Exercice de pensée à partir d’un tract de Georges Bataille, paru dans la revue Contre-Attaque.
« Nous voyons aujourd’hui que les éléments révolutionnaires les plus valables sont restés à la merci de l’attraction qui les entraîne vers les différentes solutions de la gauche traditionnelle – les unes purement destructives, les autres qui ne peuvent devenir constructives que dans des conditions qui ne sont pas données. Sous le coup de l’angoisse, au moment où le dénouement nécessairement tragique – succès ou défaite – se rapproche, nous devons nous soucier avant tout d’oublier les conceptions toutes faites et oser regarder les choses telles qu’elles sont, oser exiger que d’autres voient avec nous ce qui est.
La liquidation de la société bourgeoise ne peut pas se produire au terme d’une décomposition généralisée. Une telle décomposition n’a pas lieu en fait. Elle ne peut être obtenue par aucun travail politique.
La société bourgeoise est une organisation sans puissance véritable, qui a toujours reposé sur ,un équilibre précaire, et qui maintenant, cet équilibre devenant de plus en plus difficile, se meurt faute de puissance. Ce n’est pas en tant qu’autorité à décomposer qu’elle doit être combattue mais en tant qu’absence d’autorité. S’attaquer au gouvernement des capitalistes, c’est s’attaquer à une direction d’aveugles sans cœur humain et même sans nom, à des fripouilles désemparées et marchant stupidement à l’abîme : ce qu’il faut opposer à ce déchet, c’est directement la violence impérative, c’est directement la composition des forces fondamentales d’une autorité intraitable.
La crise des régimes de démocratie bourgeoise n’aboutit ni à des putschs ni à des insurrections populaires : elle aboutit régulièrement au développement des mouvements organiques, des mouvements de recomposition organiques auxquels les politiciens impuissants sont obligés de céder la place.
Indéniablement, cette opération s’est faite jusqu’ici au seul bénéfice de la conservation sociale la plus aveugle. Seuls les valets du capitalisme ont su et pu l’entreprendre. Sous le couvert de la démagogie, ils n’ont voulu recomposer la structure sociale que pour enchaîner davantage les opprimés. Mais ils ont su trouver les moyens de propagande nouveaux qui correspondaient à une situation nouvelle ; ils ont su mettre à profit les seules possibilités d’action efficace contre un régime qui se défait. Ils ont su en particulier tirer parti de l’expérience de leurs adversaires, se servir des méthodes de lutte et d’organisation dont les bolcheviks avaient démontré la valeur pratique.
Nous devons cesser de croire que les moyens innovés par nos adversaires sont nécessairement de mauvais moyens. Nous devons, au contraire, à notre tour nous en servir contre eux.
Nous devons nous engager résolument sur la seule voie ouverte à ceux qui veulent renverser un régime, quand ce régime est la démocratie bourgeoise. Non parce que cette voie est nécessairement la bonne, mais parce qu’une analyse approfondie de la nature des mouvements organiques en rapport avec la situation présente en France donne les indications les plus nettes en faveur d’un recours à la force révolutionnaire qu’ils peuvent composer. Nous devons savoir utiliser à la libération des exploités les armes qui avaient été forgées pour les enchaîner davantage. »
« Vers la révolution réelle » tract de Contre-Attaque de mai 1936, Georges Bataille
Georges Bataille – Souveraineté et discipline
