels sont les intérêts, pour un riche, d’embaucher un tel homme ? Quel est le rôle de Rameau au côté de ces riches, au côté de ces : «  sots opulents aux dépens desquels on peut vivre.  »23 ?

En pratique, Rameau le pantomime a pour seul objectif d’attiser le rire. Car, ce faisant, les riches l’embaucheront, le paieront, assouvirons ses besoins primaires : manger, boire, se laver ; et, plus largement, il pourra mener une vie qui soit la plus luxueuse possible. Dans son monde, sa drôlerie apporte à la grisaille des fortunés le rire – donc le plaisir -, qui apporte à la précarité de Rameau les coiffes, le lit, les soirées à l’Opéra, les bonnes tables parisiennes,… Ce qui dirige l’action de Rameau n’est donc pas directement le plaisir, mais le louis, l’argent, car il est le seul à être en mesure d’assurer sa survie dans un tel monde où prône l’intérêt immoral. Pour en trouver, Rameau doit répondre au rôle de l’insensé. Il dit être engagé pour cela, pour cet art dans lequel il excelle. Et ses derniers employeurs l’encensaient justement pour sa bêtise. Rameau était : «  leur petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le fou, l’impertinent, l’ignorant, le paresseux, le gourmand, le bouffon, la grosse bête.  »24. Face au philosophe, Rameau rit de cette place à laquelle la norme le contraint et, préfigurant la dialectique du maître et de l’esclave, il va jusqu’à dire : «  Moi, je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment, ou peut-être vous le mien : celui qui serait sage n’aurait point de fou ; celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage il est fou et peut-être, fût-il le roi, le fou de son fou.  »25. Le fou en devient indiscernable, étant donné que le sage lui-même devient le fou du fou. Cependant, tout rapport entre sage et fou s’amorce à l’intérieur d’un certain paradigme. Rapportons-nous à une lecture du Neveu, proposée par Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique. Le rapport, le renforcement mutuel qui s’opère entre la norme sociale et le rôle de l’insensé, Foucault le rapporte à un mécanisme propre au paradigme de la raison du XVIIIème siècle. Selon lui, la déraison supposée de Rameau fait partie intégrante de la raison de ses riches employeurs. Ainsi, sa déraison ne serait pas étrangère donc aliénante, mais elle serait transparente à la raison des hypocrites. La figure du fou serait révélée par la raison même qui, consciente d’elle-même, consacre à tel ou tel homme son rôle et peut dès lors affirmer : «  Celui-là est mon fou  »26. Cette reconnaissance du fou, du fou comme mon fou serait donc le signe d’une raison consciente d’elle-même. Et cette raison consciente n’assurerait sa certitude que dans la possession de la folie. Cette généalogie remet en cause la soi-disant aliénation de l’employeur devenu «  le fou du fou  », dont Rameau se rit. Elle déplace le rapport que Rameau dit entretenir avec la norme gouvernante, rapport que Rameau pense être réciproquement aliénant. Au cours de leur dialogue, Rameau confessera d’ailleurs à Diderot qu’un évènement grave lui est arrivé. Il s’est fait viré par son employeur Bertin pour avoir manqué à son rôle d’insensé : «  j’ai tout perdu pour avoir eu le sens commun une fois, une seule fois en ma vie.  »27 Puisque Rameau n’a pas tout à fait rempli le rôle qui lui a été attribué par Bertin, à savoir le rôle de l’insensé, et qu’il a, au contraire, fait preuve de sens commun, il a rompu le pacte tacite scellé par la raison elle-même dans sa nomination d’un insensé. L’attitude de Bertin n’est visiblement pas celle d’un fou. Il semble au contraire avoir un rapport lucide à son propre rôle et à celui de Rameau qui, dans sa folie, valide le rôle du maître raisonné. Lorsqu’il fait part de cet évènement grave à Moi, Rameau se voit relayé au rang de fou ordinaire. En effet, le philosophe affirme que ses employeurs étaient plus utiles à Rameau qu’il n’était utile à ses employeurs et, qu’en plus de cela : «  eux, pour un fou qui leur manque, ils en retrouveront cent.  »28. À cela, Rameau s’exclame qu’ils ne sauraient se passer de lui, qu’il leur est essentiel et qu’il était : «  pour eux les Petites-maisons toutes entières  »29. Dans quelle mesure ce statut d’exception qu’il se donne à lui-même est-il valable ? Rameau n’est-il pas, plutôt que les Petites-maisons toutes entières, un simple représentant de celles-ci, dont les uns et les autres se rient comme ils se riraient de tout autre individu à qui l’on prête le rôle d’insensé ? Nous pourrions rapporter cette posture à l’ego de Rameau, qui, dans sa tirade, semble estimer au plus haut point l’originalité de son être, qu’il dit trop digne pour aller s’excuser auprès de Bertin : «  Moi, Rameau, fils de monsieur Rameau  »30, «  Moi qui ai composé des pièces de clavecin que personne ne joue, mais qui seront peut-être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera ; moi ! moi enfin ! j’irais !…  »31. Nous serions tentés de le suivre, tant son intelligence transparaît à la lecture de ses nombreux soliloques. Cependant, nous considérons que ce statut d’exception qu’il se donne ne tient pas, car Rameau, quand bien même est-il certainement singulier, répond à un rôle qui est le revers de la norme sociale. En cela, il ne s’excepte pas de celle-ci, mais au contraire, il s’y conforme et, d’un même coup, la renforce.

