Si la tâche de la cybernétique consiste en la découverte d’un ordre dans le désordre, c’est contre le dualisme que Norbert Wiener constituera une théorie physique du vivant. Avec Descartes, l’homme est en capacité d’infléchir une logique à la matière qui, devant lui, s’étend dans l’espace (res extensa). Ainsi pense-t-il l’animal-machine du point de vue de la matière qui constitue l’organisme, c’est-à-dire l’animal-machine comme corps sans pensée. Car, parallèlement à la matière, l’esprit subsiste en tant que substance immatérielle et indivisible (res cogitans). Avec la machine de Turing – conçue en 1936 par Alan Turing, soit moins de dix ans avant les premières Conférences Macy où s’amorça le projet cybernétique -, il devient pensable d’envisager une machine qui pense. La pensée, nous l’entendons ici comme un mode de raisonnement qui, depuis Descartes, s’apparente au calcul, c’est-à-dire un mode de raisonnement logique, constituant ses déductions selon des règles non-ambiguës. Dans la machine concrète (calculateur), comme dans la machine abstraite (pensée) il apparaît qu’un même dispositif de déclenchement est à l’œuvre : le seuil. L’émetteur reçoit l’énergie du signal qui lui a été transmis. Mais, ce que l’émetteur interprète, c’est le signal en tant que signal : de l’énergie du signal reçue, il interprète donc une information. C’est à partir de ce dispositif conceptuel que s’énoncera, avec Wiener, la possibilité de conférer au vivant un même dispositif de déclenchement. Dès lors, nous nous prêterons à l’exercice de pensée auquel nous invite Norbert Wiener. Cependant, comme un écart qu’il nous semble nécessaire de maintenir, nous composerons à partir du contrepoint que voici : Sommes-nous une cellule dans un organisme ou un sujet dans une communauté ? Car si la cybernétique consiste en la découverte d’un ordre au fondement du vivant, l’ordre de son discours n’en reste pas moins double : scientifique et philosophique. Dès lors, il nous faudra traquer ce qui, dans l’ordre d’un tel discours, abîme philosophie et politique.
L’identité physique de l’individu ne consiste pas dans la matière dont il est composé : il ne s’agira donc plus d’en mesurer l’étendue (res extensa). D’une part, Wiener nous apprend qu’il s’agira plutôt de saisir la continuité des processus sur lesquels l’organisme repose.
Depuis la scène conceptuelle qu’est la machine de Turing, nous savons que tout ce qui peut être calculable peut l’être par une machine, et que toute fonction calculable est modélisable par une machine. Admettons qu’en retour de cette vérité toute simple, nous soyons en capacité de trouver une fonction à même le vivant qui le rende lui aussi modélisable. Il nous faudrait d’abord renoncer à toute psychologisation, car ce que nous aurions à isoler, c’est une fonction de calcul. Une fonction du type : atteindre un but précis. Atteindre une cible. Attraper un verre, tenir un stylo, sauter par-dessus une barrière, mais aussi ne pas tomber du haut du 7° étage en marchant sur le rebord de la fenêtre. Cette fonction, « atteindre un but précis », nous dirons d’elle qu’elle est asservie à un but (telos). Nous avons donc isolé une fonction de calcul. Mais qu’est-ce qui en elle se mesure et se calcule ? Autrement dit, comment cette fonction devient pour nous calculable et donc modélisable pour une machine ? Quelle mesure trouver en elle ? Si elle est asservie, n’est-il pas possible de mesurer en elle une quantité d’ordres ? Cette quantité d’ordres, Wiener l’appelle l’information. Cette information composée d’une quantité d’ordres, l’avons-nous trouvée, au sens où elle attendait son dévoilement ? Ou l’avons-nous inventée, au sens où nous l’avons provoquée ? Ne sommes-nous pas partis en quête d’une fonction de calcul ? N’avions-nous pas en tête l’idée de modéliser le vivant ? Et, ce faisant, n’avons-nous pas interpellé l’homme afin qu’il nous livre ce qu’en lui nous recherchions ? N’a-t-il pas répondu positivement à notre demande ? Incontestablement. Quelque chose en l’homme se prête au calcul, quelque chose le rend modélisable. Mais n’est-ce pas à la condition de l’asservir ? De l’asservir puisque c’est asservi qu’il se laisse modéliser ? Asservi nous l’avons trouvé, asservi il sera modélisé.