Portée par un lyrisme « de l’appel, du cri, de la foule et de la rue »1, la revue Contre-Attaque est le fruit d’une rencontre entre plusieurs intellectuels parmi lesquels Georges Bataille et André Breton. Le premier Manifeste du mouvement voit le jour en octobre 1935, soit cinq mois après l’achèvement du récit capital de Bataille qu’est Le Bleu du ciel2. Ce récit – qui ne sera publié qu’en 1952 – témoigne d’une expérience, celle de Troppman. Plus précisément, ce récit témoigne d’un cauchemar. Tout le long du récit ce cauchemar se perpétuera : que ce soit à Paris, dans l’appartement de Lazare – que l’on apparente sans grande difficulté à Simone Weil – qui tente de résoudre l’impasse politique de ces années 30 et fomente la révolution ; ou encore à Barcelone lorsque, les 5, 6 et 7 octobre 1934, a lieu l’insurrection catalane et que Lazare, idéaliste, propose de s’emparer d’une prison, tandis que les ouvriers espagnols préfèrent piller des armes contenues dans un dépôt. Toute cette émulation stratégique et insurrectionnelle, Troppman n’y prend pas part. Et le cauchemar se tient justement là. Car, tandis qu’il n’aura nullement pris la rue, cette même rue, que les catalans auront foulée ; cette rue sera prise par de jeunes enfants nazis. C’est ainsi que s’achève Le Bleu du ciel. Par une jeunesse nazie, menée par un chef. Si, donc, ce cauchemar est le mot de la fin – du récit -, nous voulons soutenir, avec Michel Surya, que Contre-Attaque a justement pour objectif de sauver ce monde du cauchemar : c’est son pari3. Et ce pari exige qu’un océan d’hommes soulevés4 descende dans la rue. Ce qui n’était – peut-être – qu’une menace en France, en 1933, exige, en 1936 – au moment de l’écriture du tract Vers la révolution réelle -, l’urgence. L’urgence, mais aussi la précision d’analyse. Vers la révolution réelle est donc un tract écrit sous l’effet de l’urgence, mais qui ne cède rien au besoin d’analyse et à la dimension stratégique que requiert le moment. En cela, notre développement consistera à voir dans quelle mesure, dans ce tract, Bataille est simultanément saisit par cette urgence, tout en reprenant sa théorisation ultérieure sur le fascisme. Ce faisant, nous commencerons par établir ce qui, dans ce tract, est de l’ordre d’une analyse nouvelle de la situation politique. Puis, en nous appuyant sur une lecture d’un texte théorique de Bataille – « La Structure psychologique du fascisme » – nous établirons la dimension stratégique de ce tract et plus largement du geste bataillien, ainsi que des conséquences politiques qu’il implique. Enfin, nous nous pencherons sur les coordonnées de son travail théorique – ses références – afin de questionner les limites d’une action politique fondée sur une théorie dont, nous le verrons, trouve ses légitimations du côté d’un ordre du discours scientifique.
Voyons d’abord avec Bataille ce qui est, qu’il voit et qui, s’imposant à lui, devrait s’imposer à tous.
En premier lieu, et c’est l’affirmation première qui retient l’attention du lecteur, c’est à l’absence d’autorité que la lutte doit répondre et non à sa contestation. En effet, le système démocratique parlementaire est caractérisé par son absence d’autorité, car il est né de la contestation de l’autorité elle-même. Si, dans l’histoire, les insurrections précédentes ont su capter le refus unanime contre un roi, asservissant souverainement son peuple, la situation précise, réelle, présente – celle de 1936 – est toute autre. Ce n’est plus la chute d’un régime autocratique qu’il s’agit de penser, mais celle d’un régime démocratique. Sous un régime démocratique, la divergence n’est plus « une », c’est-à-dire qu’elle n’est plus unanimement dressée contre le seul détenteur d’une autorité : le roi. À cela, Bataille comprend que la lutte en cours est celle qui doit se faire pour l’autorité, une autorité intraitable, qui n’est pas celle des démocraties. Les organisations prolétariennes sont-elles efficaces pour ce type de luttes ?