D’un autre côté, ses riches employeurs s’exceptent-ils de la norme sociale ? Nous soutenons que, ni Rameau, ni Bertin – qui ne fut qu’un de ses multiples sots opulents – ne dirige la partition générale de la société. Dès lors, qui est-ce qui la dirige ?

Selon Lui, tout homme est pantomime, car tout homme prend des positions, sauf un seul, l’homme qui marche. Et cet homme n’est autre que le souverain32. Moi partagera le triste diagnostic d’une société habitée par des pantomimes en tout genre. Il n’exceptera cependant pas le souverain du diagnostic général, car il le considère de même comme un pantomime des plus infects, un hypocrite. Moi exceptera tout de même un individu : le philosophe qui, tel Diogène, se moque des plaisirs et préfère encore la rudesse de son mode de vie plutôt que l’hypocrisie d’un tel pacte social33. Nous voyons donc ceci : d’un côté, Rameau suit la partition générale menée par le souverain. Pour ce faire, il fait comme tout le monde : il prend des positions. D’un autre côté, le philosophe se refuse à cette partition générale menée par le souverain. Ce faisant, il suppose qu’un autre individu devrait mener le cours de la vie générale des hommes : le philosophe. Selon ses dires, le philosophe serait le seul individu qui serait à même d’imaginer une autre partition sociale, ou bien de corriger la partition sociale existante. Dans la partition idéale du philosophe, il est un autre personnage qui, outre le philosophe, s’excepte de la généralité : le génie. À première vue, Jean-Philippe Rameau, nationalement célébré pour ses nombreux opéras donnés à l’Académie royale, serait le modèle type du génie : personnage odieux, mais talentueux qui, par ses créations, fait actuellement rayonner le pays tout entier. Rameau ne comprend pas qu’un tel personnage puisse attiser l’estime des uns des autres. Selon lui, ce qui prime chez un homme, c’est qu’il soit bon pour lui, et qu’il soit bon pour ses entours, soit bon citoyen, père, mère, frère, parent, ami34. Qu’un homme soit bon homme, oui ; mais qu’il soit génie, point. Pour lui et pour ses entours, le bon homme obéit à la loi de la multitude, soit celle du vice qui s’apparente à la sagesse du moine de Rabelais, Frère Jean des Entommeures, que Rameau dit incarner : « la vraie sagesse pour son repos et pour celui des autres. »35 Nulle friction entre vice et norme, car, encore une fois, la norme est solidaire du vice pratique. Avec un tout autre regard sur la question, Diderot évoque la grandeur du génie. Malgré sa dureté de caractère, il dira l’estime qu’il éprouve à l’égard de Racine et de son génie, qui transparaît dans son œuvre. En ce qui concerne Jean-Philippe Rameau, Moi semble frileux à l’idée de faire de lui un génie, étant donné qu’il lui est contemporain et qu’il n’est pas certain que ses œuvres feront autorité dans les siècles à venir. Car, selon Moi, le génie se mesure à la postérité de son œuvre. Ainsi, son admiration n’est pas dirigée vers le rapport bien souvent exécrable que les génies entretiennent avec leurs entours, mais il est dirigé vers leurs œuvres qui, pour l’humanité, font et feront assurément le plus grand bien. Nous le voyons : les peuples à qui reviennent ces génies érigent des statues au nom de leur esprit triomphant, car ces génies fondent leur honneur. En eux, en leurs œuvres, les peuples voient une source d’inspiration infinie qui, sans cesse se renouvelle. Mais pour cerner cette grandeur propre au génie, l’homme doit, selon le philosophe, se soustraire à l’espace et au temps qu’il occupe, de manière à projeter un monde futur dans lequel le génie, par la transmission de ses œuvres, continuera à semer le Bien par-delà tous les maux circonstanciés qu’il aura commis de son vivant36. Tout génie qui se doit a donc une œuvre qui témoigne de sa grandeur. Pour Moi, le philosophe doit donc diriger la partition générale, mais dans cette partition qu’il veut morale, le génie fait exception puisqu’il produit du Beau, et qu’à terme il produira inéluctablement du Bien pour son peuple. Cependant, dans la mesure où nous ne pouvons cerner le génie qu’à partir de la postérité de son œuvre, comment est-il possible de voir qui est le génie de son temps ? Qui, au nom de son génie supposé, aurait le droit de s’excepter de la loi morale du philosophe ? Si Rameau a incontestablement une fertilité de génie, comme aime à le souligner le philosophe, il n’a rien inventé. Selon nous, ce génie en puissance mais raté qu’est Rameau met à mal la logique du philosophe. La cause en est que l’oreille du philosophe manque de sensibilité, et donc de discernement vis à vis de l’être mimétique qu’est Rameau.

