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Batraciens l’après midi, Bernardo Montet

Nous poursuivons un dialogue avec Bernardo Montet autour de son parcours de création en tant que chorégraphe. Nous reparlons aussi du projet artistique qu’il défend pour le Centre Chorégraphique National de Tours.
Automne 2006, il présentait Les Batraciens s’en vont lors du festival « Transchorégraphique » qu’il a initié la même année. Automne 2007, il a présenté le deuxième pan d’un triptyque, solo, Batracien, l’après-midi dans un « Transchorégraphique » questionnant la danse contemporaine dans son rapport intime au politique : « Danse d’existence, Danse de résistance ». Une danse capable de transmettre un « état de conscience » au monde, une danse vigilante pour prendre soin ou éprouver la communauté de l’espèce humaine. Mais aussi une danse de révolte face à ce que Pasolini appelait le « fascisme mou », et une danse pour entrer en résistance, pour vivre et non plus survivre.
De Batracien, l’après-midi, en passant par « Veiller par le geste » en mars 2007 jusqu’aux ateliers de danse pour femmes, Bernardo Montet et l’équipe du CCNT ont ouvert un chantier où chorégraphes, musiciens, poètes, plasticiens, cinéastes et le public sont invités à participer au-delà de leurs confinements social et de leurs engagements quotidien, à l’élaboration d’une présence dans la cité inquiète et inquiétante.

Batraciens l’après midi, Bernardo Montet

« Pas un homme. Pas un saint
Pas un monstre.
MAIS  un homme, MAIS un saint, MAIS un monstre.
Et la lubricité du songe. Intacte. »

Il n’y a plus ni arbres, ni roches, ni flûte, ni nymphes, mais une solitude que le désir fracasse. Revers de l’après-midi d’un faune. Il ne reste qu’au danseur : faire danser la danse. Prendre l’étoffe qu’elle a laissée choir, la conquérir, l’envahir et s’y perdre.
Et la douce étoffe que voici : carton rectangulaire sonorisé au centre du plateau
La pièce : mettre en présence « une communauté de descendance », la main cherche l’étrange chemin que fait l’air dans nos poumons, la main chemine sur le thorax, couvre le visage, le corps est allongé.

Une nuit épaisse, fendue par une tâche de lumière rouge, perturbée par la lumière qui nous rend visible la peau lézardé, guenille de nos identités indécises et monstrueuses. [c’est avec le secret de l’art, que Rose-Marie Melka habille le danseur d’un costume qui touche à la nudité]

Qu’est-ce que la jambe sans le pied ? Qu’est-ce que le pied sans l’orteil ? Ce qui touche au plus bas et relève et redresse, laissant la main s’échapper. Ce pied, point de contact des énergies, racine qui abreuve l’arbre, patte antérieur aux doigts palmés. La danse de ce pied, de cette jambe, de ce torse, de ce corps, c’est l’instant où le sol est désolidarisé de ce qui le parcourt, où la charge du corps retombe, s’enfonce dans la boue lâche et fraîche, où la terre propose tout un limon à traverser. La main s’y engouffre, excave nos multiples visages, notre tronc en cône, des calcanéum, crâne combinant face inférieure raccourcie et face supérieure projetée en avant de la capsule cérébrale, et nous regardons notre coccyx et notre sacrum aux vertèbres soudées. Ainsi les mains au sol, le bassin en l’air, les jambes dressées de la terre au bassin se lient avec les fantômes invisibles et imprévus de nos descendances muettes. Les premiers gestes sont les derniers gestes, et cette  présence, est l’absence et l’oubli des anciens sursauts de la chair. Le geste et la danse de Bernardo Montet traversent un million d’années de gestes et danse avec le batracien dont personne n’a voulu comme précédent visage. La danse rend le sol mouvant et recompose les racines de l’arbre en rhizomes du Tout-monde, égraine ses solitudes, fend de la main nos avenirs obstrués pour nous restituer le désir des récits. Avec le pied, Bernardo Montet fait des appendices articulés relié par une fine couche de peau. Tout commence par un tremblement du corps qui fait trembler notre regard pour nous jeter dans le flou des contours humains. Le dos courbe l’échine pour saisir sa proie, faisant onduler notre précieuse colonne vertébrale et la désossant de sa très haute orthodoxie. Chaque geste porte une métamorphose à peine perceptible, mais dont le bruissement et l’agitation nous plongent dans les recoins secrets des cellules du vivant.

Et la tête des bêtes et la tête des hommes, et la tête des bêtes à qui l’on prête un trait achevé et la tête des hommes raturée de toute part et cherchant son visage à venir, tête d’homme qui s’achève dans la bête pour la libérer de son tracé, partageant enfin les devenirs.

Et pour appeler ces devenirs le danseur désorganise les phrases corporelles,  reprend les indices de la transe, et laboure en cercle le plateau, jusqu’à, trouver désordre où se faire déloger, jusqu’à, le geste du père et le geste de la mère, le geste des pairs, reçu et ex-primé, jusqu’à, plus un geste mais le geste, plus de danse mais la danse, jusqu’à plus souffle mais foie dansant, jusqu’à plus bouche mais orifice sauvage, et laboure en cercle le plateau jusqu’à plus d’espace mais du temps, et laboure en cercle le plateau jusqu’à rendre corps au corps, jusqu’à entendre danse de paysans et danse d’esclaves, jusqu’à danseuse étoile et prostituée en coulisse, jusqu’à cramé le tulle et les rideaux.

Bernardo Montet invente l’origine de la danse, et lui donne pour musique les ondes sismiques, les sonorités de la terre, qui archivent le passage des vivants. Les vivants impressionnent l’antre de la terre – comme un mur, à Hiroshima, a gardé l’empreinte d’une ombre humaine. Et cela nous est rendu perceptible par la création sonore de Lorella Abenavoli.

Il parvient à cet endroit précis qui est le rectangle sonorisé et rouge, il y parvient avec la mémoire de la terre, avec la force de la grenouille, avec la rage du faune. Et il s’y allonge avec la fragilité de l’homme. Sa tête heurte le carton, un souffle, une articulation secrète, une langue qui vient d’ailleurs et se répand imperceptible, et s’en va à son tour trouver empreinte dans la roche profonde.

L’écho qui lui revient, le modifie encore… encore
Toute cette traversée s’est faite dans une verticalité précaire. Maintenant, il est dressé sur le carton, et tout reflux de lui à nous de lui à la terre de la terre à son gros orteil, tout passe par ce corps dansant mais aussi, ce corps qui se fragmente, se morcelle sous la poussée de diverses présences, jusqu’à lors inaperçues.. Le corps convulsé reçoit la visite des autres, différents visages surgissent et nous regardent. L’écharpe devenu tapis, carton rectangulaire, est une véritable matrice hallucinatoire.

« Pas un homme. Pas un saint. Pas un monstre.
MAIS un homme, MAIS un saint, MAIS un monstre.
Et la lubricité du songe. Intacte. »
Agnès Rouzier, Non rien.

Amandine André