Pour Bataille, elles l’ont sans doute été, mais uniquement aux lendemains immédiats de l’avènement des régimes démocratiques libéraux, dès lors qu’ils n’ont pas su tenir la promesse d’une stabilisation de la structure sociale. C’est, d’ailleurs, le titre de l’un des tracts contenus dans Vers la révolution réelle : « L’insurrection prolétarienne n’est possible que pendant la période de liquidation de l’autocratie avant la stabilisation démocratique »5. Bataille envisage donc des formes d’activités révolutionnaires qui soient appropriées à la situation présente. Mais, il voit qu’un nouveau mouvement organique est à l’œuvre, un mouvement à prétention révolutionnaire, lui aussi, lequel trouve ses cordonnées sur d’autres bases que le parti et la classe, même s’il leur emprunte certains traits. Ce mouvement organique qu’il voit, c’est bien entendu le fascisme. Celui-ci est fondé en son principe par la discipline et la cohérence de ses actions. Il n’est pas structuré par des intérêts de classes, mais par des situations historiques. Il se développe dans le temps, agrège ses membres par sa capacité d’agression, et agit en dehors des appareils politiques constitués. La violence est, pour Bataille, une émotion attractive, en tant qu’elle livre aux insurgés la conscience d’une supériorité. Le mouvement organique transforme la violence en discipline rigoureuse. C’est ce qu’il appelle l’autorité intraitable. Au moment où Bataille écrit ce tract – en 1936, donc – les démocraties parlementaires sont, de fait, travaillées par des mouvements organiques fascistes. Bataille tentera donc de penser les conditions de possibilité d’un certain infléchissement des mouvements de recomposition organique. L’enjeu d’une recomposition organique effective est de taille. Sous la contrainte de la crise, nous savons que l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie auront cédé aux mouvements organiques fascistes. En Allemagne en effet, c’est dès 1933 que le Reischtag cède les pleins pouvoirs à Hitler. En juillet 1934, l’assassinat du Chancelier d’extrême-droite Dolfuss par des SS autrichiens succède de quelques mois à la tentative d’un soulèvement socialiste à Vienne, qui, malencontreusement, fut un échec. Si, donc, les mouvements socialistes s’avèrent infructueux, et que les mouvements ouvriers allemands et autrichiens tournent au désastre, voyons brièvement la proposition stratégique vers laquelle Bataille se tourne.
Face à l’absence d’autorité constitutive des sociétés démocratiques, et face aux victoires des mouvements organiques fascistes, Bataille expose la nécessité que se compose une autre autorité intraitable. Dès lors, nous voyons ceci : quand bien même Bataille voit-il qu’ailleurs, la formation d’une autorité intraitable aura abouti à une homogénéisation désastreuse, qu’elle aura menée à une formation fasciste achevée, stabilisée, il prend acte d’une situation politique telle que cette forme fasciste est une forme politique à laquelle l’antifascisme doit pouvoir emprunter certains traits. Car l’urgence s’y prête en effet. Et parce que cette forme, il la pense comme une forme neuve de l’action, capable de victoire : « Nous devons envisager la forme de lutte politique (…) exactement de la même façon que nous envisageons la notion de parti en général, sachant bien que le parti est un mode d’organisation qui peut être assumé aussi bien par les droites que par les gauches ou le centre. »6 Maintenant, afin de comprendre comment se constitue cette autorité intraitable, faisons un détour plus méticuleux sur un article ultérieur de Bataille : « La Structure psychologique du fascisme »7. Cet article est paru en novembre 1933, dans la revue La Critique sociale, dirigée par Boris Souvarine et Colette Peignot – dite Laure. À partir de cette lecture, il s’agira pour nous de saisir la dimension théorique de sa proposition stratégique.
Dans cet article, Bataille décrit la société bourgeoise comme une société homogène8, qui a pour base la production. Sa commune mesure n’est autre que l’argent. En elle, chaque homme est une fonction : ce faisant, chaque homme cesse d’être une existence pour soi. Tout élément inutile est exclu de cette partie homogène de la société et bascule dans l’hétérogénéité. Ainsi, l’homogénéité sociale dépend de l’homogénéité du système productif. Cependant, en temps de crise du système productif, Bataille observe une dissociation tendancielle de l’homogénéité sociale. Elle se délite et, ce faisant, de nouveaux éléments se voient contraints de s’associer avec des forces hétérogènes déjà composées. L’hétérogénéité est un champ de forces et d’attractions structuré par un dualisme fondamental et trois grandes formes pouvant donner naissance à trois types de pouvoirs. En situation de délitement de la société homogène, nous l’avons vu, des bourgeois et petits-bourgeois, rejetés de leurs fonctions, basculent du côté de l’hétérogène. S’ils rejoignent ainsi la masse de ceux qui n’ont jamais été intégrés à l’homogénéité, c’est par la partie supérieure active qu’ils sont attirés. Là où la conscience de soi comme noble agit. Elle est l’inverse de la forme basse, que Bataille décrit comme passive et où la conscience de soi est celle du déchet. Si la partie supérieure est action et force brutale, la partie inférieure est passive et reste, c’est-à-dire ce qui demeure toujours en reste des opérations de divisions opérées par la partie haute de l’hétérogénéité. La partie inférieure ne se compose que d’une seule forme, la forme misérable. C’est dans la partie haute que l’on trouve la forme impérative de l’existence hétérogène, capable de donner naissance à trois types de pouvoir : le pouvoir militaire, le pouvoir religieux et, enfin, le pouvoir fasciste que Bataille décrit comme forme souveraine de l’hétérogénéité. Sans rentrer ici dans le détail, et pour aller directement à l’enjeu de notre texte, il importe de saisir que cette forme souveraine qu’est le fascisme est la seule véritablement capable de recomposer à la fois l’hétérogène et l’homogène, et qu’elle emprunte ses forces aux deux autres pouvoirs qui, eux, restent limités à une recomposition de l’homogénéité à l’intérieur de l’hétérogène. Le fascisme, c’est cette forme neuve du pouvoir dans l’histoire, à la fois religieux et militaire, capable d’entraîner avec lui des éléments de la forme basse et d’ainsi la laisser sans reste.