Appuyons-nous sur les soliloques de Rameau, et sur sa tendance générale à s’imaginer être autre chose que lui-même. Par-delà la figure du génie – la figure de l’homme qui, ayant œuvré, s’excepte – nous voudrions soutenir que Rameau, dans sa prose, dans sa gestuelle même, est un critique-pantomime de grand talent qui, suivant des modèles dans le monde existant, s’avère fidèle à la loi mimétique qu’il s’est donnée. Et ce savoir-faire passe par un certain nombre de pirouettes musicales signifiantes sur lesquelles nous allons maintenant nous attarder.

Dans son obéissance à la norme, l’art de Rameau est tel qu’il est en capacité d’incarner un nombre considérable de voix : il imite tantôt un jeune courtisan, tantôt une jeune fille, tantôt à la fois musiciens, danseurs, chanteurs… Transparaît en lui la possibilité d’incarner simultanément une multiplicité de voix. Et de même, son mode de raisonnement est musical. À plusieurs reprises, Rameau ouvre en effet des passages implicites du monde social à la musique, de la musique au monde social. Socialement, il profère un ridicule – dissonance attisant le rire – qui soit en mesure d’être intégré par l’harmonie sociale : «  des dissonances dans l’harmonie sociale qu’il faut savoir placer, préparer et sauver.  »37. Quant à Moi, il se demandera tout du long comment une telle sensibilité musicale peut être contenue dans un être si insensible aux charmes de la vertu. Nous soutenons au contraire que sensibilité musicale et insensibilité aux charmes de la vertu sont, chez Rameau, parties prenantes d’un même rapport au monde. À plusieurs reprises, Moi s’agace violemment face à l’immoralité de son interlocuteur, et le fait basculer dans le champ de la musique : «  parlons musique  »38. Moi assume lui-même sa méconnaissance musicale. Il n’est pas musicien. Nous avons d’ailleurs relevé que la musique est absente dans son programme d’éducation pourtant complet. À la rigueur, il dira que deux ou trois années d’harmonie pourront être bénéfiques à sa fille, mais il est clair que cet art est loin d’être sa priorité. Rameau, quant à lui, est professeur de clavecin. Nous estimons cependant que son talent ne se tient pas là. Car, de fait, Rameau est un paresseux qui, dans son enseignement, ne fait pas plus preuve de vertu qu’ailleurs. Mais Rameau va bien souvent à l’opéra ; il a une connaissance profonde du répertoire, et une lecture fine du style français – Lulli, Campra, Destouches, Mouret – qu’il déplore pour sa monotonie et son maniérisme. Pour lui, ce sont les exclamations, les interjections, les suspensions, les interruptions, les affirmations, les négations qui constituent les clés d’une belle musique. C’est à l’écoute seule des cris animaux de la passion que le spectateur s’exalte : il invoque, crie, mie, pleure, rie franchement39. Telle est la vraie musique. Plutôt que de parfaire quelques vers mal dégourdis, Rameau conseille au musicien de sortir de chez lui, d’écouter le discours du flatteur, d’extraire l’énergie qui de lui jaillit et de le transposer à la table. Selon lui, les hommes du monde doivent être les modèles du musicien : encore une fois, Rameau prône le sens de l’observation et de l’écoute. Les compositeurs français s’attardent sur le vers, production de l’esprit qui, indéniablement, manque de corps. À propos de leurs œuvres, Rameau dira : «  J’aimerais autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld ou les Pensées de Pascal.  »40. À l’écoute de Rameau, Moi dissociera chez Lui sa forte sensibilité musicale, qu’il estime, de ses rapports immoraux, qu’il dénigre. Mais n’est-ce pas là une erreur de jugement ? Il nous semble que cette dissociation occulte l’ambivalence du sujet pratique qu’est Rameau : le pantomime c’est-à-dire un être d’imitation.