Maintenant, il s’agira de voir en quoi l’individualité biologique de l’organisme se tient dans le souvenir que l’organisme possède de son développement passé. L’unité formelle de l’organisme – que Wiener rapporte à une flamme, à une forme qui peut être transmise, modifiée et, dans une certaine mesure, dupliquée – est une totalité complexe, mue par un mécanisme de stabilisation (homéostasie), qui vient réguler en lui tout risque de délitement. Ainsi est-il en capacité de s’adapter et de s’auto-organiser.
L’information que nous avons établie comme quantité d’ordres – une quantité d’ordres qui lui permet d’atteindre un but – porte en elle son propre commandement. Car, tout le long du déploiement de la fonction, celle-ci doit pouvoir s’ajuster, afin que le but soit réalisé. De sorte que s’il me faut attraper un stylo en plein vol en tournant sur moi-même, il faut aussi que dans la durée de l’action et dans la distance qui me sépare de l’objet, c’est-à-dire dans toute l’étendue spatio-temporelle de l’action, un retour d’information (feed-back) soit possible, sans quoi la fonction asservie ne serait pas ajustée. Au sein même de l’information, la quantité d’ordres fait nécessairement l’objet d’un calcul d’ajustement. Ce calcul s’opère tout au long de la transmission de l’information. De mes nerfs à mes muscles, de mon œil à mon bras, de mes tendons à mon touché. Si le calcul est continu, le but doit nécessairement se rendre lisible dans toute la durée de l’action. La fonction asservie, c’est donc une quantité d’ordres qui fait toujours l’objet d’un calcul à même sa transmission. De sorte qu’une information n’est pas seulement une quantité d’ordres : c’est aussi un recalcul. Ainsi d’une cellule à l’autre, la mémoire du message se transmet, ainsi d’une cellule à l’autre l’ajustement a lieu. Cet organisme qui, recalculant sans cesse, fait retour sur lui-même ; cet organisme qui s’ajuste, s’adapte ; cet organisme qui dispose d’une machine à calculer pour diriger son action ; cet organisme qui fait cela sans le décider, puisque ce sont ses cellules qui le font pour lui, puisque c’est au cœur de ses fonctions les plus primaires ; cet organisme-là se laisserait-il gouverner en retour par une machine dès lors qu’il souhaiterait atteindre des buts politiques ? Mais gouverner, est-ce ajuster ? Ce gouvernement qui – parce qu’il a prélevé des mesures sur un organisme, parce qu’il dispose d’une machine à calculer – oriente, anticipe et conduit, est-il autre chose que de la biopolitique ? Ou n’en n’est-il pas simplement une réplique plus scientifique encore, plus anonyme encore, plus impersonnelle et paradoxalement plus concentrée ? Et cet organisme que nous avons trouvé asservi, ne nous nous livre-t-il pas maintenant le secret de son autogouvernement ?
Si nous avons exposé ces idées, ce n’est pas dans le désir d’écrire un récit d’anticipation scientifique avec la possibilité qu’une machine gouverne les hommes, mais parce que cela peut nous aider à comprendre que l’idée maîtresse de l’art de gouverner, c’est sa réflexivité. Le gouvernement est un art du feed-back. Voilà ce qu’avec Wiener, nous enseigne le dispositif conceptuel qu’est la machine de Turing.
Admettons que l’art de gouverner soit une technique, et que celle-ci puisse être prothétisée. Pour prothétiser l’art de gouverner et le rendre plus efficient, il nous faut identifier le siège où s’exerce cet art, c’est-à-dire qu’il nous faut identifier dans quel organe ça gouverne. Nous avons vu que le feed-back est l’opération d’ajustement, qu’en lui se tient la mémoire du but, le souvenir du trajet déjà accompli et l’évaluation du trajet qu’il reste à accomplir. En ce sens, il est le gouvernail. Mais où siège exactement le feed-back ? Ce feed-back, nous avons vu qu’il se tient dans la machine à calculer. La machine à calculer n’est-elle pas au point exact de la transmission de messages ? Si oui, nous pouvons affirmer avec Wiener que l’idée maîtresse de la communication, c’est la transmission. Mais, si la transmission est le siège du gouvernement, celui-ci est partout, en tout point et à chaque connexion. Il ne peut être localisable en une instance. À partir de là, nous voyons que le gouvernail se tient dans le réseau, ou qu’il a lieu dans l’interaction. Faisons ensemble l’hypothèse que la machine à calculer est l’autogouvernement devenu prothèse technique. Après tout, n’est-ce pas les machines qui, déjà, gouvernent des centrales nucléaires ? N’y a-t-il pas, déjà, des machines qui gouvernent des systèmes techniques ?