Le pouvoir militaire confie à un maître la polarisation de l’énergie collective. Dès lors, la formation tendancielle d’une unité due à un chef, se rabat sur une forme d’existence homogène, qui dans le même temps confère à son chef une existence hétérogène, étant donné que celui-ci, en surplomb – être pur, indivisible et non asservi -, s’excepte. Une homogénéité se recompose par la négation de ses propres éléments. L’abject, le crime, devient sous l’uniforme, la gloire : « La masse passe d’une existence affalée et veule à un ordre géométrique épuré, de l’état amorphe à la rigidité agressive. Cette masse niée, en réalité, a cessé d’être elle-même pour devenir affectivement la chose du chef et comme une partie du chef lui-même »9. Dans le pouvoir religieux, le souverain est considéré comme l’émanation de la nature divine. Mais, Dieu n’étant qu’une existence fictive, il revient à l’idée de réaliser ce pouvoir divin, ce qui implique « la révélation d’une hétérogénéité relative de l’Idée »10. De ce que nous venons d’exposer, sur ces deux types de pouvoirs, retenons ceci : la souveraineté fasciste fait du chef militaire le chef de la nation, et du mythe l’idée à réaliser dans la nation.
C’est dans les toutes dernières pages de son article que Bataille ajoute une forme autre de l’hétérogénéité, sans qu’il soit en mesure d’en préciser son mode d’attraction et la manière dont elle peut donner naissance à un nouveau pouvoir. Cette forme, il la nomme subversive. Elle consiste à faire de ce qui est haut, le bas, et de ce qui est bas, le haut. Cette capacité d’inversion, Bataille la pose au début de son texte comme un caractère propre de l’hétérogénéité : « La réalité hétérogène est celle de la force et du choc. Elle se présente comme une charge, comme une valeur, passant d’un objet à l’autre d’une façon plus ou moins arbitraire, à peu près comme si le changement avait lieu non dans le monde des objets, mais seulement dans les jugements du sujet. »11 C’est sur cette force d’inversion que Bataille veut agir à travers Contre-attaque : c’est le fond de sa dimension stratégique pour constituer une violence impérative. Il s’agit, pour lui, d’inverser les pôles d’attractions au sein de l’hétérogénéité. Dès lors, nous pouvons lire autrement les termes qu’il emploie dans son tract Vers la révolution réelle : « fripouilles désemparée » et « déchet » désignent les capitalistes, auxquels il oppose la « toute-puissance divine ».
Dans la « Structure psychologique du fascisme », toute la proposition théorique de Bataille est fondée sur la conscience de soi. La conscience qu’ont d’eux-mêmes les éléments de l’hétérogène. Seule la conscience de soi, comme toute-puissante, glorieuse, peut agir et constituer un pôle d’attraction capable de donner naissance à une forme organique semblable à la forme organique fasciste. C’est à une inversion des affects que Bataille travaille, et c’est avec cette inversion qu’il s’adresse, dans ses tracts pour Contre-Attaque, aux masses des insurgés du 6 et 12 février 1934, aux insurgés du 14 juillet 1935 et du 18 février 1936.