Rameau écoute la prose du monde. Et que ce soit dans le domaine musical ou dans les rapports sociaux qu’il entretient avec ses entours, son être répond du monde par l’imitation. Chez Lui, nous observons deux mouvements parallèles. En société, son rôle d’insensé, par sa maîtrise du discord, s’accorde à la partition générale. Quant au rapport qu’il entretient avec la musique française de son temps, il est critique. Il ne s’accorde pas à cette musique, car, selon lui, elle manque de vérité. Vérité qui, selon ses dires, devrait être puisée dans le monde. Pour ce faire, il faudrait que le musicien sorte de chez lui, qu’il écoute la prose actuelle du monde afin d’en extraire des modèles desquels jailliraient une certaine vérité musicale. Sur ces deux points – musical et social -, Rameau obéit à une même loi : l’imitation. Et, étant donné que la musique française actuelle n’obéit pas à cette loi, il la conteste.

Qu’en serait-il si Moi avait, couplée à son moralisme, une sensibilité musicale vis à vis du monde ? Imaginons, par-delà Lui et Moi, une morale qui, jusqu’au bout – et non de manière partielle – serait simultanément musicale. Nous voudrions ici proposer un bref parallèle avec un autre Neveu : Le neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard.

La forme que prend ce récit se distingue nettement du dialogue mis en scène par Diderot. Mais il n’en reste pas moins un dialogue. Il relate d’une amitié entre le narrateur et son ancien ami Paul, qui, au moment de l’écriture de ce texte, n’est plus. Une seule voix nous parvient donc : celle du narrateur. Paul n’y est pas moins présent. À de nombreuses reprises, le narrateur infuse son flux de paroles de son ami : «  disait-il souvent  »41, «  je le cite  »42, «  a-t-il dit  »43. Cependant, ses relevés restent approximatifs, et le narrateur nous le rappelle d’ailleurs : c’est mon ami Paul, car c’est l’image que j’ai de cet ami mort44. De ce rapport ne reste que la mémoire du narrateur-ami. Ce récit est donc le témoignage du narrateur, le témoignage au sens d’une parole en vérité de la vérité de l’amitié. Et c’est dans la reprise d’un ton, d’une aversion généralisée contre le monde que le narrateur infuse son propre mouvement de la présence de son ami, Paul. Dans cet unique mouvement, d’un trait, le narrateur témoigne d’une amitié forte, d’une proximité entre deux êtres, d’un écart aussi. Ce témoignage d’un dialogue, nous pourrions le qualifier de transgressif. C’est un aller contre. Aller contre un monde qui, sous tous ses aspects, est un foyer de répulsion. Ce monde, le narrateur comme Paul le tiennent en horreur : ils vont contre ses enseignements, ses pratiques, ses jugements, ses compromis, la bêtise de son élite. Et ce dénigrement – ce «  mécanisme bien rôdé de dénigrement  »45 – passe notamment par l’observation des passants, au café Sacher. Leur sens aiguisé de l’observation, leur forte sensibilité se manifeste dans la critique des clients du café qui, dès lors, leur reviennent comme autant d’anti-modèles.

Nous soutenons qu’en plus de cette opposition vis à vis du monde – premier mouvement transgressif – s’échelonne du dessous une opposition auto-immune – deuxième mouvement transgressif. Car, tout comme Paul, le narrateur est de l’intérieur travaillé par une force qui, en lui, se dresse contre son être. À cet égard, nous retenons cet extrait : «  Tout comme Paul, périodiquement, atteignait un niveau maximum de révolte contre lui-même et son entourage, et devait être transporté d’urgence à l’asile d’aliénés, moi aussi j’atteignais périodiquement un niveau maximum de révolte contre moi-même et mon entourage, et j’étais chaque fois transporté d’urgence dans un service de pneumo-phtisiologie.  »46 Le récit lui-même est travaillé du dedans par une force qui fait retour. Le retour de cette force se manifeste par un certain nombre de reprises, qui viennent accentuer la parole de vérité du narrateur. Ces reprises donnent à entendre un mouvement musical qui pourrait s’apparenter à la fugue : le «  grotesque, grotesque  » de Paul47, le «  je suis le plus malheureux des arrivants  » du narrateur48. Aussi, nous relevons la présence de la fugue dans le vocable même du récit : au pavillon où logent les malades des poumons, les toux aux fenêtres se font contrapuntiques. Dès lors, il semble que cette logique musicale auto-immune confère à la philosophie la possibilité d’appréhender un mouvement de pensée qui, dans son anti-mimétisme, n’en reste pas moins musical.