À ce stade, il nous faut rappeler que la pensée cybernétique se déploie dans un système technique. L’information – cet objet nouveau que nous avons établi – n’existe que dans un système technique. Il n’existe qu’à la condition du quantifiable, du mesurable, du calculable. Hors de la mesure, point d’informations. Pour faire jouer la machine à calculer comme l’organe réflexif devenu prothèse technique, il faut l’insérer dans un système technique. Il faut que les sociétés soient elles-mêmes des systèmes techniques. En un sens, il est vrai que les sociétés sont des systèmes techniques. En un autre sens, quelque chose en elles s’y refuse. Si, d’un côté, il n’y a pas une politique aujourd’hui qui ne se propose comme efficiente vis-à-vis d’une société décrite et constituée comme système technique, il y a en revanche un conflit sur les formes de vies elles-mêmes. Un conflit sur le bios, le vivant et son arraisonnement dans le vaste système technique des sociétés modernes. Nous nous demandions si gouverner pouvait être réductible à l’ajustement, au réflexif, au calcul. Maintenant, nous nous demandons si l’autogouvernement des sociétés humaines devenues systèmes techniques est l’équivalent de ce qui, dans la tradition politique, a été cherché sous les noms d’auto-organisation, d’autonomie, d’autogestion. Il n’est pas impossible que derrière l’auto se trame toujours un désir d’émancipation. Émancipation vis-à-vis de la condition humaine – la technique arrimée au progrès y aura joué un rôle -, émancipation vis-à-vis du pouvoir transcendantal – « ni Dieu, ni Maître ». L’Homme, ce sujet politique qui apparaît avec la modernité est insécable de l’auto, du moins de son désir d’auto. Mais, cet homme qui, partout ne rencontre plus que l’homme, n’est-il pas bien seul aujourd’hui ? Ne cherche-t-il pas partout du non-humain avec qui établir une politique nouvelle ? Sans doute la machine à calculer se présente-t-elle pour lui comme l’ultime mirage d’une altérité radicale avec laquelle composer du multiple. Altérité radicale : la machine n’est pas humaine. Les relations homme-machine ne sont plus à démontrer, elles sont là, dans le quotidien le plus banal. Et de cette relation continuée, un apprivoisement s’opère, de l’homme à la machine de la machine à l’homme. Mais il ne suffit pas de peupler la terre d’une espèce non-humaine pour que du multiple ait lieu, encore faut-il des rationalités autres. Mais ce n’est pas encore là que se tient le mirage. S’il y a mirage, c’est que l’information, nous pouvons l’extraire de toute espèce. Tout ce qui vit détient de l’information. De sorte que cet homme cherchant à sortir de sa solitude, cherchant à nouer une politique nouvelle avec le vivant, fait de l’information – ce nouvel objet qui n’est ni matière ni énergie -, le moyen par lequel une communauté du vivant serait possible. Faisant cela, c’est tout le vivant qui est appelé à servir un but. Et nul doute que dans des temps futurs, nous jugerons l’extraction effrénée de l’information, qui nous aura conduit au-delà de l’Anthropocène, comme nous jugeons aujourd’hui nos sociétés fossiles à l’heure de l’Anthropocène. Dans ces temps futurs, l’homme se découvrira à nouveau bien seul. On ne l’aura pas assez dit ici, ni ailleurs sans doute, la cybernétique est un projet extractiviste. L’information est notre charbon.
Qu’alternativement à la cellule que Wiener nous enjoint d’être, nous soyons sujets d’une communauté nous amène à poser un autre regard sur la figure qu’est Bartleby. Car, si son « Je préfèrerais ne pas » est, à première vue, l’axiome même du refus, de sa mort sociale et donc, pour certains, de sa propre mort, ce refus est le refus d’un certain monde. Ce que, paradoxalement peut-être, nous apprend le récit de Melville, c’est que ce « Je préférerais ne pas » ne se refuse point à une cosmogonie alternative. C’est, du moins, notre idée. Que la modélisation du même soit blessée par cette figure étrange est, pour nous, le signe d’une contamination. Car, s’il y a bel et bien refus d’un monde chez Bartleby, nous soutenons que ce refus est sous-tendu par autre chose. Bartleby est un passage – un passage parmi les passages – qu’il s’agit pour nous de prendre au sérieux. Au bord des mondes.