À ce stade de notre exposé, nous avons dégagé ceci :
- La mise au jour par Bataille d’une forme organique nouvelle – le fascisme -, qui a pour fonction de constituer une autorité, et non pas de la détruire. Une forme de lutte adaptée aux problèmes des démocraties libérales.
- Le fascisme comme forme organique se constitue dans les dynamiques internes à l’hétérogénéité. Il est ce qui donne naissance à un pouvoir souverain, lequel emprunte ses caractères au pouvoir militaire et mythique.
- Si cette forme est de droite, si elle est mortifère, c’est parce qu’elle constitue sa violence impérative à partir des éléments supérieurs de l’hétérogénéité, qui sont conscience de soi glorieuse.
- La forme subversive en tant qu’elle modifie, par l’inversion, les jugements des sujets quant aux objets, cherche à faire du déchet, du misérable, de l’improductif, le glorieux, le tout-puissant, le maître et du glorieux, du tout-puissant, le déchet et la fripouille.
Quelles conséquences politiques pouvons-nous tirer de cette proposition stratégique proposée par Bataille ? Rapportons-nous à la préface de Michel Surya – écrite à l’occasion de la réédition des numéros de Contre-Attaque -, « L’offensive révolutionnaire ou la mort ». Ce que Bataille propose, nous dit Surya, c’est un mouvement de masse qui soit en capacité de capter l’aspiration fondamentale des hommes, à savoir l’exaltation et le fanatisme. Et Surya pour dire : « Ce qui revient certes à créditer le fascisme d’une vertu au moins, peut-être d’une vertu de trop. »12 Mais, Surya poursuit la pensée de Bataille, refusant de s’arrêter à ce trop. Si Hegel « nous enseigne (…) que ce sont les maîtres qui sont des esclaves (les esclaves du capital), renversement par lequel les esclaves sont, de fait, des maîtres (sont appelés à le devenir) (…), Bataille parie (…) sur l’esclavagisation classiste de la bourgeoisie (…) le capital aliénerait les capitalistes avant – autant sinon davantage qu’il n’aliène les ouvriers. »13 Ainsi, pour Bataille : « le temps est venu de nous conduire tous en maîtres et de détruire physiquement les esclaves du capitalisme. » Si donc, le chef fasciste exerce sa toute-puissance sur son groupe – dont il est le maître -, la proposition de Bataille est toute autre. Car il appelle tous les misérables à se conduire comme des maîtres, à devenir souverains. Nous l’avons vu, la souveraineté de type fasciste confère à un seul la polarisation de l’énergie collective. La direction de la violence impérative – scellée par le maître – est la pureté, laquelle implique une exclusion des formes hétérogènes misérables. Cette violence prend la forme sadique, laquelle se manifeste par une passion destructrice dirigée contre les classes misérables. La proposition de Bataille diffère en cela que maître il s’agit de tous le devenir. L’autorité de tous, non contre les hommes, mais contre le capital lui-même en tant qu’il asservit, en tant qu’il fait des êtres des fonctions, en tant qu’il est le maître de la société homogène. Ce renversement hégélien, qui fait du maître l’esclave, et ce second renversement bataillien, qui fait des esclaves les maîtres, trouve son actualité stratégique de lutte dans les modifications historiques du capitalisme où le capital prend son autonomie vis-à-vis des hommes eux-mêmes. Une situation exacerbée aujourd’hui, dans une économie financiarisée et gouvernée par les machines.
Cependant, reste à savoir comment le « tous maître » transforme sa violence en discipline rigoureuse. N’est-ce pas là que fait retour l’hégélianisme de Bataille où l’Idée – dont nous avons vu qu’elle a trouvé sa révélation hétérogène dans le pouvoir religieux afin que celui-ci puisse donner naissance à une forme souveraine – joue le rôle d’instance régulatrice ? Cette transformation du mythe en Idée, n’est sans doute pas sans lien avec les matériaux théoriques sur lesquels Bataille constitue sa théorie du fascisme. Matériaux qu’il nous faut maintenant examiner, afin d’identifier les limites de son geste.