Ce parallèle nous permet d’entrevoir la limite du philosophe face au musicien de la pensée. Rameau est pris dans une partition sociale, à laquelle il répond lui-même par un mouvement comique. Il apparaît sous de multiples postures et fait preuve d’une maîtrise considérable de son art mimétique. Parallèlement, le narrateur et Paul qui, dans le témoignage, nous arrivent tout comme, rendent compte d’un mouvement de pensée fondamentalement transgressif vis à vis du monde. Et, comme nous l’avons vu, leur mouvement musical prend la forme d’une fugue répondant d’une force par laquelle tous deux sont travaillés. Pour la logique du monde social, contre le monde social dans une logique radicalement autre, nous avons là deux pensées-artistes qui, malgré nous, mettent à mal la juste mesure d’un moraliste qui aura manqué de sensibilité critique.

À l’écoute de Rameau, le philosophe cherche à avoir accès à la partition du monde social de manière à pouvoir la corriger. Par cette correction à même le texte social, le philosophe se pense auteur. C’est dans l’écriture d’un nouveau code social qu’il envisage son œuvre. Cependant, cette vision d’un texte séparé de sa musicalité est sans doute ce que Rameau déjoue. La partition sociale – si elle existe – n’existe que dans sa mise en musique. De sorte que l’interprétation est inséparable de l’écriture. Celui qui interprète le monde social, comme le fait Rameau, l’écrit. Il lui donne toute une série d’accents, de ponctuations  : il donne au social son phrasé. D’où l’indifférence de Rameau quant au statut de l’auteur et de son œuvre : l’interprétation est une écriture. Le philosophe cherchera peut-être à désaccorder Rameau par l’écriture d’un nouveau code social, mais, en retour, Rameau pourra toujours redonner autant d’accents et de ponctuations à cette nouvelle partition, ce qui la fera dériver. Incontestablement, nous pensons qu’il manque au philosophe le goût du jeu.

1 MENIL Alain, Diderot et le drame, Paris, PUF, 1995, p. 55.

2 BALZAC Honoré (de), La Comédie humaine, t.V., Paris, Gallimard, 1952, p. 594.

3 DIDEROT Denis, Œuvres romanesques, Paris, Garnier, 1962, p. 396.

4 ibid.

5 ibid, p. 397.

6 ibid, p. 420.

7 ibid, p. 421.

8 STENGER Gerhard, « Le neveu de Rameau ou l’impossible morale », in Open Edition, 2017, p. 72.

9 DIDEROT Denis, Œuvres romanesques, Paris, Garnier, 1962, p. 478.

10 ibid, p. 432.

11 ibid, p. 429.

12 ibid, p. 421.

13 ibid, p. 420.

14 ibid, p. 474.

15 ibid, p. 476.

16 ibid.

17 ibid, p. 485.

18 ibid.

19 ibid, p. 487.

20 ibid, p. 447.

21 ibid, p. 448.

22 ibid, p. 490.

23 ibid, p. 411.

24 ibid, p. 408.

25 ibid, p. 448, 449.

26 FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 p. 365.

27 DIDEROT Denis, Œuvres romanesques, Paris, Garnier, 1962, p. 411.

28 ibid, p. 452.

29 ibid.

30 ibid, p. 410.

31 ibid, p. 411.

32 ibid, p. 487.

33 ibid, p. 488.

34 ibid, p. 400.

35 ibid.

36 ibid, p. 404.

37 ibid, p. 477.

38 ibid, p. 479.

39 ibid, p. 470, 471.

40 ibid, p. 470.

41 BERNHARD Thomas, Récits 1971-1982, Paris, Gallimard, 2007, p. 738.

42 ibid, p. 740.

43 ibid, p. 764.

44 ibid, p. 767.

45 ibid, p. 751.

46 ibid, p. 721.

47 ibid, p. 748, 774.

48 ibid, p. 771, 772.