Les dernières phrases de la « Structure psychologique du fascisme » sont univoques, en cela qu’elles font de la connaissance une arme. Lisons-les : « Un système de connaissance portant sur les mouvements sociaux d’attraction et de répulsion se présente de la façon la plus dépouillée comme une arme. Au moment où une vaste convulsion oppose, non pas exactement le fascisme au communisme, mais des formes impératives radicales à la profonde subversion qui continue à poursuivre l’émancipation des vies humaines. »14 Parallèlement, nous retrouvons ce langage – où s’associent connaissance et armes – dans le tract que nous étudions : « une analyse approfondie de la nature des mouvements organiques en rapport avec la situation présente en France donne les indications les plus nettes en faveur d’un recours à la force révolutionnaire qu’ils peuvent composer. Nous devons savoir utiliser à la libération des exploités les armes qui avaient été forgées pour les enchaîner davantage. » Il ne s’agira pas pour nous d’étudier le rapport complexe entre théorie et action, mais plutôt d’interroger les types de matériaux mobilisés par Bataille dans sa tentative de fonder, en théorie, une action éclairée.
Ses matériaux ont la particularité de s’enraciner, pour une part, dans une prétention scientifique – c’est-à-dire dans un ordre du discours scientifique, ou dans un discours qui cherche sa validité du côté des sciences de la nature -, pour une autre part, dans un orientalisme vague largement présent dans la pensée dominante dont Bataille hérite. Si la prétention scientifique des travaux de Freud et l’orientalisme de Hegel jouent un rôle non négligeable dans la manière dont Bataille pense la dialectique de l’homogène et de l’hétérogène, c’est avec Durkheim et sa pensée du sacré que Bataille pense les mouvements de cette dialectique. Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie de la connaissance, aura élaboré une science dans un cadre théorique commun à celui de Friedrich Creuzer tout autant qu’à Ernst Cassirer15. Un cadre théorique qui postule qu’en chaque culture se trouve une pulsion symbolique. Un cadre théorique qui aura cherché à définir la religion comme une constante des sociétés humaines, et comme le fruit de cette pulsion symbolique. Une démarche à laquelle Durkheim s’affilie. Dans son ouvrage Au bord des mondes : vers une anthropologie métaphysique, Mohamed Amer Meziane nous rapporte ceci : « une fois l’essence des religions définie comme un système de croyance, il devient possible d’extraire le contenu d’une religion en faisant abstraction de toute inscription concrète dans une forme de vie. »16 D’où, sans doute, le fait que cet article de Bataille – « La Structure psychologique du fascisme » -, appartienne pleinement à la tradition des textes qui prennent pour appui la masse, la foule, qui sont occultations des formes de vies concrètes. Nous y voyons une première limite politique de Bataille. Chez Hegel, ce geste qui consiste à essentialiser la religion le conduit à hiérarchiser les religions en trois temps : religion de la nature, puis religion de l’art, puis religion humaine dite pleinement spirituelle. « Et s’il voit dans le christianisme la religion ultime, c’est parce que l’être humain y aurait atteint la plus claire conscience de lui-même et de sa liberté en représentant Dieu comme un homme. »17 C’est à partir de cette ultime religion qu’il revient à l’Idée de réaliser ce pouvoir divin, et c’est sans doute ce que Bataille cherche dans ce qu’il appelle « la révélation d’une hétérogénéité relative de l’Idée »18. Nous touchons une seconde limite politique de Bataille, celle de s’enraciner dans un hégélianisme qui pense la religion chrétienne comme seule religion capable d’accoucher d’une politique émancipatrice pour l’homme. De ces deux limites, nous ne voulons pas dire que la pensée de Bataille se veut coloniale, mais, avec Mohamed Amer Meziane, nous soutenons que : « la dimension coloniale du savoir n’est jamais réduite de manière simpliste à la perpétuation de la hiérarchie raciale. Elle apparaît davantage comme une manifestation de structures conceptuelles, de manières de penser et donc de concepts qui structurent la façon dont on critique. »19
Bataille tord-t-il le concept de sacré au point de l’arracher du cadre théorique de Durkeim ? Nous en doutons, car Durkheim déploie lui-même une méthode fonctionnaliste, laquelle « tend à expliquer la culture et la religion en déterminant leur fonction sociale supposée dans un système total. Dans cette optique, la religion est conçue comme une modalité par laquelle se réalise une fonction non religieuse ou profane. Elle n’a pas de sens par elle-même mais elle est intégrée dans l’économie d’une structure sociale d’ensemble. »20 La pratique y est donc expliquée par un ensemble de lois.
Ce système de connaissance, décrit par Bataille comme une arme pour l’action, n’échappe pas à une vision fonctionnaliste du sacré et de la religion. C’est dans le cadre d’une théorie générale que Bataille pensera le sacré. Économie générale qu’il décrira dans son essai La part maudite, où le sacré y est – comme dans « La Structure psychologique du fascisme » – une fonction dans une structure sociale d’ensemble. Si l’action entretient, il est vrai, un rapport à la théorie, fonder l’action sur la théorie comme le veut Bataille sans que ne soit mis en discussion le cadre théorique qui la fonde et serve ainsi de surplomb aux masses nous ramène à cette phrase de Michel Surya qui, au sujet de Contre-Attaque, nous rappelle : « on est là d’abord quoique l’ambition en soit pourtant politique, entre intellectuels. »21 Ce qui ne fait de l’arme en définitive rien d’autre – mais est-ce si peu – qu’une arme intellectuelle.
1 MARMANDE Francis, Georges Bataille politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, 287p.
2 BATAILLE Georges, Le bleu du ciel, Paris, Pauvert, 1957, 215p.
3 SURYA Michel, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 2012, p. 253
4 ibid.
5 Bataille Georges, BRETON André, Contre-Attaque. Union de lutte des intellectuels révolutionnaires. 1935-1936, Paris, Ypsilon, 2013, p. 55
6 ibid, p. 66, 67.
7 BATAILLE Georges, « La Structure psychologique du fascisme », Paris, Lignes, 2009, 84p.
8 Sur ces premiers mots de « La Structure psychologique du fascisme » qui concernent l’homogène, nous relevons dans la postface cette remarque de Michel Surya : « Bataille commence donc par désigner le monde homogène. C’est en soi un indice du changement qui a déjà eu lieu et qu’il n’est pas le dernier à avoir gagné. Auparavant, il se serait contenté de parler de l’hétérogène (…), le seul à l’intéresser en réalité – le seul à alimenter la promesse d’un renversement inconditionné. Ce n’est pas le cas ici. » p. 70.
9 ibid, p. 40. Aussi, ce passage, qui n’est pas sans nous rappeler la fin du Bleu du ciel : « Une troupe au garde-à-vous est en quelque sorte absorbée dans l’existence du commandement et, ainsi absorbée dans la négation de soi-même. Le garde-à-vous peut être considéré analogiquement comme un mouvement tropique (une sorte de géotropisme négatif) élevant, non seulement le chef mais l’ensemble des hommes qui répondent à son ordre, à la forme régulière (géométriquement) de la souveraineté impérative. »
10 ibid, p. 45.
11 ibid, p. 21.
12 Bataille Georges, BRETON André, Contre-Attaque. Union de lutte des intellectuels révolutionnaires. 1935-1936, Paris, Ypsilon, 2013, p. 9
13 ibid, p. 11
14 BATAILLE Georges, « La Structure psychologique du fascisme », Paris, Lignes, 2009, p. 60
15 Nous relevons ces mots, tirés de « La Structure psychologique du fascisme » : « Dans la réalité hétérogène, les symboles chargés de valeur affective ont ainsi la même importance que les éléments fondamentaux et la partie peut avoir la même valeur que le tout. Il est facile de constater que – la structure de la connaissance d’une réalité homogène étant celle de la science – celle d’une réalité hétérogène en tant que telle se retrouve dans la pensée mystique des primitifs et dans les représentations du rêve : elle est identique à la structure de l’inconscient ». À quoi, en note, le lecteur est renvoyé aux Mythische Denken de Ernst Cassirer.
16 AMER MEZIANE Mohamed, Au bord des mondes : vers une anthropologie métaphysique, Paris, Vues de l’esprit, 2023, p. 96
17 ibid, p. 97
18Cité plus haut. BATAILLE Georges, « La Structure psychologique du fascisme », Paris, Lignes, 2009, p. 45
19 ibid, p. 91
20 ibid, p. 92
21 Bataille Georges, BRETON André, Contre-Attaque. Union de lutte des intellectuels révolutionnaires. 1935-1936, Paris, Ypsilon, 2013, p. 11